72. Définition d'un connard

Bien fait pour leurs gueules, à ces deux petites tapettes. Je les déteste, comme je hais le monde entier.

Je voudrais vous y voir, vous croyez qu'elle est belle ma vie ? Que je me lève tous les matins dans un champ de blé avec des pétales de rose sous l'oreiller ? Non, j'ai une vie de merde, sans doute aussi merdique que la vôtre. Est-ce ça qui me rend aussi aigri ? Je ne sais pas, c'est un ensemble de choses, je crois.

Je suis né i peine plus de quinze ans. Je suis l'ainé de ma famille. J'ai un petit frère complètement débile et une petite peste qui me sert de sœur, l'incarnation même de la chiantise. Mes parents ? Deux gros cons réacs qui s'aiment autant qu'ils détestent le reste du genre humain.

Mon père a fait des études brillantes, donc je suis obligé de faire comme lui. Non pas que je le souhaite, c'est juste une question d'honneur. Si je ne ramène pas de bonnes notes, il ne va pas se fâcher, c'est un faible. Mais moi, ça me fout le seum. Je suis né pour briller et pour montrer au monde ma vraie valeur.

Dans les repas de famille, c'est toujours la même chose. Tous les dimanches, on finit chez mon grand-père. Il est vieux, il a fait la guerre. Pas la grande hein, même s'il aurait bien voulu s'engager sous la bannière de la France, la vraie, celle qui pète la gueule aux moins que rien et qui respectait l'autorité du maréchal. Non, lui, il en a fait une autre. Enfin, si vous lui parlez de guerre, il vous répondra toujours l'air méchant que c'était de simples évènements dans une colonie et qu'on a été trahis par le général. Pas commode mon papy. Pour lui, ce dont aurait besoin la nation, c'est qu'on foute tous ces rebuts de la société dans des camps, à commencer par ces bicots, ces niakoués et aussi ces putains de tantouzes qui pervertissent notre beau pays. Il est comme ça pépé, brut de décoffrage. Avec lui au pouvoir, les choses fileraient droit. Le retour de l'ordre et de la morale, c'est son trip. Et autour de la table, toute la famille l'écoute et applaudit.

Ils sont cons dans ma famille hein ? Même pas foutus de réfléchir par eux-même. Tous plus bêtes, racistes et homophobes les uns que les autres. Et moi, Adrien, je vaux pas mieux. J'me dégoute même.

Je suis intelligent bordel, et cultivé en plus. Je sais que c'est stupide, que la vie, la vraie, elle est plus compliquée que ce qu'on voit à la télé. Mais je suis de ce sang-là et je partage un certain nombre de thèses avec mes oncles et cousins.

Parce qu'au-delà des noirs, des arabes, des juifs et des homosexuels, c'est l'homme en lui-même que je déteste. Je suis misanthrope, mais je connaissais le mot avant de lire du Molière. Je déteste le monde entier, moi inclus, mais comme on tape pas sur ses proches, je suis sagement le mouvement.

Pourquoi je suis comme ça ? À cause d'une de mes cousines. Enfin non, pas à cause d'elle, mais à cause de ce qu'on lui a fait. J'avais dix ans, j'étais amoureux d'elle qui en avait seize. Un jour, je devais allez jouer chez elle, ou plutôt, elle devait me garder. J'étais aux anges. Elle m'attendait dans sa chambre. Elle dormait paisiblement, on aurait dit un ange. Ses mèches brunes tombaient sur ses joues blanches. J'étais fou d'elle, elle était magnifique. Ce ne fut qu'après avoir passé ma main sur son front anormalement froid que j'ai remarqué la cordelette accrochée au sommier qui faisait le tour de son cou. Sur la table, une lettre où elle indiquait sa haine envers le monde en général et envers le garçon qu'elle aimait en particulier, un pauvre type qui en avait choisi une autre, ou plutôt un autre. Ce garçon était un prétexte à des choses plus graves, mais j'étais trop jeune pour m'en rendre compte.

Ignoble hein ? Après avoir dégueulé mon dernier repas, je me suis juré ce jour-là de la venger. Si elle n'avait pas pu être heureuse, alors personne dans mon entourage ne le serait. Mais pour arriver à ses fins quand on est musclé comme une crevette, il n'y a pas trente-six mille solutions. Si les muscles ne peuvent pas parler, alors il faut se servir du cerveau. Mon truc à moi, c'est la manipulation. J'ai décidé que je régnerais sur ma classe. Ne pourraient être heureux que ceux qui me voueraient allégeance. Et les autres serviraient de souffre-douleur à mes sujets. Un nouvel ordre moral et juste. L'intelligence au service de ma réussite.

Très rapidement, les plus idiots me rejoignirent, comme cet imbécile de Victor. Je le méprise à un point inimaginable. Il n'est pas seulement stupide, il est carrément demeuré. Mais au moins, il a des bras, il sait s'en servir et qu'est-ce qu'il est con et obéissant. Quand je l'ai trouvé, c'était un chien enragé. J'en ai fait un gentil toutou à son pépère. Il aboie sur commande et mord tous ceux que je lui indique.

Derrière, j'ai mis sous ma domination Matthieu, le beau mec de la classe. Ouais il est pédé, même s'il ne l'a jamais avoué. Déjà en sixième, il était ultra chochotte, et ses t-shirts de tapette, mon dieu, comment les autres ont fait pour ne jamais rien capter ? Mais le mec, une vraie caricature... Au début, j'ai eu envie de le buter, ou au moins lui faire du mal. Il était de la même espèce que celui qui avait brisé le cœur de ma cousine. Mais voyant son succès auprès de la gent féminine, composée d'une bande de connes hautement manipulables, j'ai préféré en faire un de mes pions. Je l'ai poussé à se présenter à l'élection de délégués et j'ai manœuvré en coulisse pour son élection. Une fois qu'il m'était redevable, le tour était joué. À travers lui, j'avais la mainmise sur tous les autres. Et puis, quelques sous-entendus bien placés m'ont permis de lui faire comprendre qu'il avait tout intérêt à se soumettre à mes désirs pour ne pas avoir de problème.

Quand en quatrième, Matthys est arrivé, ce fut un don du ciel. Timide, réservé, pas social pour un sou, c'était la victime idéale. En le faisant martyriser par les autres, j'ai mouillé tout le monde. Tous sont devenus complices, ne serait-ce que par leur silence approbateur. Du coup, plus rien ne s'opposait à moi et à mon règne. Il ne me restait plus qu'à obtenir la seule chose qu'il me manquait et qui me résistait. Kilian.

Ce mec, il a les mêmes yeux que ma cousine, le même sourire et les mêmes fossettes au creux des joues. La version masculine de mon grand amour. Son regard a failli me rendre fou, mais j'étais bien trop fier pour m'en faire un ami. Je n'ai aucun ami, je n'ai pas besoin d'amis, je déteste tout le monde. Alors j'ai voulu le soumettre à mes désirs, mais sa candeur insupportable le protégeait. Il a toujours été tellement adorable que personne n'a jamais voulu s'en prendre à lui. Même cet abruti de Victor refusait d'abimer un visage si mignon. Il faut bien avouer qu'avec son rouquemoute un peu sanguin et surtout sa coréenne surdouée, il était plutôt bien protégé. Ce trio, c'était mon pire cauchemar, je n'ai jamais réussi à le dominer. Cette peste de Yun-ah a toujours réussi à avoir une meilleure moyenne que moi, ce qui la rendait intouchable. Malgré des heures à bosser le soir dans ma piaule, je n'ai jamais réussi à dépasser son génie. On peut dire que ça m'a frustré, et pas qu'un peu. Mais au moins, on était arrivés à une sorte de statu quo. Je lui laissais le blondinet et le rouquin et elle, elle me foutait la paix. Le reste de la classe était à moi, c'était déjà pas mal.

Mais c'était Kilian que je voulais, moi. Je souhaitais qu'il m'apprécie, qu'il me regarde, qu'il me trouve classe et qu'il m'admire. Il n'en était rien, à tel point que je me suis mis à le détester. Enfin, pas le détester lui, mais juste ce qu'il représentait. S'il ne pouvait pas être mien, alors je le détruirais afin qu'il ne soit à personne. C'est dans cet état d'esprit que j'ai commencé mon année de troisième.

C'est à ce moment-là « qu'il » est arrivé. Aaron, ce foutu Aaron. Mon Némésis, la pire chose qui me soit arrivée. Tout de suite je l'ai vu, son putain de regard qui dévorait ma cible, mon Kilian, et surtout l'effet qu'il lui faisait. J'ai bouilli à l'intérieur. Comment quelqu'un osait venir chasser sur mes plates-bandes, dans mon domaine, sur mon territoire ?

Au tout début, j'ai cru à un simple grain de sable dans ma chaussure. Gênant plus qu'autre chose. Mais dès son discours de présentation, j'ai compris ce qu'il valait. Vous savez à quoi on reconnait un type intelligent ? Un mec vraiment au-dessus de la moyenne ne se croit pas forcément le plus doué, car il est capable d'analyser et de jauger le potentiel intellectuel des autres et sait donc quand il est face à quelqu'un de brillant. Bref, n'étant pas un abruti, j'ai tout de suite remarqué qu'il me dépassait sur plusieurs points, et j'en ai eu la confirmation dès la semaine suivante, quand on a reçu nos premières copies. Il m'avait explosé sans la moindre peine. Et avant même que je n'aie le temps de m'en rendre compte, il m'avait piqué un de mes jouets préférés, ce pauvre Matthys.

Ma petite victime était passée sous sa protection et tout mon château de cartes se cassait la gueule. Surtout, c'était une déclaration de guerre de sa part. Il partait à la conquête de la classe et ne s'arrêterait pas avant qu'on ne m'ait coupé la tête. Alors en bon stratège, je pris les devants. Un débat à la con sur les homos m'a permis de le piéger, enfin le pensais-je. Quand je l'ai foutu au défi de sortir avec Magali, j'étais sûr et certain qu'il échouerait. Même moi, qui pourtant régnais comme le coq sur sa basse-cour remplie de poulettes décérébrées, je n'avais jamais réussi à faire craquer la plus conne de toutes. Et j'ai soigneusement choisi mon moment, je voulais que Kilian assiste à notre duel et soit témoin du challenge et surtout de la défaite probable d'Aaron. Ouais, je kiffais, j'allais faire d'une pierre deux coups.

Je me suis planté. J'avais sous-estimé ce type et c'est moi qui ai perdu la face. Et c'était d'autant plus insupportable qu'après Matthys, c'est carrément le blondinet qu'il a commencé à protéger. C'était inacceptable, j'en ai fait des cauchemars. Alors aveuglément, j'ai tapé sur l'un puis l'autre. Je voulais casser Kilian pour qu'il m'appartienne enfin et montrer à Aaron qui faisait la loi dans la classe. Surtout, je désirais briser Aaron pour qu'il me laisse régner en paix et pour montrer à Kilian à qui il devait se soumettre.

J'ai échoué. Je me suis fait humilier et tout le monde a commencé à me lâcher, sauf cet abruti de Victor, qui en plus de la docilité partage un autre trait de caractère avec les canidés : la fidélité. Ça ne m'a même pas remonté le moral. Avant même le passage du Père Noël, le sale brun était devenu le nouveau monarque. Et moi, j'étais déchu de mon trône. Et le pire, ce fut le moment où j'ai commencé à comprendre que, s'il s'était rapproché du blondinet, ce n'était ni par calcul ni par intérêt, mais par sincérité. Il craquait pour lui et personne dans la classe ne s'en était rendu compte. Mais à chaque fois que je faisais un sous-entendu, il me renvoyait dans mes cordes. Sans preuve, la calomnie ne sert pas à grand-chose face à un tel adversaire.

Alors j'ai rongé mon frein, j'ai attendu que la roue tourne tranquillement, me doutant qu'il commettrait bien des erreurs à un moment donné. Enfin, après des mois de patience, j'ai obtenu ce que je voulais. Le meilleur pote d'un de mes cousins est dans le même club d'escrime que Kilian, et ce depuis la sixième. C'est comme ça que je me suis toujours fourni en informations sur ma petite cible, tel un putain de stalker. Et c'est ainsi que, dimanche dernier, à table, j'ai obtenu un cliché qui ne m'a pas laissé indifférent, je dois bien l'avouer. Un mélange d'excitation et de haine. Mais surtout, enfin l'occasion d'assouvir ma vengeance. Encore une fois, j'ai envoyé Victor faire le sale boulot. Je l'ai forcé plutôt, le menaçant de le rejeter s'il n'obéissait pas. Comme il aime bien Kilian et a peur d'Aaron, le faire écrire toutes ces saloperies ne fut pas une mince affaire, mais il a fini par s'exécuter. Quant à moi, j'ai préparé les photocopies de la photo, prêtes à être diffusées dès demain, à moins que les deux tourtereaux ne se jettent à mes pieds. Ouais, je n'attends que ça. Juste retour des choses. Bientôt, je serai de nouveau le roi de ma classe, Aaron sera mené à l'échafaud et Kilian sera mon docile petit sujet, à moi et rien qu'à moi. Je m'en fous qu'il me déteste à partir du moment où il se soumet à ma volonté et que je puisse en faire ce que je veux. Mon petit Kilian.

Un connard ? Ouais, on peut me définir comme ça. Ce n'est pas ma faute, ce sont les hommes qui m'ont poussé à devenir une ordure. Je suis un pur produit de la société, ne me rejetez pas, au fond de vous, vous êtes peut-être pareils.

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