74. Sanctions

Elle était restée sans voix. Quand Benoit, l'étudiant officiant en tant que pion le midi à la cantine, était arrivé en courant dans son bureau pour la prévenir du chahut dans le réfectoire, elle s'attendait à tout sauf à ça.

Au loin, elle avait juste capté la fin d'un certain échange salivaire, avant de voir les jeunes garçons en venir aux mains. Surtout, elle avait perçu le raffut incroyable que cela avait causé. Même si elle avait bien conscience qu'Adrien n'était pas blanc comme neige, il y avait une autre urgence à régler en priorité. Malgré ses avertissements, Aaron et Kilian avaient dépassé les limites. La surveillante ne les engueula pas. Elle passa directement à l'étape suivante, à savoir la convocation des parents. Et ce à effet immédiat.

Hasard du calendrier, les pères des deux garnements étaient tous les deux présents dans la région ce jour-là, et même plutôt disponibles. Les deux hommes s'étaient retrouvés sur le même parcours de golf. Tous les deux détestaient ça, mais avaient-ils le choix ? Leurs fonctions respectives leur imposaient cette vaste hypocrisie.

Assis l'un à côté de l'autre, les deux adolescents se tenaient par la main. Kilian baissait la tête tandis qu'Aaron relevait la sienne. Le jeune blondinet s'était refermé sur lui-même, même s'il ne regrettait rien de ce qu'ils venaient de faire. Si punition il devait y avoir, il s'en foutait, tant que son camarade était à ses côtés. Le brunet, lui, avait l'air fier. Rien n'est plus agréable que de se battre pour ses convictions, surtout quand elles portent le nom d'amour.

Les deux pères écoutaient le rapport de la surveillante générale. Si Gérard semblait prendre la chose avec indifférence, François, lui, passa par toutes les couleurs avant de se stabiliser au rouge de la colère.

« Voyez-vous, messieurs, vos très chers enfants trouvent amusant de s'embrasser en public dans le réfectoire. Et le pire, c'est qu'il y a récidive, ce qui est inacceptable. Je n'ai strictement rien contre le fait qu'ils sortent ensemble, on va dire que c'est une mode générationnelle, mais dans mon collège, je ne tolérerai aucun trouble de l'ordre et encore moins la moindre provocation. Le conseil de discipline se réunira la semaine prochaine, et je ne vous cache pas que ces deux jeunes hommes risquent l'exclusion, au moins temporaire. La cantine n'est pas un lieu où l'on monte sur les tables pour se rouler des pelles à la vue de tous. Je suis furieuse et c'est pour cette raison que je vous ai demandé de venir les chercher cette après-midi ! Afin que vous compreniez bien la gravité de ce qu'il s'est passé ! »

Kilian s'était longtemps demandé comment, un jour, il pourrait bien faire son « coming-out » auprès de son père à l'état civil. Même s'ils n'étaient pas liés par le sang, ce dernier gardait toute l'autorité parentale. Grâce à Madame Stricker, la question ne se posait plus. Mais à la vue de la tête de l'homme d'affaires, le jouvenceau se rendit compte que ce qu'il avait tant redouté était bien réel. François n'était pas du tout prêt à encaisser une telle nouvelle concernant son rejeton et encore moins à accepter ce qui à ses yeux était une sexualité déviante. Pour preuve, il ne desserra pas les dents de tout l'exposé, se contentant de grimacer de rage à chaque nouveau détail, le regard plein de dégout dès qu'il croisait les yeux verts de l'adolescent.

« J'espère que vous saurez, messieurs, prendre les mesures adéquates pour que ce genre d'incident ne se reproduise plus jamais ! »

La réaction de Gérard, le père du jeune brun ne se fit pas attendre.

« Oui madame, nous ferons le nécessaire de notre côté, et je pense que le père de Kilian aussi. »

Puis s'adressant aux deux jeunes garçons :

« Aaron, tu me fais particulièrement honte. Si j'avais su que votre relation était de cette teneur, j'aurais fortement hésité avant d'accepter ton camarade dans notre chalet pendant les vacances. En me cachant la vérité, tu as trahi ma confiance. Je t'interdis formellement de revoir Kilian jusqu'à nouvel ordre, tu m'entends ? »

Le blondinet frémit. C'était injuste, il n'avait pas le droit de faire cela. C'était leur histoire à eux et leurs parents n'avaient strictement aucune raison de s'en mêler. En regardant son amoureux, il chercha une lueur de réconfort dans les yeux sombres de ce dernier. Il y trouva des étincelles. Aaron se leva, toujours fermement tenu par le bras par son petit copain. L'index pointé vers les adultes présents, il éclaircit sa voix et plaida sa cause de la manière la plus noble possible.

« Venant d'un libertin, ce genre de remarque me fait doucement sourire. Tu peux bomber le torse, papa, mais ça fait bien longtemps que tu ne m'impressionnes plus. Et vous, monsieur le père de Kilian, vous pouvez vous mettre en colère, ça ne changera rien à la vérité. Vous avez rendu votre fils malheureux là où moi, je lui ai apporté bonheur et réconfort. C'est votre bêtise et votre méchanceté qui l'ont jeté dans mes bras. Ça vous dégoute que votre fils soit gay ? C'est votre faute ! »

Cette provocation était de trop pour François. Sans réfléchir, il s'était levé, avait dressé sa main droite et l'avait laissée s'écraser sur le visage blanc et doux du jeune adolescent. Un sourire narquois aux lèvres et se moquant bien de la douleur, Aaron répondit :

« Comme l'a dit Victor Hugo, « La liberté d'aimer n'est pas moins sacrée que la liberté de penser. » Vous pouvez m'empêcher de le voir, ça c'est vrai. Mais vous ne pourrez jamais m'empêcher de l'aimer. »

Surpris par la scène, Gérard n'osa même pas voler au secours de sa progéniture malgré le coup que ce dernier venait de recevoir. L'insolence de son fils méritait bien qu'il soit remis à sa place. Tout juste le prit-il par la manche et le tira-t-il fermement en dehors du bureau. Sans un mot, François fit de même avec Kilian. Dans la voiture, l'ambiance fut des plus frigorifiques depuis la fin de l'ère glaciaire. À la maison, Cédric était déjà là. Voyant son père, dès son arrivée, monter dans la chambre de son jeune frère et jeter les affaires de ce dernier dans un sac, il s'écria :

« Attends, c'est quoi le bordel là ? Il s'est passé quoi ? Pourquoi tu fais son sac ? »

François posa directement son index sur la poitrine du lycéen. Les yeux injectés de sang, il beugla dans une rage infinie :

« Ce gamin n'est pas mon fils. Il ne l'a jamais été et aujourd'hui, j'en ai eu la preuve. Ton frère est une petite pédale, voilà la vérité, et je ne veux pas de ça sous mon toit. J'ai été bien gentil d'élever ce petit bâtard et de payer pour lui pendant quatorze ans et demi. Mais maintenant, c'est terminé. Qu'il aille au diable, je le rends à sa mère, je ne veux plus le voir. »

La violence des mots transperça Kilian de toutes parts. Effondré contre le mur du couloir, il gémit de douleur. Les mains brulantes contre le sol, il sentit ses glandes lacrymales exploser et les larmes inonder son visage. Rien n'aurait pu lui faire plus mal à ce moment-là que la bêtise méchante et hargneuse de celui qu'il n'arrivait pas à détester. Surtout, l'idée de finir chez sa génitrice lui glaçait le sang, ce qui contrastait avec la fièvre que son organisme développait en réaction à ces perturbations irréelles.

Les yeux humides, Cédric se blottit à ses côtés et l'enlaça d'une manière ferme et réconfortante. Lui passant la main dans les cheveux, il lui murmura :

«Calme-toi Kili, je t'en supplie, calme-toi ! Il ne sait pas ce qu'il fait ni ce qu'il dit, il est en train de péter un câble. Je suis désolé qu'il ait appris pour toi et Aaron, mais je te promets, je ferai tout ce que je peux pour que vous puissiez être ensemble tous les deux. Ça va s'arranger, laisse-moi faire. »

Le bel adolescent à l'esprit brisé ne répondit pas. Il avait entendu les paroles réconfortantes de son frère, mais à l'instant présent, il ne désirait qu'une seule chose, serrer sa petite panthère contre lui, sans comprendre pourquoi on le lui refusait.

Lui et son sac furent jetés dehors par François, sans autre forme de procès. Cédric agrippa son cadet par le bras pour l'aider à marcher. Timidement, le pauvre adonis demanda :

« Tu m'emmènes où Ced ? Pas chez maman, s'il te plait, pas chez elle ! Je suis capable de faire une grosse connerie si je la vois ! »

« Ne t'en fais pas. J'ai téléphoné à Suzanne, on va chez elle. Elle prend le premier train et elle sera là ce soir. Son fiancé va encore faire la gueule, mais en attendant de raisonner ce vieil abruti d'homophobe, elle va s'occuper de toi. Mais ça, je te le jure, je vais le raisonner. Il est tellement bouffé par ses certitudes et ses préjugés qu'il en oublie qui tu es et ce que tu représentes pour lui. »

Le samedi et le dimanche, Kilian les passa enfermé dans la chambre que lui avait prêtée sa tante, refusant presque de se nourrir et ne parlant à personne, pas même à Martin et Yun-ah qui étaient venus lui rendre visite. Il ne put même pas discuter par téléphone, SMS ou internet avec son amoureux. Ce dernier était privé par sa famille de tout appareil connecté, cette dernière voulant s'assurer qu'il ne fréquente plus le jeune blondinet jusqu'à nouvel ordre. Kilian fut mis au courant de cette situation tendue chez la famille Arié par sa grande sœur Judith. Si elle n'aimait pas son frère plus que ça, elle lui reconnaissait tout de même le droit d'aimer ce collégien si charmant, aimable et agréable.

Le soir du dernier jour de la semaine, Suzanne réussit enfin à faire sortir son neveu de la pièce froide dans laquelle il s'était réfugié.

« Kilian, je t'en supplie, ne réagis pas comme ça. Au moins mange quelque chose. Demande-moi ce que tu veux, je te le fais ! »

L'adolescent la regarda les yeux toujours remplis de tristesse. Il répondit :

« Je crois qu'il y a un restaurant vietnamien qui fait des plats à emporter à côté de chez toi. Quand j'étais petit, tu allais souvent nous chercher un bo-bun à moi et Ced, j'en veux bien... Au moins, ça me rappellera une période agréable de ma vie de merde. »

Sans attendre, la tante attrapa son écharpe et son manteau. Dehors, il pleuvait des torrents d'eau, mais ça ne lui faisait pas peur, elle bravait le vent et le froid pour ramener un repas à l'enfant dont elle avait pour l'instant la charge. Après plusieurs minutes de queue, elle put enfin se faire servir et remonta prestement à l'appartement.

La porte était ouverte. Il était vide. Kilian avait disparu.

Courant sous la pluie sans s'arrêter, l'adolescent trempé arriva enfin devant le loft de celui qu'il aimait. Sous la fenêtre de ce dernier, il cria :

« AARON ! »

Quelques secondes plus tard, le jeune brun était dans la cour, serrant fort contre son cœur sa petite chose mouillée aux cheveux dorés :

« Putain, Kilian, tu fous quoi ici ? T'es taré ! Tant que le conseil de discipline n'est pas passé, c'est tendu de se voir. Mais je te jure, on va gagner, je les laisserai pas nous séparer, je te le promets. Rentre chez ta tante maintenant, si on se fait choper, ça va encore nous retomber dessus ! »

L'adolescent innocent n'écoutait pas. Glacé jusqu'aux os, il apposa ses lèvres sur celles de son camarade. Puis, alors qu'il tenait fermement les joues de sa petite corneille avec ses mains, que ses larmes se mélangeaient à la pluie et que sa figure était déformée par la fatigue et la peine, il baragouina :

« Mais... Ch't'aime moi ! »

Aaron s'étouffa presque devant autant de candeur et de douceur. Serrant fortement son petit trésor contre lui, il répondit :

« Ok, dans ce cas, tu me laisses deux minutes. Je vais chercher des provisions et des fringues. Je ne les laisserai jamais poser la main sur toi. Je ne sais pas où ça va nous mener ni combien de temps ça va durer, mais il est temps qu'on se fasse entendre. On fugue. »

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