65. L'histoire d'Aaron
Je l'aime. C'est bête, mais je n'ai jamais aimé personne plus que ce garçon aux cheveux blonds. Vous allez me dire, à quatorze ans et demi, on ne fait que découvrir ce genre de chose. Les hormones exacerbent les sentiments. Peut-être bien. Est-ce son odeur si particulière et si sucrée qui m'a tout de suite attiré ? Ou alors est-ce ses gestes, ses postures et son allure si douce et presque irréelle qui m'ont fait chanceler ?
Ce jour-là, dans la cabane de mon oncle, je lui ai tout raconté. Qui je suis vraiment, pourquoi j'agis de manière parfois aussi stupide, ma relation avec mes parents, ma sœur et mes animaux. Ma vie. Tout. Je le lui devais. Kilian est la première personne à qui je déballe tout ça, et je ne le regrette en rien.
Je suis né en France, pas loin de Lyon, là où s'était établie ma famille, du côté de ma mère. Une vieille lignée aristo-catho-bourgeoise ayant perdu tous titres de noblesses il y a bien longtemps, mais toujours attachée à ses vieilles coutumes. Pêche, chasse, nature, racisme et tradition, c'est à peu le crédo de ce clan. Ne vous y trompez pas, ils ne sont pas méchants, c'est juste qu'ils vivent dans leur monde et qu'ils se coupent un peu trop des réalités. Étrangement, c'est ma mère qui s'est le plus éloignée du dogme familial en épousant un homme qui avait des origines hébraïques. Des origines juste, car mon père s'est toujours considéré comme plus laïque que l'état lui-même, même si cela n'a aucun sens à l'échelle d'un individu. Pour réussir dans la vie, il a préféré miser sur le réseau de l'ENA plutôt que sur la diaspora. Ce n'était pas un mauvais plan. Très vite, alors qu'il n'avait jamais travaillé de sa vie ni rien prouvé, il fut envoyé en mission à l'étranger, à des postes à hautes responsabilités diplomatiques. Puis, changement de gouvernement oblige, il est rentré en France, a rencontré ma mère et lui a fait un bébé, ma sœur.
Judith n'était pas une enfant facile. Complètement inadaptée aux autres, son développement affectif et social prit bien du retard. À tel point qu'elle se fit renvoyer de l'école maternelle alors qu'elle venait tout juste d'avoir cinq ans.
Ce fut à peu près à ce moment-là que j'eus la mauvaise idée de naitre. Je ne m'en souviens pas très bien, mais je crois que c'était un jeudi, et que, comme tous les bébés de mon âge, j'ai beaucoup pleuré. À cette époque, je n'étais pas encore pudique, et quand, aujourd'hui, je regarde les photos de moi en version miniature dans mon bain, je ne peux m'empêcher de ressentir une certaine gêne.
Si à présent, je suis plutôt un garçon calme, à l'époque, j'étais une vraie teigne. Je pleurais tout le temps, surtout la nuit, et mes parents, pour ne pas trop m'entendre, avaient eu la brillante idée de me mettre dans la même chambre que ma sœur. En bons égoïstes qu'ils étaient, ils n'avaient même pas cherché à comprendre pourquoi Judith était comme ça. Ce ne fut que lorsqu'elle se mit physiquement en danger, à cause de mes cris, qu'ils l'emmenèrent chez le médecin, qui diagnostiqua alors son autisme léger, le fameux syndrome d'Asperger.
Heureusement pour elle, dans certains cas, l'autisme peut s'accompagner de facultés cognitives hallucinantes. C'était son cas pour les mathématiques et le dessin. Mais au niveau social, le handicap est tel qu'elle n'a jamais pu s'attacher à grand monde, et certainement pas à moi. Je suis depuis toujours associé dans son esprit à ces horribles cris stridents qui lui déclenchaient de véritables crises d'angoisse, et elle me l'a toujours fait payer. Mon enfance, je l'ai vécue à coup de vexations, d'insultes et de croche-pattes, et pourtant, je n'ai jamais eu de cesse de l'admirer. Je lui pardonnais tout car elle était ma grande sœur et je culpabilisais d'être un aussi mauvais frère.
Très rapidement, mon père fut nommé à l'étranger à des postes très en vue dans les ambassades. Son terrain de jeu ? L'Asie, et plus précisément le Vietnam et le Japon, où j'ai vécu entre huit et treize ans.
C'est à ce moment-là que je me suis retrouvé complètement seul. Ma sœur s'enfermait toujours dans sa chambre et passait tout son temps libre à dessiner et à peindre des esquisses merveilleuses. Mon père passait son temps au boulot, ma mère fréquentait la haute à longueur de journée, et moi, j'allais au lycée français, sans vraiment réussir à me faire d'amis. Aussi surprenant que cela puisse paraitre, j'étais à classer dans la catégorie des victimes, celles qu'on embête voire qu'on harcèle et qui finissent toujours les fesses dans une poubelle. Mon tort ? J'étais doué à l'école, au point de m'y ennuyer fortement. Tout était facile pour moi et les autres élèves me semblaient à la fois bêtes et attardés. On ne m'a pas pardonné d'apparaitre comme « le chouchou » de la maitresse, alors on me l'a fait payer. Du coup, après les cours, plutôt que de fréquenter les clubs et mes camarades, je rentrais chez moi, je me plongeais dans mes romans et me jetais sur mon piano. Je suis autodidacte, j'ai tout appris dans les livres, en regardant des vidéos et en jouant encore et encore. Pour mes lectures, je me suis intéressé à tout, même et surtout à des choses pas forcément de mon âge. À dix ans, j'avais déjà lu les lettres persanes et quelques ouvrages sur l'adolescence et ses tourments, alors que je n'étais toujours qu'un simple enfant.
Je ne me plaignais pas. Le pays dans lequel je vivais était beau, magnifique même. Les pétales de fleurs de cerisier au printemps m'ensorcelaient, tout comme cette fille qui portait le même nom que cet arbre. Sakura. Un peu cliché n'est-ce pas ? Et pourtant... Elle avait treize ans, son père était un collègue du mien et sa mère une enfant du pays. Sur son visage, on pouvait apercevoir les traits des deux cultures. Elle était belle, gentille et avenante. Je l'ai rencontrée la première fois à un diner, je l'ai revue souvent ensuite. Même si j'étais plus jeune qu'elle, elle s'est prise d'affection pour moi. C'est à elle que je dois ma technique pour embrasser. Ce n'est jamais allé plus loin, naturellement. Je n'étais qu'un gamin à ses yeux, une sorte de petit frère à qui elle apprenait la vie. Très vite, elle s'est intéressée à des choses de son âge. À des garçons de son âge plutôt. Et moi, j'ai pleuré.
Ce fut ma première et unique vraie crise. J'étais dégouté d'autant plus que je n'avais personne avec qui partager ma peine. Ma famille me délaissait. Certes, j'étais gâté, presque pourri même. Tous les jeux vidéo qui sortaient finissaient sur mon étagère sans même que je n'aie à le demander. Mais de l'amour, nulle part. Même l'autorité était manquante, et dieu sait si elle peut être structurante, à condition d'être bien dosée. Le pire, c'était quand mes deux géniteurs parlaient de leurs parties fines à table, en ma présence. Oh, le vocabulaire était très imagé, suffisamment pour qu'un enfant ne saisisse rien. Mais moi, je comprenais tout, et ce que j'entendais me dégoutait. Alors j'ai arrêté de manger, j'ai même fugué, j'ai été repris, et un beau soir, comprenant ma douleur, mon père me ramena un chiot. Il était blanc, fragile, adorable. J'ai un temps pensé à l'appeler « Yuki », un mot japonais qui veut dire neige. Mais ce terme était trop typé « local ». Alors j'ai cherché autre chose, et j'ai trouvé le nom « Mistral » de la manière la plus ridicule qui soit. Au Japon, on capte TV5, et une série populaire française se déroulant à Marseille était diffusée à ce moment-là. Oui, mon chien a le nom d'un bar, mais je préfère dire que c'est le vent qui m'a inspiré ce terme.
Toujours est-il qu'il est rapidement devenu mon meilleur ami ainsi que mon confident. Avec un seul petit défaut, il aboyait plus qu'il ne parlait. Mais au moins, lui, il m'écoutait.
Si en primaire, j'étais une victime, au collège, je me suis plus qu'assumé. De terrorisé, je suis devenu terreur, tout en maintenant une excellente moyenne afin d'être inattaquable par l'administration. Et comme j'étais plutôt mignon, j'en ai profité pour jouer les bourreaux des cœurs. Après avoir été rejeté par mon premier amour, ce fut ma petite vengeance à moi. À mon tableau de chasse nippon, sept filles et un garçon. Pourquoi un garçon ? Par pure curiosité, et il fallait bien avouer que celui-ci était à croquer. Ce fut à ce moment-là que je me suis rendu compte qu'après tout, l'ouverture d'esprit avait du bon.
Mais en deux ans, sur mes huit conquêtes, je crois n'avoir été amoureux qu'une ou deux fois. De toute manière, j'ai toujours tout fait foirer, à chaque fois. J'étais un gosse immature qui jouait au grand, alors que j'étais incapable de faire autre chose que draguer, embrasser et jeter. En cause, le côté « petit dur » que je voulais absolument me donner, et surtout, ma peur des autres.
Oui, même si je sais comment faire chavirer des cœurs, j'apparais toujours comme étant intransigeant, voire méchant au premier abord. Pourquoi ? Parce que je déteste les gens qui jugent avant de vraiment vous connaître. J'en ai trop souffert en primaire où, dès le premier jour, on m'avait catalogué suce-boules du professeur, alors que je désirais juste bien faire. Je hais tous ces hypocrites qui se foutent de qui tu es vraiment et qui te catégorisent de la manière qu'ils jugent la plus optimale pour leur petit confort.
J'ai très vite remarqué que c'est en étant froid avec les gens lors du premier contact qu'on arrive à déterminer qui est capable de voir plus loin que le bout de son nez et qui ne l'est pas. C'est pour ça que, lorsque j'ai rencontré Kilian pour la première fois, je me suis comporté aussi bêtement, refusant de lui parler pendant tout le trajet en car. Je voulais juste savoir s'il était capable d'aller au-delà des apparences avant de lui accorder ma sympathie. Stupide hein ?
Et pourtant, agir de la sorte ne m'a jamais rendu heureux, mes animaux qui ont si souvent recueilli mes larmes peuvent en témoigner. Eux au moins, même s'ils ne sont pas doués de parole, ne mentent jamais et sont toujours sincères. Peut-être que je les aime autant que je déteste les humains, c'est dire.
Quand j'ai eu treize ans, un changement de majorité en France nous a brusquement ramenés à la maison. Mon père se devait de montrer patte blanche pour dégoter sa prochaine affectation, et il était plus simple de se faire bien voir à Lyon qu'à Tokyo. Pour m'occuper l'été, il m'a envoyé pour la première fois dans le camp Sport & Fun où j'ai rencontré Thomas et Lucas. Si j'ai pris la défense de ce dernier, martyrisé comme je l'avais été plus jeune, c'est parce que derrière mes faux airs de méchant, je déteste l'injustice plus que tout au monde. Du coup, je me déteste aussi un peu à cause de tout le mal que j'ai pu faire aux autres. Mais toujours, je m'efforce de rétablir un semblant d'équité en protégeant les plus faibles, qui sont souvent les plus gentils de tous, comme j'aurais aimé qu'on me protège.
Après une année dans un collège moyen à m'ennuyer comme jamais et à dragouiller ferme, j'ai été accepté au très coté établissement Voltaire. Mais avant d'y faire mes premiers pas, je suis retourné améliorer un peu ma condition physique l'été. Je venais d'avoir quatorze ans. C'est là que je l'ai rencontré.
Il était beau, magnifique et sincère. Tout en lui rayonnait d'innocence. Quand il s'est assis à côté de moi pendant le trajet, mon cœur s'est emballé. Je ne saurais même pas expliquer pourquoi, mais j'ai eu le coup de foudre. Et pourtant, je me suis méfié. Je l'ai testé autant que possible, je voulais voir s'il était aussi vrai et sincère que je ne le pensais. À chaque instant, je le regardais du coin de l'œil, guettant tout changement dans son comportement. Il était si candide pour son âge, c'était hallucinant. Et le fait qu'il n'a toujours pas changé l'est encore plus. Bref, le naturel à l'état pur, surtout quand il se déshabillait devant nous sans la moindre pudeur.
Il me faisait trembler, et pourtant, je le voyais bien regarder certaines pimbêches, comme cette Léna qui lui avait tapé dans l'œil. J'ai le sens de l'observation pour ces choses-là et je n'avais alors strictement aucun doute. Ce pauvre collégien ingénu, qui n'avait jamais rien connu de la vie et qui était complètement immature et inadapté à l'adolescence, était en train de grandir et d'avoir un premier coup de cœur. Mais ce n'était pas pour moi.
Alors j'ai osé le coup des douches. Sans doute une de mes plus grandes conneries. Je l'ai entrainé à observer les filles dans le but de lui faire plaisir, ce qui a complètement raté, mais aussi pour voir sa réaction. Et si je me suis mis la main dans le slip, ce n'était pas parce que la scène m'excitait, c'était juste parce que j'espérais secrètement qu'il me copie. Qu'on partage ce petit moment. Qu'on ait un secret tous les deux. Je ne m'attendais pas à ce qu'il se fâche à ce point-là. Je me suis senti piteux et misérable, mais j'ai relevé la tête et j'ai pris les devants. C'était dégueulasse pour lui de l'acculer ainsi devant toute la chambrée et de lui rejeter la faute de ma propre perversion, mais j'étais trop fier pour admettre qu'au-delà de savoir qui de nous deux avait raison, j'avais juste eu un comportement débile de gamin immature. Même, refusant d'admettre à l'époque ma propre bêtise, j'ai préféré le considérer comme décevant et hypocrite, ce qui a envenimé nos relations.
Malgré cette péripétie estivale fâcheuse, je n'ai pu détourner mon regard de son visage. Alors, pour ne plus lui causer de tort, j'ai dû le protéger de moi-même. J'étais tellement terrorisé à l'idée de lui faire du mal que, même quand un beau jour d'escalade, tout se passait bien entre nous, je me suis senti obligé de le mettre en garde et de lui intimer de ne pas trop se rapprocher de moi. Débile n'est-ce pas ? Pas autant que mon coup de sang à l'aqua-parc, où par fierté, je l'ai allumé devant la fille qu'il convoitait. Je m'en suis tellement voulu sur le moment que j'en ai pleuré. Vous savez, ce n'est pas être jeune et faire des milliers de conneries narcissiques qui est dur. Tous les adolescents sont comme ça. Ce qui est insupportable, c'est d'avoir conscience de sa propre méchanceté, alors qu'on a soi-même souffert à cause de celle des autres. Et plus j'étais dur avec lui, plus je culpabilisais et plus il me faisait craquer.
Quand, tout à l'heure dans notre cabane, je lui ai enfin avoué tout ça et ai enfin exprimé mes plus sincères regrets, il m'a traité dix fois de salaud en pleurnichant et en me tapotant tendrement avec un coussin avant de m'embrasser sur la joue. Il était trop mignon. Je ne m'étais pas rendu compte du bordel que j'avais foutu dans sa tête cet été.
Je m'en suis tellement voulu de lui avoir fait mal que j'ai tout mis en œuvre pour le rendre heureux. D'abord en le poussant dans les bras de Léna, puis ensuite dans ceux d'Alice. Je voulais me faire pardonner de la peine que je lui avais faite. Cela aurait été trop égoïste de vouloir l'avoir pour moi alors que son cœur était occupé ailleurs et que ses yeux en regardaient d'autres. Je l'ai repoussé car j'avais peur qu'il me rejette, mais pourtant, mon amour pour lui n'a cessé de croitre au fil des jours. Plus ça allait, plus mes sentiments étaient forts et incontrôlables. Et quand ils débordaient, je me jetais sur ses lèvres comme un drogué sur l'objet de son addiction. Là encore, je l'ai fait souffrir. Le gage du camp, je n'aurais jamais fait ça si j'avais su que je le reverrais un jour. Je voulais juste profiter au moins une fois dans ma vie de la douceur de ses lèvres. Et quand j'ai de nouveau croisé son regard à la rentrée, mon cœur a failli exploser.
Je me suis remis à mes mauvaises habitudes de dragueur invétéré pour ne pas trop penser à lui. Et pourtant, je l'ai regretté, surtout lors du moment coquin passé avec Magali. C'était particulièrement nul, ça n'a duré que deux minutes et on n'a presque rien fait. Franchement, je n'appelle même pas ça flirter, c'était ridicule. J'ai plus l'impression de faire l'amour quand je tiens Kilian dans mes bras sans aucun geste que lorsque j'ai rencontré l'intimité de cette fille. C'était juste trop facile, je voulais voir jusqu'où je pouvais aller, et ça m'a déçu et dégouté de moi-même. Elle ne m'aimait pas et c'était réciproque.
J'en aimais un autre, et c'est à ce moment-là que je l'ai pleinement et définitivement réalisé. Et ce blondinet, je l'aimerai toujours et je le protégerai contre le monde entier. Une fois mien, je ferai tout pour le rendre heureux. C'est ma promesse.
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