58 - Aveux
Sous sa douche, Kilian essayait de réaliser ce qui venait de se passer. Lui, embrasser un mec, comme ça ? Ça lui faisait mal à la tête. Au final, se lancer avait été plus simple, naturel et agréable qu'il ne l'avait imaginé. Mais que faire maintenant ? L'exposé n'était pas terminé, il faudrait donc retourner travailler avec Aaron. Comment ce dernier réagirait ? Il était peu probable qu'il repousse le jeune blondinet, mais à la limite, peut-être bien que le bel éphèbe aux yeux émeraudes préfèrerait une fin de non recevoir plutôt que de passer à la casserole à cause de la fougue de ce jeune brun imprévisible.
Kilian n'arrivait ni à assumer, ni à mettre des mots sur ses sentiments. Et pourtant, ils étaient brulants, vigoureux, aimants et sucrés. Mieux valait ne pas trop y penser et rester le plus longtemps possible sous le jet froid qui coulait de manière ininterrompue sur son visage.
Dans son bain, Aaron essayait lui aussi de réaliser et de comprendre. De l'eau jusqu'aux lèvres, il laissait la chaleur du liquide imprégner son corps. Il se sentait bête. Ce jeu du « suis-moi je te fuis, fuis-moi je te suis » était des plus stupides. Mais qu'y pouvait-il ? Bien sûr, ses sentiments pour son petit blondinet étaient sincères, et ce depuis le début, mais il ne savait que trop bien que ce type d'amour était, si ce n'est impossible, plutôt compliqué à assumer à son âge. Il ne voulait pas que son propre égoïsme pousse Kilian à accepter des choses contre son grés et à subir la méchanceté des autres. Que fallait-il faire maintenant ? Sauter sur l'occasion au risque de blesser celui pour qui son cœur battait ou mettre de la distance pour mieux le protéger ? Le caractère à la fois sensible et fragile de Kilian ne l'aidait vraiment pas à choisir.
Le lundi et le mardi suivant, les deux garçons s'évitèrent autant que possible. Bien sûr, ils avaient envie de se voir, de se parler, de se toucher, mais l'un et l'autre étaient sur la défensive, attendant avant de bouger le premier pion. Aux échecs affectifs, il ne faut jamais se précipiter. Le moindre coup raté peut avoir des conséquences désastreuses surtout quand ce n'est pas l'adversaire qu'il faut mettre mat. Dès qu'il y a un perdant, il n'y a plus de gagnant. C'est là la principale différence avec le jeu traditionnel.
Le mercredi, machinalement, Aaron se rendit dans leur salle. Kilian le suivit sans réfléchir. Pourquoi donc fallait-il que cette pièce carrée aux murs défraichis et au tableau toujours mal nettoyé les attire à ce point ? Peut-être y avaient-ils vécu suffisamment de choses pour qu'elle devienne leur endroit à eux, celui où ils se sentaient bien. Pourtant, ce jour-là, ni câlin, ni baiser, ni jeux, ni tendresse. À peine le blondinet s'était-il assis sur une chaise que le brunet manqua de tomber à genoux, se retenant tant bien que mal à une table, les larmes prêtes à jaillir au moindre signal. Il le supplia :
« Écoute Kilian, je suis désolé pour ce que je t'ai dit la semaine dernière et pour le fait de t'avoir évité depuis dimanche. Je n'arrête pas de réfléchir. T'imagines pas le bordel que t'as foutu dans ma tête depuis que je te connais ! Maintenant, je vais être franc avec toi. Tu sais quels sont mes sentiments pour toi et même si tu ne l'as jamais ouvertement dit, j'ai bien compris ce que tu ressens pour moi. Même si j'ai dit le contraire, je ne veux pas que tu me détestes. Je ne supporterais pas ça. C'est juste... que je ne veux pas te faire du mal. Et plus j'ai peur de t'en faire, plus je t'en fais. C'est minable ! Je suis complètement paumé. »
Son interlocuteur ne savait pas quoi répondre. Il ne voulait rien répondre. Aaron avait raison sur toute la ligne. Jamais il ne pourrait assumer ses sentiments, quitte à se mentir à lui-même. Mais ils étaient à ce point transparents que ça en devenait risible.
« Tu veux en venir où, Aaron ? »
« À cause de moi, tu t'es fâché avec Martin. Et ça, je ne l'accepterai pas. Je refuse de me rapprocher de toi si c'est à ce prix-là. C'est ton pote, il a toujours été là pour toi. Tu n'as le droit ni de le jeter, ni de lui mentir ! Alors fais ce que tu veux, mais réconcilie-toi avec lui, c'est tout ce que je te demande. Si tu le fais, je ne te demanderai plus de me détester... »
Simple, clair, limpide. Le collégien ne demandait pas grand-chose, juste l'impossible. Ils sortirent de la salle froide sans un bruit et descendirent l'escalier lentement. Pour Kilian, le dilemme était atroce. En sous-entendu, il n'était pas simplement question de demander pardon à Martin pour son attitude du week-end dernier. Il fallait aussi reconnaitre que son rouquin avait raison. Et donc assumer des sentiments qu'il ne maitrisait pas et ne voulait pas voir en face. C'était à ce prix qu'il pourrait de nouveau se rapprocher de son petit brun.
La discussion eut lieu le vendredi soir, après les derniers cours avant les vacances de Noël. Sur le chemin du retour, sous un léger orage, les deux amis faisaient route commune. Martin était toujours aussi furieux, mais il avait fini par se faire une raison. À force de mettre de l'eau dans son vin, il avait peur de ne jamais connaitre l'ivresse. Kilian demanda faussement naïvement :
« Tu m'en veux toujours pour dimanche ? »
« Un peu que j't'en veux ! C'était génial et j''ai même pas pu partager ça avec mon meilleur pote car ce dernier s'est découvert une passion pour l'histoire et les crimes de guerre ! Ou pour les bruns, va savoir, j'm'en fous en fait ! »
Le rouge de ses joues surpassait celui de ses cheveux. La sincérité est l'une de ces choses qui peuvent aisément se lire sur un visage. Kilian s'arrêta de marcher et s'adossa au mur. Il lui fallut de nombreuses minutes avant d'enfin murmurer ce qu'il voulait exprimer. Plongeant son doux faciès d'adolescent au creux de ses mains et en fermant les yeux pour ne pas laisser son interlocuteur voir ce qu'il se passait au fond de ces derniers, il dégaina :
« Je suis désolé Martin. Vraiment désolé. Pour tout. Pour t'avoir lâché, pour m'être énervé et pour le reste. La vérité, c'est que tu as raison sur toute la ligne. Quand tu as dit que j'étais amoureux d'Aaron... Je me demande si... ce n'est pas la vérité. Et c'est depuis que je le connais que ça me fait ça. Il m'énerve. Des fois, j'ai vraiment envie de le taper, mais à chaque fois, il sort comme par magie un truc trop classe et je craque. Ça a commencé au camp et il n'a pas arrêté de jouer avec moi depuis. C'est pour ça que j'ai réagi comme ça le jour de la rentrée et que je fais n'importe quoi dès qu'il est question de lui, en fait. »
Pour la première fois de sa vie, Kilian assumait quelque chose d'aussi intime et compliqué. Martin était son confident, il était le seul qui pouvait le comprendre. Même si c'était quelque chose d'aussi énorme que ça. Aimer un garçon, il ne le voulait pas, il ne l'avait jamais voulu, il n'avait pas choisi. Mais ça lui était tombé dessus comme une masse. La même douleur que quand on tombe lourdement d'une chaise.
Le jeune rouquin écarquilla les yeux. Ce qui l'étonnait le plus, ce n'était pas l'aveu en lui-même. Depuis le temps, il s'en était bien douté, même si c'était toujours aussi bizarre et étrange de se dire que son meilleur pote était peut-être... de ce bord ? Non, ce qui le surprenait, c'était la franchise et la légèreté avec lesquelles Kilian avait admis ce qui était encore inavouable quelques jours plus tôt.
« Putain, ce salaud, faut pas que tu te laisses faire, faut pas qu'il te force à faire des choses que tu ne veux pas. Je suis sûr que c'est à cause de lui que tu as cassé avec Alice. Sérieux mec, s'il te tourne trop autour, s'il t'emmerde, je suis là pour t'aider, moi ! Et je laisserai personne t'insulter parce que ce type fout le bordel dans ta tête ! S'il tente quoi que ce soit, on le démonte ! Il a déjà essayé de t'embrasser ? »
Le rouquin était sincère. La main sur l'épaule de son camarade, il essayait de le réconforter, même si les larmes qui coulaient indiquaient que ce n'était pas aussi simple que ça. L'amitié est bien plus forte que la rancœur. On pardonne tout aux copains. Surtout quand ce sont de vrais potes avec qui on a partagé toute son enfance. Pourtant, Kilian grimaçait plus que d'habitude. Il y avait quelque chose d'autre, de plus profond, que son ami ne saisissait pas, et qui était si dur à exprimer.
« Tu comprends pas Martin. Le problème, ce n'est pas ce qu'il fait. Bien sûr qu'il a déjà essayé de m'embrasser ! Il a même réussi ce con... Mais c'est pas ça qui m'fout le moral en l'air. Le truc, c'est que jusqu'à ce week-end, il me volait des baisers et moi je pleurais. C'était peinard comme truc en fait. Sauf que dimanche, c'est moi qui l'ai embrassé. Tu piges ça ? J'ai embrassé un mec putain, par ma propre volonté ! Je suis en train de devenir dingue ! J'ai jamais voulu ça! J'suis pas pédé moi ! Mais je l'ai embrassé et je ne sais même pas pourquoi ! J'ai peur, Martin. Je suis paumé, j'ai pas envie d'être « comme ça », mais... pt'être que je l'aime, c'est pas ma faute... Mais si mon père, mon frère ou un con comme Adrien apprennent ça, j'suis foutu, j'ai plus qu'à mourir. »
Les sanglots étaient tempête. Le mauvais temps de décembre n'était rien à côté du visage déstructuré du jeune garçon. Même si parler lui faisait théoriquement du bien, avouer toutes ces choses à Martin et surtout se les avouer pour la première fois à lui-même ressemblait à une mise à mort, le corps perforé par mille pointes d'épées qu'on nommait "vérités".
Le rouquin, lui, était livide. Il pensait avoir percé à jour son camarade, il n'avait en fait rien compris. Il s'en voulait de son égoïsme, ne pensant qu'à sa petite convention minable pendant que Kilian vivait l'enfer des sentiments. Depuis le début de l'année, il avait été le spectateur impuissant de la machination d'Aaron pour faire sien le blondinet. À tenir les chandelles et à jouer les pompiers de service, il avait fini par perdre de vue ce qui comptait vraiment. Il n'y avait rien qu'il puisse faire d'autre qu'écouter, consoler et conseiller. Enfin si, une chose, ou plutôt la chose, celle dont Kilian avait le plus besoin. Accepter. Les deux mains sur les épaules de celui qui était presque un frère, il murmura d'une voix reposante et réconfortante :
« Tu sais Kil, on est potes et on le sera toujours. Pour moi, ça change rien. Aaron ou Alice, tu as le droit d'aimer qui tu veux. Même si c'est un mec et que je ne suis pas dans ce délire, je n'ai pas le droit de te juger. Je suis ton ami, donc je dois te soutenir. Sache juste que, maintenant que je sais ça, je ne le laisserai pas te faire du mal, jamais. S'il te blesse, il aura des comptes à me rendre. Mais si c'est vraiment ce que tu veux, je ne t'empêcherai pas de te rapprocher de lui et je ne foutrai pas ma merde, je te le promets. Alors s'il te plait, arrête de te poser des questions et de te faire du mal. Si moi je t'accepte comme tu es, alors il n'y a pas de raison que toi tu n'y arrives pas ! »
Martin n'avait jamais tenu discours plus gentil, mature et réconfortant qu'en ce jour de pluie. Il s'impressionnait lui-même. Ce sont les grandes circonstances qui font les grands hommes. Il venait de prendre de la hauteur d'un seul coup et n'en était pas peu fier. On ne nait pas tolérant, on le devient. Voir son meilleur ami dans cette situation avait été, chez lui, le déclencheur d'une nouvelle façon de penser.
L'éphèbe vêtu de couleurs chatoyantes prit une grande inspiration, déglutit fortement et renifla tout ce qu'il put. Ces mots lui avaient fait le plus grand bien. Que Martin lui pardonne et l'accepte, c'était la clé de voute de tout son fragile édifice. Il se sentit d'un seul coup soulagé d'un poids énorme.
« Merci mec ! Merci ! Je suis vraiment désolé de ne pas avoir parlé de ça avec toi avant. Tout aurait été vachement plus simple ! »
L'important, c'est d'y croire...
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