68. De l'art de donner un surnom

Une promesse est une promesse. Aaron lui avait demandé de faire un effort et de rentrer chez son « père ». Après avoir profité de ces quelques jours de ski pour parler avec son frère, Kilian obéit sagement. Les deux garçons avaient beaucoup discuté de leur mère, de François et des raisons qui avaient poussé l'ainé à cacher la vérité à son cadet. Le vieux avait promis que, si le jeune collégien revenait à la maison, il continuerait à s'occuper de lui comme si rien ne s'était passé. Il avait même avoué à son fils ainé à quel point le jeune blondinet était important à ses yeux, même s'il n'était pas de lui. Apprendre tout cela par téléphone fit du bien à Kilian, même si les blessures n'étaient pas toutes refermées. Surtout, il admirait son frère qui, malgré son jeune âge, était de loin le plus mature et responsable de la famille.

Le dernier dimanche des vacances d'hiver, la famille Arié le déposa comme convenu devant le portail de son pavillon. Il hésita quelques secondes avant d'enfin appuyer sur la sonnette. Cédric lui ouvrit, se jeta dans ses bras et le harcela de questions.

« Tu vas bien p'tit frère ? Comment ça c'est passé ? Tu as eu beau temps ? Vous avez fait quoi ? Ton koala a été gentil avec toi ? Vous n'avez pas fait trop de bêtises, j'espère ! »

Le collégien rendit son étreinte au lycéen et ne répondit qu'aux questions qui lui importaient vraiment, un énorme sourire au coin des lèvres.

« On a fait beaucoup de ski, un peu de batailles de boules de neige et quelques bisous à l'abri des regards indiscrets. Aaron a été adorable avec moi, du coup, on a fait plein de bêtises ensemble, même parfois au lieu de dormir, mais tu n'sauras rien, nananère ! »

Parler clairement de son histoire d'amour était une véritable libération. Le fait que Cédric accepte aussi rapidement son petit brunet, ne le juge pas et évite de se montrer trop lourd faisait vraiment plaisir à Kilian. Plus qu'il ne l'eût cru. Du coup, ce soir-là, collé à son frangin sur le canapé devant un film humoristique dont il n'écoutait qu'une blague sur trois, le jeune adolescent lui parla de toute la peine qu'il avait eue à accepter ces sentiments si étranges. Comment il avait rencontré ce jeune brun ténébreux, comment ce dernier l'avait tourmenté pendant tout l'été, le choc de le retrouver au collège et leur chassé-croisé incessant jusqu'à ce qu'il comprenne, enfin, ce qu'il ressentait vraiment. Cédric écoutait sans oser intervenir. Il n'avait rien à dire. Il s'en voulait juste d'avoir été si aveugle pendant des mois, où, pris par ses propres problèmes, il ne s'était pas un seul instant rendu compte de ce que vivait son frère adoré. Et quand Kilian lui expliquait à quel point il avait pleuré, seul dans son lit, le lycéen crispait la mâchoire en se promettant que, plus jamais, il ne le laisserait dans une telle situation. Qu'importe qui il aimait, ce garçon méritait bien d'être heureux.

Le lundi, le jeune collégien passa toute sa pause du midi à discuter avec Martin. Il avait tellement de choses à lui raconter.

« Tu ne devineras jamais avec qui j'ai passé cinq jours dans les Alpes ! »

La réponse, évidente, était incluse dans la question. Le jeune roux écarquilla grands les yeux et s'exclama en riant :

« Nan ? Sérieux ? T'as réussi à convaincre tes vieux de te laisser partir avec Aaron ? »

Martin ignorait tout des évènements de ces quinze derniers jours. La révélation de Marie, la fugue, la protection de Suzanne...

« Ouais ! Enfin, ils n'ont pas eu leur mot à dire. Y a eu une grosse dispute à la maison. Maintenant, je n'écoute plus que Cédric et ma tante et c'est eux qui décident pour moi. C'est plus simple comme ça. Mais ouais, sinon, c'était trop génial, t'imagines même pas. Nan mais, je l'aime trop mon Aaron, je suis pire qu'une adolescente en chaleur, ça doit être ridicule. Au fait, t'as pas une question à me poser ? »

Le rouquin n'avait rien oublié de l'état de son camarade juste avant les vacances, stressé à l'idée de devoir donner une réponse qu'il était bien incapable de déterminer. Mais là, rien qu'à son regard enjoué et à ses fossettes malicieuses, il ne faisait aucun doute que la situation s'était apaisée. Tout de suite, il demanda :

« Alors, ça y est ? Tu lui as répondu ? Vous... »

Kilian s'assit sur le rebord d'un muret, posa ses deux mains à plat sur les pierres et regarda naïvement le ciel. De sa voix douce mais assumée, il répondit :

« Oui. Je suis officiellement son petit copain. Je l'aime, j'y peux rien. Et pour l'instant, je ne regrette pas ma décision. J'ai passé les meilleures vacances de ma vie, t'imagines même pas. Enfin bon, même si on est ensemble, ça reste un secret hein, si ça se sait à François-Marie, on est foutus. À part toi et Ced, personne n'est au courant. J't'en supplie, tiens ta langue ! »

Être un meilleur ami, ce n'est pas seulement écouter et conseiller. C'est aussi partager des émotions. Martin eut la réaction la plus naturelle qui puisse être. Le prenant et le serrant dans ses bras, des larmes sous les paupières, il chuchota quelques mots à l'oreille de son copain d'enfance :

« Je suis fier de toi, Kilian ! »

Le garçon aux yeux couleur de l'herbe se mordilla la lèvre inférieure pour ne pas craquer lui aussi. Ce flot de gentillesse lui procurait un immense plaisir. Tant de chemin qu'il n'aurait jamais pu parcourir sans l'aide, le soutien et l'amitié de son rouquin. Il ne regrettait en rien de s'être si souvent confié à lui. Cette conclusion, il la lui devait, et partager son bonheur avec ce dernier était la petite cerise sucrée sur un gâteau plein de crème.

« Merci Martin, t'es un vrai pote ! J't'adore tu sais ! Et au fait, toi, c'est quand que tu t'y mets ? Bon, pas avec Aaron hein, il est à moi celui-là ! Mais me prends pas pour plus stupide que j'ne l'suis. Si Yun-ah te dit oui, tu dis non ? »

Le garçon aux taches de rousseur se recula brusquement. Enfer et damnation, Kilian venait de mettre l'index sur un des secrets qu'il gardait enfoui le plus profondément dans son cœur. Bien sûr qu'il appréciait Yun-ah. Eux trois étaient parfaitement inséparables. Mais est-ce que cela voulait dire quelque chose ? C'était gênant. Un râteau est si vite arrivé. Il ne se sentait pas capable de prendre le risque de briser leur trio en mille morceaux. Avec beaucoup de mauvaise foi, il répondit :

« Putain, Kil, t'abuses là. Même si c'est vrai, ça se dit pas. En plus, tu sais que je n'ai aucune chance. Ch'uis moche, bête et roux. Elle, elle est mignonne, intelligente et brune. Et à part Aaron, personne n'a jamais réussi à la draguer. Et depuis Aaron justement, j'ai l'impression qu'elle est en train de virer lesbienne tellement elle critique tous les mecs. C'est mort... »

Le blondinet lui passa le bras autour du cou. Les rôles étaient inversés et ce n'était pas désagréable.

« T'inquiète, moi je te soutiendrai. Il n'y a pas de raison que je sois le seul à m'amuser. Ah, au fait, fallait que je te dise. Pendant les vacances, j'ai découvert qu'Aaron utilise un gel douche intime qui sent la menthe ! »

Avec des yeux de merlan frit et une bouche ouverte qui lui donnait l'air ahuri, Martin demanda :

« Co...Comment tu sais ça toi ? »

L'index posé sur les lèvres et l'air plus coquin que jamais, Kilian répondit :

« Ça, c'est un secret ! »

La journée du mardi se passa sans encombre. Tous juste le petit prodige brun harcela-t-il son professeur d'histoire dans les couloirs pour lui demander quels étaient les lieux historiques à visiter dans la région. Officiellement pour se cultiver, officieusement pour passer un peu de temps seul à seul avec son amoureux. Le mercredi, Aaron et Kilian décidèrent de profiter d'un court moment ensemble dans leur salle secrète. Ils n'avaient pas d'autre envie que de discuter, se tenir par la main et se humer l'un l'autre. Ce n'était pas parce qu'ils étaient ensemble que tout allait bien dans la tête du petit blondinet. Bien sûr, il assumait cette situation nouvelle, mais à condition que personne ne le sache. Imposer cette discrétion extrême à son amoureux, beaucoup moins regardant sur la chose, le dérangeait.

Alors qu'ils regardaient la fin de l'hiver poindre à travers la fenêtre, et après s'être picoré à de nombreuses reprises les lèvres, Kilian osa poser la question qu'il avait depuis trop longtemps sur le cœur.

« Dis Aaron, est-ce que sortir avec toi et faire toutes ces choses ensemble... Je veux dire, les bisous, notre jeu, tout ça... Est-ce que ça fait de moi un homo ? »

Le sujet n'avait jamais été clairement abordé avant. Pour le candide collégien, c'était un tabou ultime. Il ne s'était jamais senti gay. Le fait que son compagnon soit un garçon était parfaitement accessoire. Bien sûr, son corps si parfait l'attirait, mais pas plus et pas moins que celui de certaines représentantes de la gent féminine. Non, ce qui lui plaisait vraiment chez ce jeune homme, c'était son comportement, son intelligence, sa douceur et sa générosité. Sortir avec lui était une grande réjouissance, mais il y avait toujours cette souffrance d'être ou ne pas être quelque chose qu'il ne comprenait pas. Le garçon aux cheveux couleur charbon répondit sur le ton de la plaisanterie :

« Est-ce que ça fait de toi un homo ? Un homo sapiens sapiens, assurément ! Quoique, parfois, t'es quand même bête comme un néandertalien, donc faut voir ! »

Les joues de Kilian prirent une couleur rosée tandis qu'il baissait la tête. C'était quand même assez méchant de se moquer comme ça, mais il ne pouvait pas lui donner complètement tort.

« Mais... sérieusement quoi, c'est chiant. Je ne sais pas ce que je suis, je suis paumé. Je t'aime, mais je n'ai pas envie d'être homosexuel. C'est toi que j'aime, pas les garçons. Je n'ai pas envie d'être foutu dans une case comme ça. J'ai pas envie d'assumer un truc qui me dépasse simplement parce que je craque pour toi. Et le regard des autres... »

En parlant, le jeune collégien affichait un air mélancolique, presque triste. Cela le tourmentait. Comprenant le problème, Aaron le serra très fort contre son petit cœur et lui grattouilla l'arrière du crâne, geste qu'ils adoraient tous les deux.

« Tu sais Kil, moi, je m'en fous de ce que les gens disent. Si être avec toi fait de moi un homo, c'est pas mon problème, c'est celui des gens qui veulent absolument mettre une étiquette sur tout. Mais pour moi, ça ne sert à rien de te coller un post-it sur le front. Jamais un mot ne pourra déterminer ce que tu es vraiment. Quand je te regarde, je ne vois pas un homo, je vois juste mon petit copain. Si je m'étais posé la question de savoir si tu étais gay ou pas, je ne me serais jamais rapproché de toi. Vu comment tu regardais les filles, c'était perdu d'avance. Et si je suis sorti avec plein de filles avant toi, ce n'était pas de l'hypocrisie, je ne me suis jamais forcé. Je t'avoue que je n'ai pas choisi de tomber amoureux d'un garçon, et si j'avais pu faire autrement, j'aurais peut-être préféré. Mais je m'en fous, c'est comme ça et puis c'est tout. Je t'aime, tu veux quoi d'autre ? Ce que les cons peuvent dire ou penser et la boite dans laquelle ils veulent nous foutre, j'en ai rien à battre. Alors fais comme moi, t'occupe pas de ça. Avant d'être homo ou hétéro, t'es un être humain, et l'homme est un animal doté de sentiments. C'est ce qui nous différencie de bien des espèces et c'est ce qui fait qu'il n'y a aucune honte à avoir de sortir des sentiers battus. Et si c'est dur à assumer pour toi, j'assumerai pour nous deux, je te le promets, mon ange. »

Pour un jeune adolescent, le discours était particulièrement mature et assumé. À la différence de Kilian, si Aaron s'était posé les mêmes questions, il était allé chercher très loin ses propres réponses. Pour le blondinet, l'intelligence de son amoureux était particulièrement réconfortante. Même si le problème était loin d'être réglé dans son esprit, au moins se sentait-il un peu apaisé.

« Mon ange ? C'est rare que tu me donnes un surnom ! Et puis, je n'suis pas un ange, je suis un vrai démon hein ! »

Même s'il essayait de faire ressortir une quelconque nature démoniaque, Kilian portait sur son visage les traits les plus séraphiques que la terre ait connus. Si lui était le diable, alors il n'y avait point d'autre dieu que Satan lui-même.

« T'es un homo-angelus, qu'est-ce que tu veux que je te dise ! Couillon va ! »

Comme à son habitude, le jeune adonis râla, puis posa tendrement sa tête sur les genoux de celui qui l'asticotait en lui caressant la nuque.

« Mon ange... C'est pas top comme surnom, mais j'en veux bien un, moi, de surnom. Tu ne m'en donnes jamais, à part « Kil » que tout le monde utilise. Mais j'aimerais bien en avoir un rien que pour toi, que tu sois le seul à utiliser... »

Même si l'air était bougon, la demande était sincère. Aaron éclata de rire :

« Faudrait savoir hein, le blondinet ! Ou plutôt devrais-je dire... le blondi-niais ! »

Kilian se releva brusquement, mima une grimace d'enfant triste et tapota du plat de la main sur la tête de celui qui se moquait de lui.

« Méchant ! Méchant Aaron ! Donne-moi un vrai surnom ! »

« Aïe heu, mais c'est qu'il ferait mal celui-là ! Grosse banane, si je ne te donne pas de surnom, c'est tout simplement parce que Kilian est le plus beau prénom du monde et qu'il te va à la perfection ! »

Cet élan de niaiserie pourtant si rare chez l'adolescent fougueux fit rougir jusqu'aux oreilles le propriétaire de ce nom si parfait. Et devant cette mine gênée, le brunet se jeta sur ses lèvres chaudes pour y déposer un tendre baiser.

« Rha, c'est pas possible. Pourquoi à chaque fois que je me sens tout con devant toi, tu te sens obligé, en prime, de m'embrasser et de me faire sentir encore plus bête ! Grrrrrr, donne-moi un surnom, tout de suite, un vrai ! »

Aaron se gratta machinalement l'arrière de la tête en faisant mine de réfléchir. Après plusieurs secondes à très légèrement tirer sa langue mordillée par ses belles dents blanches, il lâcha en tournant légèrement la tête sur le côté :

« Qu'est-ce que tu dirais de... Kiki ? »

Le garçon aux yeux clairs vit ses joues virer à l'écarlate. Ce n'était plus simplement gênant, c'était carrément embarrassant.

« Mais... Non enfin, pas ça... Enfin, c'est super naze. Ça fait chien à sa mémère... Et puis même, si ça fait pas chien, ça fait... Enfin tu vois quoi ! »

Le brunet ne voyait que trop bien. Il n'avait pas choisi ce surnom par hasard. S'amuser sans méchanceté aux dépens de son amoureux était aussi facile qu'agréable. La tête légèrement penchée à gauche et un sourire narquois au bout des lèvres, il se mit à chantonner à tue-tête :

« Kiki, Kiki, c'est mon petit Kiki ! Regardez comme il est beau mon Kiki ! C'est le plus merveilleux de tous les Kikis du monde entier ! »

« Arrête ! C'est bon, tu as gagné, appelle-moi Kilian ! »

Alors que le pauvre garçon n'en pouvait plus d'être ainsi martyrisé et se prenait la tête dans les mains, Aaron ne chantait plus. Il dansait littéralement dans la salle vide.

« Oh, tu n'aimes pas Kiki ? Mhhhh, ce n'est pas grave, qu'est-ce que tu dirais de Kiliou... Ou alors, Kiliounet ! Non attends, j'ai mieux ! Kikistounet ! Oh oui, tu es ma petite Kikistounette à moi ! »

Kilian se leva prestement, se jeta contre Aaron, lui saisit la main droite et le plaqua contre le mur. Il ne connaissait qu'une seule façon de faire taire son petit copain quand ce dernier partait dans ses délires. Il fallait juste lui couper le souffle. Et pour ça, il commençait à connaitre la technique. Ce baiser volé dura de longues secondes pendant lesquelles Aaron se laissait amoureusement faire. Voir son petit copain prendre ce genre d'initiatives et mener les débats était un véritable régal. Quand enfin le plus blond des deux relâcha son étreinte, il en profita pour rétorquer à toutes les taquineries qu'il avait subies :

« Puisque c'est comme ça, moi aussi je vais te donner un surnom. Maintenant, toi, ça sera Aachou. Et mon Aachou, il va venir me voir ce week-end à mon tournoi d'escrime, n'est-ce pas, hein, Aachou d'amour ? »

Étonné mais ravi par l'insolence et le culot de son camarade, Aaron ouvrit légèrement sa bouche enjouée, le fixa droit dans les yeux et répliqua presque instantanément :

« Mais c'est super moche ! »

« Oui, mais je m'en fous ! Je t'aime et t'es mon Aachou à la crème ».

Cette phrase, délicieusement niaise, fit craquer Aaron qui ne put s'empêcher de rechercher un ultime bisou avant de décamper.

« Ok, tu as gagné, mais si moi je suis Aachou, alors toi, tu seras mon p'tit Kichou ! »

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