62. La question d'Aaron
« Dis, ça fait longtemps qu'on n'a pas joué ensemble tu trouves pas ? »
Le SMS de Kilian était on ne peut plus clair. La moitié du mois de février était passée et cela faisait déjà plusieurs longs jours que les deux adolescents ne s'étaient pas retrouvés en tête à tête. Le choix des mots était toujours pesé. Jamais le blondinet n'utilisait de termes trop précis. Ce n'était qu'un jeu, rien de plus. Déjà, assumer cela lui avait demandé des efforts qu'il ne pensait pas être capable de faire. Il préférait de loin cette douce hypocrisie au caractère trop cru de la réalité. Surtout, il était devenu dépendant d'Aaron. Son visage, ses mains, sa voix, son intelligence, il se nourrissait de lui. Le brunet était devenu sa bouée de sauvetage dans un océan, hostile et déchainé, de problèmes familiaux.
Et tout raconter à Martin lui permettait de déculpabiliser. Le rouquin jouait les vierges effarouchées à chaque nouvelle révélation, mais était devenu véritablement fan des histoires de son meilleur ami. Surtout, plus il le conseillait, plus il se sentait utile et mature. Il voulait se montrer le plus digne possible de cette confiance qui lui était témoignée. Et les trouvailles toujours plus subtiles de Kilian pour lui expliquer les choses sans les citer clairement le faisaient hurler de rire. "Franchement, Aaron, il m'a pris pour une Chuppa-Chups, c'était vraiment trop zarb... Mais putain... J'veux bien être son bonbon tous les jours moi, si c'est à chaque fois aussi bon !". Cette simple phrase trônait fièrement en première place du best-of de ses aveux imagés, juste devant la très animalière "Cet enfoiré, il m'a trait comme une vache... Meuh ! "
Aaron était au courant de toutes ces confidences. Il les avait même encouragées. Martin était un garçon de confiance, il s'en était persuadé après avoir longuement discuté avec lui sur facebook le lendemain de Noël. Les deux collégiens s'étaient mis d'accord pour se répartir les tâches. Aaron protègerait Kilian du monde entier et Martin le protégerait d'Aaron. C'était honnête et complémentaire. Du coup, le rouquin avait été autorisé à être dans le secret des dieux. Les sous-entendus entre le brunet et ce dernier étaient fameux, mais personne, à part un Kilian rougissant de honte, ne les comprenait. Au final, seul le garçon aux taches de rousseur connaissait les véritables intentions d'Aaron et la raison de sa gêne de ces derniers jours. Il les lui avait expliquées en lui faisant promettre de ne rien raconter à « leur » Kilian.
« Mercredi, après le cours d'histoire, RDV dans notre salle. »
Cette réponse, rapide, étonna Kilian. Son partenaire de jeu n'était pas du genre à aimer les redites. Chaque moment devait être unique. S'il ne le trainait pas aux toilettes cette fois-ci, où iraient-ils ?
Toujours est-il que le blondinet attendit sagement la date du rendez-vous, sans demander quoi que ce soit d'autre. Tout juste s'était-il autorisé un soir d'orage à quémander un discret bisou sur les lèvres, qu'il avait obtenu sans la moindre discussion de la part d'Aaron. Pas un jour ne se passait sans que les deux collégiens ne s'échangent quelques mots ni sans que le plus mature des deux n'ait un geste tendre ou une petite attention pour son trésor doré.
Quand enfin le mercredi tant attendu arriva, Kilian se jeta dans les escaliers, suivi de près par le beau brun. L'un à côté de l'autre, ils s'assirent sur un ensemble de tables pour regarder le paysage. Le ciel était gris et le vent soufflait fort. Plusieurs minutes passèrent sans qu'aucun d'eux n'ose quoi que ce soit si ce n'est se tenir la main. Le garçon aux cheveux flavescents était bien incapable de prendre les devants. Il était à la fois le jouet bienheureux, la peluche qu'on dorlote et l'innocent qu'on cajole. Il ne se sentait pas prêt à changer de rôle. Mais Aaron, ce jour-là, ne semblait pas avoir envie de choses coquines. Kilian attrapa les doigts fins de son camarade et les fit glisser sous son t-shirt, mais il ne reçut aucune réaction en retour, si ce n'est un tendre bisou sur la joue. Son petit pianiste à lui était-il souffrant ? Ce n'était pas dans ses habitudes de ne pas saisir les perches. Le jeune adonis s'allongea sur les tables en dépliant les bras, comme un animal blessé peut s'offrir à son chasseur après avoir tout abandonné. Mais là encore, la réaction d'Aaron ne fut que douceur. Des caresses dans les cheveux et sur le visage, mais rien de plus.
« Si tu veux jouer, je veux bien hein, je me laisserai faire, je te le promets, je ne râlerai même pas si tu m'entraines aux toilettes ou ailleurs ! »
Kilian ne pouvait regarder en face son camarade. Le visage écarlate, rarement il s'était senti aussi piteux. Devoir aller jusqu'à exprimer ce genre de choses, il ne l'avait jamais fait jusqu'à présent. Mais il en avait besoin. Ces moments de tendresse donnée et reçue l'aidaient à affronter sa triste réalité. Ses parents étaient plus que jamais en froid. Même le mot tabou avait fini par être prononcé quelques heures avant que Kilian n'envoie son SMS. « Divorce ». Même s'il savait que c'était sans doute la meilleure chose à faire, il n'arrivait pas à l'accepter. « S'il te plait Aaron, s'il te plait » était la seule pensée qui hantait son esprit.
« Non. Je n'ai pas envie de jouer Kilian. Si j'avais eu envie, je l'aurais fait depuis longtemps, tu me connais ! »
Cette réponse fit exploser de rage le garçon aux yeux émeraude. Ça, c'était fort de café. Pendant des mois, Aaron l'avait harcelé jusqu'à ce qu'il cède, et maintenant qu'il était à lui, il n'avait plus envie ? Le brunet n'avait même pas conscience de tout ce que cela pouvait représenter pour lui. Toute la honte qui était la sienne, toute sa détresse et tout son amour aussi. Le visage marqué par la colère, Kilian cria :
« Pourquoi tu veux pas ? C'est quoi le problème ? Je ne suis pas assez bien pour toi ? Tu t'es lassé ? Au moment même où... où... où je commençais à accepter tout ça, tu me jettes ? C'est ça ? »
Les larmes coulaient abondamment sur les joues roses du jeune garçon, débordant de ses fossettes comme la goutte du vase. La peur et la tristesse pouvaient se lire au fond de ses pupilles. Aaron se passa la main sur la tête et dans les cheveux. Jamais le surnom de blondi-niais n'avait été plus adapté à son crétin de Kilian. Ce dernier ne comprenait rien, c'en était presque fatigant, mais en même temps tellement touchant. Le brun aventureux se leva, fit trois tours dans la salle vide puis revint à hauteur de son camarade.
Tendrement et un sourire aux lèvres, il lui essuya les yeux et le nez avec un mouchoir. Kilian n'arrivait pas à comprendre ce comportement mais se laissait faire. Il voulait qu'Aaron lui réponde, lui dise qu'il ne le rejetait pas, que c'était autre chose, juste une question de lieu et de moment, mais qu'il ne l'abandonnait pas et ne l'abandonnerait jamais.
L'adolescent aux cheveux noirs et brillants prit sa respiration avant d'enfin exprimer ce qu'il avait sur le cœur :
« On ne joue plus Kilian. Je n'ai plus envie de jouer. Je trouve ça malhonnête de faire tout ça alors qu'on n'est pas en couple. »
La gifle verbale était monumentale. Encore plus violente que toutes celles qu'avait récoltées depuis des mois le pauvre collégien. Les mots lui piquaient la joue et brulaient l'ensemble de son corps. Désespéré, il était comme paralysé. Aaron, tout à fait à l'aise, lui passait tendrement la main dans la crinière, un sourire au coin des lèvres. Chez Kilian, blond n'était vraiment pas qu'une couleur de cheveux.
« Ce que je veux dire, Kil, c'est tout simplement que je veux sortir avec toi. Et la question, c'est de savoir si toi aussi, tu veux sortir avec moi ou pas. Réponds ! »
La tristesse laissa la place à la surprise. Les yeux grands écarquillés et la bouche béate, le candide collégien venait de se prendre un revers en pleine face. Cette demande, il ne l'avait pas du tout vue venir. C'était un tabou. Il avait toujours rejeté la discussion. Même s'il aimait Aaron plus que tout, il ne pouvait envisager « sortir » avec lui. C'était trop étrange, trop bizarre. Tant qu'ils jouaient, même s'il avait des sentiments pour cet adolescent si brillant, cela restait au stade de la découverte mutuelle et de l'amusement. Devenir son petit copain, au contraire, c'était assumer ce qu'il n'avait jamais accepté et ce que son père ne lui pardonnerait jamais, et aussi prendre le risque d'avoir le cœur brisé, comme tant d'autres avant lui.
« Tu veux me traiter comme toutes les filles, c'est ça ? Tu veux me mettre à tes pieds pour mieux me jeter après ? »
Même s'il ne pensait pas un traitre mot de ce qu'il disait, ses paroles traduisaient ses peurs les plus profondes. Aaron déglutit, puis, alors que ses yeux semblaient de plus en plus chargés, se mit à genoux. Les bras détendus contre le corps, il regarda le visage de son blondinet. Son sourire était toujours aussi tendre, presque dépité. Tout doucement, une goutte coulant sur sa joue droite, il murmura :
« Tu comprends vraiment rien Kilian. C'est moi qui suis à tes pieds, là ! Je veux juste être avec toi. Même si personne d'autre que nous deux le sait, je m'en fiche, je veux que tu sois mon petit ami. Je m'en fous des autres, je m'en fous que ça soit un secret, je veux juste pouvoir te serrer légitimement dans mes bras et te dire que je t'aime. Parce que oui, je t'aime putain. C'est important pour moi. Moralement, je ne supporte pas de te faire ce que je te fais parfois... Sans qu'on soit vraiment ensemble. Je t'aime, et c'est pour ça que je ne veux plus jouer tant que je n'aurai pas eu une réponse. Si tu dis non, j'accepterai mais je ne suis pas sûr de le supporter. Mais si tu dis oui, je serai à toi et rien qu'à toi. Je te le promets Kilian. C'est juste que je t'aime... »
Le souffle court, la langue haletante et le cœur battant à toute allure, le blondinet s'accrochait à sa table. Pour une déclaration, c'était une putain de déclaration. Jusqu'à présent, si Aaron le lui avait fait comprendre à de nombreuses reprises, il n'avait jamais osé « dire » ces quelques mots simples et pourtant magiques. Les gestes leur permettaient de déclarer leurs sentiments sans palabres inutiles. En larmes et s'étranglant presque à chaque mot, Kilian répondit :
« Pardon Aaron... Excuse-moi d'agir aussi bêtement. J'ai honte. Je suis désolé, je ne m'étais même pas rendu compte à quel point c'était important pour toi. Tu sais très bien que moi aussi... enfin... j'ai des sentiments pour toi, même si je ne le dis pas. C'est trop cramé même. Mais... je ne sais pas si je suis prêt pour ça... Ch'uis trop minable putain... S'il te plait, laisse-moi juste un peu de temps pour te répondre, au moins jusqu'au début des vacances. Le temps d'encaisser et de réfléchir... De voir si je suis capable d'assumer ce que je ressens pour toi... J'te jure, mes parents, c'est pas les mêmes que les tiens, c'est vraiment pas simple... »
Son discours était aussi désordonné que sincère. Dans sa tête, c'était un bordel sans nom. Bien sûr qu'il voulait, c'était juste qu'il ne pouvait pas. Le poids de l'opinion publique, le sens de la symbolique, la peur d'être jugé... Kilian était tiraillé entre ses désirs et son image. Aaron lui mettait le couteau sous la gorge. Il avait le choix entre assumer son amour pour cette douce créature et pouvoir le vivre pleinement, au risque de bien des problèmes qu'il ne se sentait pas d'affronter, ou alors ne pas l'assumer, se protéger du regard des autres, mais se condamner par la même occasion à la perte de ce qui comptait le plus à ses yeux. Cruel dilemme.
Aaron comprenait. À force de parler à son blondinet tous les jours des choses les plus dures et intimes et à force de partager plus que de simples moments, il n'ignorait plus rien de ses problèmes et de ses peurs. Tendrement, il l'enlaça et lui chuchota des mots réconfortants à l'oreille.
« Ne t'en fais pas, j'attendrai ta réponse. Et même si tu me réponds non, ça ne m'empêchera pas de t'aimer, sois en sûr. Je tiendrai toutes mes promesses, je serai là pour toi. Je voulais juste être sincère, je voulais juste te dire ce que j'avais sur le cœur. »
Pendant de longues minutes, le blondinet pleura dans les bras protecteurs du jeune brun. Il n'était plus question de jouer, il était temps de passer aux choses sérieuses et de faire un choix. Le choix le plus lourd de sens qu'il n'avait jamais eu à faire dans toute sa vie. Lorsqu'Aaron lui fit remarquer que l'heure avait passé et qu'il devait filer, Kilian, le visage fermé d'un enfant honteux, le supplia :
« Fais-moi un bisou au moins, pour me montrer que tu ne m'en veux pas de ne pas t'avoir répondu aujourd'hui »
Sans même avoir à attendre, il fut exaucé. Ce baiser était certes court, mais sincère et passionné, comme Aaron savait si bien les offrir.
Alors qu'il quittait la salle de classe froide et vide, le brunet entendit dans son dos quelques mots à peine murmurés mais perceptibles.
« Moi aussi je t'aime... »
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