6. Le matin du départ
Cédric avait très mal dormi. Forcément, sa chambre jouxtait celle de son frère. Il l'avait entendu gémir un long moment dans son lit. Même s'il n'était pas responsable de la bêtise de son père, il se sentait coupable. Protéger Kilian, c'était ce qu'il voulait vraiment. Si dans beaucoup de familles, les relations entre frères sont souvent tendues, ces deux-là étaient une véritable exception, à cause principalement du caractère si doux du plus jeune des deux. Cédric s'en voulait de ne pas avoir été capable d'empêcher la scène déplorable de la veille. Il s'en voulait de toujours remettre à demain la discussion sérieuse qu'il souhaitait avoir avec son père sur la situation de sa famille. Du haut de ses seize ans, le jeune lycéen était déjà bien plus mature et responsable que nombre d'adultes, à commencer par ses parents. C'était cette responsabilité, cette façon qu'il avait de gérer les choses et de s'occuper des autres qui permettait à son petit frère de rester encore un enfant.
Bien qu'en colère contre sa mère qui lui semblait de plus en plus étrangère et contre son père si dur, sévère et intransigeant, il ne pouvait s'empêcher de culpabiliser. Dans son esprit, c'était sa faute. Une fois de plus, il avait échoué en tant que frère et une fois de plus, Kilian pleurait seul dans son lit. C'était ce sentiment de honte qui l'empêchait d'aller réconforter son cadet. Il ne s'en sentait pas capable. Il ne s'en sentait pas digne. Il en souffrait à en devenir fou, sursautant à chaque gémissement qu'il entendait à travers la cloison.
Quand enfin, Kilian se fut tu, emporté par le sommeil, Cédric essaya d'analyser ce qu'il s'était passé. Le retard du petit frère, le jogging vert, l'insulte d'un père, les larmes… Il n'en avait pas fallu beaucoup pour déclencher cette crise. Comme du cristal, ce qui est fragile casse facilement. Mais c'est cette fragilité qui donne leur valeur aux choses. Cédric en était persuadé. Kilian ne serait jamais vraiment heureux dans cette famille, mais c'était la leur et il n'y avait rien qu'il puisse faire pour y remédier. Cette pensée le dévastait et entraina son esprit jusqu'à tard dans la nuit.
« Allez, réveille-toi Kili, il est plus de huit heures. Tu sais bien qu'aujourd'hui, tu n'as vraiment pas le droit d'être en retard. Tu as entendu ce que papa a dit hier soir ? »
Cédric s'était réveillé très tôt et n'avait pu retrouver le sommeil. Mais comme à son habitude, il avait profité de la fraicheur matinale pour s'affairer et préparer les affaires de son frère.
« Mhhh, encore dormir… »
« Kilian, bordel, arrête de faire le gosse, ce n'est pas le moment. Lève-toi, va te doucher et par pitié, mets un slip. Je sais qu'hier, la fin de soirée était particulièrement désagréable, mais tu aurais au moins pu te mettre en pyj'. »
Cédric était presque autoritaire. Cela ne lui plaisait pas, mais il savait qu'il n'avait pas le choix. Si lui ne l'était pas, son père le serait.
Kilian se redressa dans son lit, se frotta les yeux et dévisagea son grand frère l'air béat. Il lui fallut plusieurs secondes pour comprendre ce que racontait son ainé. La force de Kilian, ce qui l'aidait à avancer malgré ses gros chagrins, c'était sa faculté incroyable à faire abstraction de ce qui lui tombait dessus et à passer à autre chose.
« Ah ouais tiens, t'as raison, j'ai oublié de mettre un caleçon hier soir… C'est ballot ça ! »
Cédric hocha la tête doucement de gauche à droite et leva les yeux au ciel. Il n'en revenait pas. Son frère était extraordinaire.
« Ton sac est fait ? Si oui, ton petit déjeuner t'attend en bas, sinon, dépêche-toi de le faire. Tu as intérêt à être prêt quand papa décidera de t'emmener au car. Au fait, ton jogging ? »
« Au fond du sac. Papa peut m'interdire de le mettre quand il est là, il ne peut pas m'empêcher de le mettre au camp. Et tant pis si ça fait tarlouze. »
Kilian avait le regard déterminé du garçon vexé qu'il était. Même s'il avait évacué son gros chagrin de la veille, il n'en restait pas moins un jeune homme particulièrement fier. S'il ne voulait pas froisser son père, il ne voulait pas pour autant se soumettre aux caprices de cet homme.
Cédric sourit puis lui passa la main dans les cheveux avec douceur, lui grattant au passage le bas du crâne, ce que le jeune adolescent adorait.
« T'as bien raison Kili, t'as bien raison. Allez, dépêche-toi. Tu n'imagines pas la chance que tu as de quitter cette maison de fous pendant deux semaines, toi… »
Comme à son habitude, Kilian se glissa jusque dans la douche et s'adossa au mur, puis fit couler l'eau glacée sur ses cheveux. Elle s'écoulait doucement sur sa nuque, puis dans son cou et sur son jeune torse. On n'apercevait qu'une seule différence notable par rapport à sa routine. Kilian avait les poings serrés.
Comme souvent, Cédric prépara le chocolat chaud de Kilian, en veillant bien à ne pas s'y prendre trop tôt pour éviter certaines remarques. Il était soulagé de la réaction de son jeune frère. Une fois encore, l'optimisme et le tempérament ingénu de ce dernier l'avaient fait passer outre le chagrin.
Obéissant, Kilian s'était habillé dès le sortir de la douche. Ses cheveux encore humides, il engloutit le contenu de son bol et deux tartines au Nutella. À neuf heures cinq précises, François descendit dans la cuisine. Il n'eut pas le moindre mot pour ses enfants avant d'avoir fini son café.
« Kilian, tu pars pendant deux semaines. Il est hors de question que tu te comportes mal pendant ton camp de vacances ou que tu ne crées du souci à ta pauvre mère. Si j'ai un seul coup de fil de la part des animateurs, je viens te chercher tout de suite et tu passeras le mois d'aout enfermé dans ta chambre. »
C'était particulièrement inutile. Kilian ne causait jamais de soucis à personne. Il détestait les conflits, il détestait se faire engueuler et évitait donc au maximum de faire des bêtises. Tout le monde le savait. Tout le monde sauf ce père autoritaire qui se sentait toujours obligé de marquer son territoire. Cédric soupira, Kilian acquiesça.
« Promis papa, t'en fais pas, je serai sage. Si j'ai le moindre problème ou quoi que ce soit, j'appellerai tout de suite Ced »
François tiqua. Très intelligemment, l'adolescent lui avait fait passer un message lourd de sens. Ce n'était pas auprès de lui ou de sa mère que le jeune ado se tournerait en cas de problème. Mais bien auprès de son frère. Cela irrita fortement le père qui ne pouvait rien dire.
À neuf heures vingt-cinq précises, François se leva de table. À neuf heures vingt-huit, lui et son fils étaient dans la voiture. À neuf heures cinquante-deux, il déposa Kilian au point de rendez-vous, huit minutes avant l'heure prévue. L'honneur de la famille était sauf. Un animateur accueillit l'enfant.
« Salut, moi, c'est Frédéric, mais tu peux m'appeler Fred ! J'ai vingt-quatre ans, je suis l'animateur en chef de cette colo. Tu es ? »
Le blondinet répondit en tendant la main :
« Salut, moi, c'est Kilian, mais tu peux m'appeler Kil ! J'ai quatorze ans, je suis un des animés de cette colo ! Je suis ! »
« Toi, t'es un p'tit marrant à ce que je vois » répliqua Fred en rigolant. « Allez, monte dans le bus. »
Retenant son fils par la manche, François s'adressa directement au moniteur :
« Occupez-vous bien de lui, et n'hésitez pas à me contacter au moindre souci ou s'il vous pose des problèmes. »
Kilian avait le regard sévère. Une fois de plus son père lui en remettait une couche, et ce devant l'animateur en chef. Il grommela :
« Ça va p'pa, ch'uis plus un gamin, ça va bien se passer… »
« Ne vous en faites pas monsieur. » répondit Fred en rigolant, « J'en ai maté des plus costauds. Et avec le sport qu'on va leur faire faire, ils n'auront plus le temps ni l'énergie pour faire des conneries. Allez Kilian, dans le car avec les autres… »
Le vacancier ne se fit pas prier deux fois et sauta littéralement dans le car, qui était particulièrement spacieux avec ses deux niveaux. Le bas étant déjà bien rempli, Kilian décida de monter à l'étage. Quelques personnes étaient déjà présentes et les sièges non occupés se faisaient rares.
« La place est libre ? »
Kilian s'adressait à un jeune garçon adossé à la fenêtre. Il ne voyait pas son visage, tourné vers la vitre et caché par des lunettes de soleil et une casquette rouge par laquelle sortait une petite touffe de cheveux noirs. Le t-shirt blanc du jouvenceau faisait ressortir sa peau légèrement bronzée. Il ne se retourna même pas.
« Oui. »
Kilian posa son sac à dos bleu à bandoulière jaune puis s'assit. Au bout de plusieurs secondes de silence, il tenta de briser la glace :
« Salut, moi c'est Kilian ! C'est la première fois que tu vas à ce camp toi ? Moi oui, c'est mon frère qui l'a trouvé. Ça m'a vraiment l'air chouette… J'espère qu'on va bien s'amuser… »
« … T'es du genre soulant toi, non, avec tes lieux communs à deux balles ? »
Le garçon aux yeux verts ne s'attendait pas à une telle répartie de la part du jeune inconnu, qui venait de tourner la tête vers lui. Soutenant son regard, Kilian répondit :
« Non, pas particulièrement… J'essaie juste de discuter un peu, le prends pas comme ça… »
« … Bah cause-moi quand tu auras un truc intéressant à dire, le blond. Sinon, laisse-moi observer les gens qui arrivent dehors. »
Sec, violent, direct. L'exact opposé du style si doux de Kilian. Ce dernier s'enfonça dans son siège en rougissant.
« Ok, Ok… Enfin tu pourrais au moins me donner ton prénom, non, le brun ? » tenta l'adolescent sans pourtant obtenir de réponse.
Le voyage dura trois heures. Trois heures pendant lesquelles son voisin ne détourna pas les yeux de la route. Trois heures pendant lesquelles Kilian se demandait où il était tombé. Heureusement, il put engager une conversation avec deux jeunes garçons en face de lui dans l'allée, ce qui le rassura quelque peu. Ce ne fut qu'une fois arrivé, en sortant du car que le jeune brun un poil ténébreux lui adressa à nouveau la parole.
« Aaron. »
« Euh, quoi ? »
« Mon prénom, c'est Aaron. »
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