57 - Chez Aaron

Kilian n'avait pas trainé. Douche, petit déjeuner, devoirs... Forcément, il regrettait un peu de ne pas rejoindre son pote Martin pour se noyer dans les derniers jeux vidéo qui sortiraient pour Noël, mais il avait mieux à faire.

Ce qui lui prit le plus de temps ce matin-là, ce fut de choisir ses vêtements. Fallait-il y aller à la cool car on était dimanche ? Ne valait-il pas mieux s'habiller « chicos » pour ne pas trop se taper la honte ? Mais à trop en faire, Aaron ne trouverait-il pas cela ridicule ? Le blondinet essaya quatre jeans, cinq t-shirts et trois pulls avant d'enfin faire son choix. Il serait naturel mais présentable, cool sans être cliché ainsi que sobre sans être triste. Il s'habillerait donc comme tous les jours, mais en soignant tous les petits détails.

Après le déjeuner, il se rendit à pied chez son camarade. Aaron n'habitait pas trop loin. Un loft de deux cents mètres carrés aussi opulent qu'imposant. C'était le logement de fonction de son père. Le jeune brun en avait déjà parlé une fois. Son vieux était haut fonctionnaire. Il servait la nation, quand il n'était pas trop occupé à se servir sur son dos. Mieux valait en rire qu'en pleurer, c'était le système qui était mal foutu.

Quand le blondinet arriva devant le grand immeuble, il se rendit compte qu'il était dans un autre monde. Il admirait cette vieille papeterie complètement rénovée et divisée en plusieurs appartements tous plus luxueux les uns que les autres. Au rez-de-chaussée, le vaste accueil avait été aménagé en un petit studio, dans lequel vivait une vieille dame ridée. Elle portait sur elle les marques du temps et semblait faire partie des murs, les originaux, ceux de la fabrique avant son rachat et sa transformation en quelque chose d'habitable. Elle occupait la fonction de concierge, mais Aaron trouvait cela réducteur, voire insultant. Pour lui, elle était la logeuse, l'âme des lieux. Elle avait traversé les époques, toujours attachée à cette fabrique. Elle s'appelait Magda, elle était restée là des années durant, survivant aussi bien aux nombreux changements de propriétaires qu'à l'évolution des lieux. Alors qu'elle s'occupait de balayer le couloir, Kilian la salua d'un signe poli de la tête. Elle l'interpela :

« Alors mon mignon, tu t'es perdu ? Tu cherches quelque chose ? »

« Bonjour madame. Je suis un camarade de classe d'Aaron, je viens travailler chez lui pour un exposé. »

« Tu viens voir le petit Aaron ? Tu dois être Kilian alors ! Il m'a un peu parlé de toi ! Il crèche au deuxième étage. La sonnette est cassée, alors pousse directement la porte ! »

Kilian rougit. Il ne s'attendait pas à ce qu'Aaron ait parlé de lui, comme ça, à des étrangers, alors que la réciproque était loin d'être vraie. Et qu'avait-il pu raconter d'ailleurs ? C'était gênant.

En montant les marches doucement, il entendit une légère musique accompagner ses pas. Elle se faisait de plus en plus sonore et agréable au fur et à mesure qu'il se rapprochait de l'appartement de son camarade. « mi ré# mi ré# mi si ré do la... » On aurait dit que quelqu'un écrivait une lettre à la plume et à l'encre, un mot doux, un message. Même si Kilian n'était pas Élise, il reconnut Beethoven. Les notes volaient, son cœur flottait. Il avait l'impression que ce morceau lui était destiné, comme un appel à entrer, à découvrir et à s'émerveiller. Il poussa la porte timidement, le rythme se fit d'un coup plus brusque. Le vaste couloir était d'un blanc immaculé. Le tempo s'accéléra, Kilian avança entre les meubles. Il y avait peu de photos au mur, il les observait toutes. Le fait de découvrir au détour d'un cliché en noir et blanc à quoi ressemblait son jeune brun plus jeune à la plage, l'été, le fit frissonner. La musique redevint douce et plus que jamais semblait l'appeler. Une simple porte coulissante le séparait de l'origine de la mélodie. Il la franchit et manqua de chuter à cause d'un chat noir qui trainait là. Kilian se rattrapa à une chaise puis releva les yeux. Aaron était là, paisiblement assis sur son petit siège à laisser filer ses doigts à toute allure sur le clavier. Il ne faisait qu'un avec sa mélodie. Son corps tout entier tremblait à chaque vibration des cordes. Ce n'était pas de la musique, c'était autre chose. De la magie peut-être, un moment irréel en dehors du temps sans doute. Ce qui transparaissait de l'instant plus que tout le reste, c'était l'expression du visage du jeune pianiste. Souriant quand le rythme était doux, torturé dès qu'il accélérait la cadence. Il ne jouait pas un morceau, il le vivait. Et Kilian était son spectateur admiratif qui n'osait dire le moindre mot. Il profitait discrètement du spectacle enchanteur, ne sachant même pas si Aaron s'était rendu compte de sa présence.

Enfin, le musicien arriva à la fin de son ouvrage, en improvisant même quelques notes que n'aurait pas reniées Ludwig. Puis, après plusieurs longues secondes penché sur ses touches, il tourna légèrement la tête un doux sourire aux lèvres.

« Bonjour Kilian ! Ça va bien ? »

Pour aller bien, le blondinet allait plutôt très bien. Tout juste avait-il un peu chaud. Il ne comprenait même pas pourquoi. Il s'en foutait bien. Aaron le débarrassa de son blouson bleu et lui servit à boire, avant de l'emmener dans sa chambre. Elle était grande et spacieuse et donnait sur une salle de bain privative. C'était le grand luxe.

« Choupette, Roukou, dehors les chats ! Oh, pardon Kil, ils sont insupportables. Mais ce sont mes bébés à moi ! Et tout à l'heure, tu as failli marcher sur Blako. Je sais, les noms sont un peu ridicules, mais bon, j'étais jeune et pas inspiré quand je les ai trouvés. Tu sais, le primaire, tout ça... Quand on était si insouciants et immatures ! »

Aux yeux des adultes, ils l'étaient toujours autant. Mais pour de jeunes collégiens, le primaire était l'antichambre de la vie, celle où l'on forgeait sa personnalité et où l'on devenait vraiment soi-même.

« C'est donc eux les animaux que tu regardais en photo tout le temps cet été ? »

« Ouais ! D'ailleurs, j'avais dit que je te les montrerais, voilà qui est fait ! Ça a juste pris quelques mois de plus que prévu ! Y a aussi Mistral, mon petit berger à moi. Je l'ai enfermé dans la chambre de mes vieux avant que tu n'arrives, c'est un gros patapouf pas méchant, mais je ne savais pas si tu avais peur des chiens. »

Le seul animal dont Kilian se méfiait, c'était Aaron. Bien plus dangereux que le plus agressif de tous les canidés, bien plus dur à cerner que le plus indépendant des félins et plus mignon que le plus chou des hamsters.

Très vite, les deux collégiens se mirent au travail. Le brunet avait déjà fait de nombreuses recherches et avait dessiné un plan, qu'il soumit à son camarade, sans pour autant le forcer à le suivre coûte que coûte. L'après-midi fut studieuse, faite de débats, de phases d'écriture et de visionnages de vidéos sur internet. Au fil de la conversation, Kilian posa une question innocente :

« Au fait, pourquoi t'as choisi ce sujet Aaron ? Enfin... Parler de l'horreur des camps nazis, y a plus cool dans la vie. Ça fait limite point Godwin... T'imagines si quelqu'un foutait ça dans un roman ? Ça ferait quand même vachement tache ! »

Le jeune surdoué tourna la tête vers une photo accrochée au mur et la fixa longuement avant de répondre.

« Même si ma mère est catho et si ma famille est athée... Comment dire... J'ai des origines multiples. Vraiment, il y a de tout dans mon sang, c'est peut-être pour ça que je ne ressemble à rien. Si tu veux savoir l'histoire de ma famille, c'est un bordel sans nom. Mon père est haut-fonctionnaire, mais du type très haut, genre diplomate. Toute mon enfance, je l'ai passée à l'étranger. Là, on est rentrés en France l'année dernière, je ne sais même pas ce que mon vieux fait exactement, mais il bosse pour l'état en attendant une autre affectation. Ma mère, elle le suit. Ils s'entendent super bien, mais si ça marche aussi bien entre eux, c'est parce qu'ils forment un couple plutôt libre, si tu vois ce que je veux dire... Des fois, j'ai l'impression que c'est hypocrite. Dans ma vie, je n'ai jamais manqué de rien, mes parents m'ont toujours offert tout ce que je voulais, mais j'ai l'impression de ne les avoir jamais vraiment connus et aimés. Pour palier leurs nombreuses absences, ils m'ont offert des animaux. Et une sœur aussi, mais on ne s'est jamais compris elle et moi. Du coup, c'est Mistral qui me fait des câlins quand je pleure. Tu peux pas savoir comme je l'aime ce chien... Je lui ai tellement parlé de toi qu'il doit te connaitre aussi bien que moi ! »

La digression était impressionnante. Aaron était parti dans ses pensées et rien ne pouvait l'arrêter. Lui d'habitude si discret ne pouvait s'empêcher de déballer sa vie quand il se sentait en confiance. Le blondinet, passionné par ce qu'il entendait, mais quand même curieux d'avoir une réponse à sa question, recentra le débat :

« Heu ouais, et le rapport avec les camps nazis ? »

« J'y viens, rho ! Sois pas si pressé ! Bref, c'est un peu pour faire chier mon père. À cause de son taf, il a tout fait pour gommer ses origines. Nos origines. Le jeune homme que tu vois au mur là, au-dessus de mon bureau, c'est la seule photo de mon arrière grand-père. Il s'appelait Benjamin Gour-Arié. À la libération, mon arrière grand-mère, une goy, a viré le Gour du nom de ses enfants. Comme pour prendre un nouveau départ. Mon papy a été éduqué dans la plus pure tradition laïque, tout comme mon père qui a épousé une caricature catho cul-bénit qui a oublié tout son caté une fois mariée. Je m'en fous de ne pas avoir de religion, au contraire même. Quand t'as lu Voltaire et Nietzsche, t'as plus trop envie. Mais voilà, je ne veux pas qu'on raye des tablettes mon arrière grand-père. Je ne veux pas considérer qu'il est mort pour rien. Il faut parler de ce qui se passait à l'époque dans les camps, pour que ça n'arrive plus jamais. »

Kilian écoutait sagement la leçon de son camarade, tout en caressant un des chats qui trainait là. Aaron était fascinant. Quand il parlait, il avait l'air tellement mature, tellement intelligent mais aussi tellement rempli de bonté et de gentillesse qu'il éclipsait tous les autres.

« Et toi Kil, tu peux m'expliquer pourquoi tu as choisi de te foutre avec moi sur ce sujet ? Et me dis pas que c'est pour ta moyenne ou pour autre chose. J'ai reçu un message assez méchant de la part de Martin sur Facebook ce matin. Pourquoi t'as fait ça ? Pourquoi tu lui as fait ça ? T'es son pote non ? »

L'accusation était brutale, franche et directe. Déjà Kilian serrait dans ses bras comme par réflexe le félidé qu'il caressait auparavant, tandis que son visage passait du rose pâle au saumon foncé.

« Putain, mais vous me faites chier là ! J'ai pas à me justifier ! Le sujet me plaisait et ça va remonter ma moyenne. Ça va, c'est pas la mort, y en aura d'autres des conventions ! »

Brusquement, Aaron attrapa le col du garçon aux cheveux flavescents. L'air grave, le nez rempli et les yeux irrités, il l'engueula :

« Déjà, desserre tes mains, tu fais mal à Roukou. Je sais que tu kiffes les roux, mais merde, aller jusqu'à étrangler un chat parce qu'il a un pelage de cette couleur, ça ne se fait pas. Ensuite, te fous pas de ma gueule. Ce matin encore, tu savais pas faire la différence entre l'étoile de David et le triangle rose, me sors pas que le sujet t'intéresse. Et tu es allé jusqu'à te fâcher avec Martin à cause de moi, j'arrive pas à croire que tu puisses être aussi con ! Je mérite pas que tu te prennes la tête avec tes potes pour moi, j'en vaux pas la peine. »

La sincérité se lisait sur le visage du jeune virtuose. Se rapprocher de Kilian était son plus grand souhait mais aussi sa plus grande crainte. Toujours tiraillé entre l'envie d'être seul avec son blondinet et le désir de le protéger à tout prix, des autres et de lui-même, Aaron ne savait plus où il en était. Il se passa la main gauche sur les yeux comme si effacer trois larmes pouvait masquer sa peine.

« Ta gueule Aaron. Je suis grand, je fais ce que je veux. C'est pas toi qui décides. J'ai pas à me justifier, j'te dis. T'as assez foutu le bordel dans ma tête, assume les conséquences. »

Pour la première fois, le jeune garçon aux yeux verts tenait tête à son tourmenteur, et plutôt de belle manière. Les rôles semblaient presque inversés. À court de réparties, Aaron lâcha le col de son blondinet et se remit au travail en silence. Toute l'après-midi, les deux collégiens avancèrent leur exposé sans un bruit. Le loft n'avait jamais été aussi calme. Tout juste le plus candide des deux tenta de se coller de temps en temps à son camarade, pour lui faire comprendre qu'une caresse dans les cheveux ou qu'un gratouillage de crâne ne seraient pas de refus. Même s'il faisait semblant de ne pas comprendre, le jeune brun s'exécuta à plusieurs reprises, récoltant à chaque fois ronronnements et sourires.

À la fin de la journée, Aaron raccompagna Kilian sur le seuil de la porte. Au moment où le blondinet semblait partir, Aaron lui attrapa la manche et lui demanda dans son dos :

« Pourquoi tu fais ça Kilian ? Pourquoi tu te fais ce mal ? Pourquoi tu te fâches avec Martin à cause de moi ? S'il te plait, j'ai besoin de savoir. J'ai promis de te protéger, mais au final, j'arrive même pas à te protéger de moi-même. »

Figé sur place, les deux pieds l'un à côté de l'autre, le bras droit le long du corps, le gauche retenu par Aaron, Kilian baissait la tête. Les larmes sortaient plus facilement que les mots. Ses muscles se relâchèrent un à un, au fur et à mesure que son souffle se calmait. Il ne savait pas quoi répondre. Il ne connaissait même pas la réponse. Ou plutôt, si, il ne la connaissait que trop bien. La veille, Martin la lui avait expliquée en long, en large et en travers. Mais lui, Kilian, il n'arrivait pas à le dire. Ce sentiment pourtant si simple, il n'arrivait pas à l'exprimer avec des mots. Et pourtant, il lui brulait la poitrine. Son corps entier s'embrasait. Bloqué dans le couloir qui devait lui permettre de partir de chez Aaron, il ne voulait pas s'en aller, il n'y arrivait pas.

« Réponds Kilian, s'il te plait, réponds... »

L'adolescent aux cheveux d'or ferma les yeux, se retourna brusquement et plaqua Aaron contre la porte. Tout en passant sa main gauche derrière le dos du brunet et la main droite dans sa douce chevelure noire, et tout en le serrant fortement contre lui, Kilian jeta ses lèvres contre celles de celui pour qui son cœur battait de plus en plus fort. Les rôles étaient bien inversés, c'était le blondinet qui volait un baiser. Et il trouvait ça grisant : l'échange de souffle, le partage de salive, la synchronisation des battements cardiaques, les caresses sur les joues et dans le dos et l'amour qui explose. La douce embrassade dura dans les vingt secondes, mais pour Kilian, ce fut une éternité de plénitude. Si les lèvres d'Aaron étaient toujours aussi sucrées, le simple fait d'y gouter par sa propre volonté les rendait encore plus savoureuses.

Puis il se retira. Puis il se recula. Laissant le jeune brun K.O contre le mur, Kilian s'enfuit dans les escaliers. Il courut jusqu'à chez lui sans se retourner. Sans même chercher à réaliser ce qu'il avait fait. Il n'avait pas réfléchi, c'était arrivé de manière si naturelle. Il avait honte, mais la honte n'était rien à côté de l'intensité de ce qu'il venait de vivre et de faire.

Aaron, lui, eut besoin de plusieurs minutes pour réaliser, pour comprendre et pour s'en remettre. Pour la première fois de sa vie, il n'était pas l'agresseur mais l'agressé. Et il trouvait cela tout aussi délicieux.

« Putain, Kilian... »

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