56 - Dispute et confiture
Comme souvent le samedi quand il n'y avait ni compétitions d'escrime, ni entraînement, Kilian passa la journée chez Martin à jouer aux derniers jeux à la mode, ainsi qu'à de plus anciens qu'ils adoraient. Le tout en essayant tant bien que mal de s'occuper de Théo, le petit frère du rouquin, qui partageait avec son ainé de magnifiques cheveux flamboyants.
Ce jour-là, ils devaient avancer dans leur nouveau jeu d'aventure. Ils se passaient la manette aussi souvent que possible afin de résoudre toutes les énigmes qui se présentaient à eux. Pour le blondinet, une semblait cependant insoluble : comment annoncer à son meilleur ami qu'il allait le lâcher pour la convention du lendemain ?
Cette sortie festive, Martin l'avait pensée, préparée, organisée... Il savait déjà à quels stands il allait s'arrêter, quel costume il allait porter et à quelles animations il allait participer. Kilian ne faisait pas que suivre le mouvement, lui aussi avait envie de s'y amuser. Ce genre d'évènement était toujours l'occasion de passer un bon moment en compagnie de son meilleur ami afin de partager cette passion de plus en plus répandue chez la jeune génération. Mais voilà, entre d'un côté passer son dimanche à s'amuser avec un super pote au milieu de jeunes déguisés en personnages de manga, de jeux vidéos et d'autres goodies qu'il affectionnait tant, et de l'autre côté, passer ce jour de repos dominical à travailler avec un super casse-pied sur le sujet passionnant des atrocités de la guerre, le choix était vite fait.
Ça serait Aaron.
Le collégien ne comprenait pas lui-même comment il avait pu accepter ce rendez-vous un tel jour. Et ne savait pas comment l'expliquer à son rouquin. Il reculait pour mieux sauter.
À l'heure du goûter, les garçons purent se rassasier avec un verre de lait, des biscuits et des tartines de confiture. Kilian les aimait à l'orange, Martin à la fraise. Quand le blondinet lui annonça qu'il ne pourrait sans doute pas venir le lendemain avec lui, le rouquin en s'étouffant se demanda s'il ne le prenait pas pour une poire.
« Putain, c'est ton père qui veut pas ? Mais quel crevard ! »
Son père voulait bien. Depuis la gifle, François n'avait pas osé contrarier son jeune fils. Il ne voulait pas perdre la seule chose qui lui restait. Il était même prêt à laisser Kilian rentrer une demi-heure plus tard que prévu sans s'énerver, mais ne le lui avait pas dit afin de ne pas l'encourager dans ce sens.
« Non... En fait... C'est pour bosser l'exposé avec Aaron, c'est le seul jour où il peut, pas le choix... Ça me fait vraiment super chier, mais bon... Le collège avant tout. J'veux un bon lycée moi, ça impose des sacrifices ! »
Aaron pouvait tous les soirs de la semaine, et même les matins, les midis et les nuits. En fait, il aurait pu s'arranger de n'importe quelle manière. Il avait proposé le dimanche car il avait la certitude de ne pas avoir ses parents sur le dos ce jour-là, mais à part ça, il était ouvert à tous les horaires. Kilian avait accepté la première date qui lui avait été proposée, sans réfléchir.
« Tu te fous de ma gueule là ? C'est une blague ? »
Tout doucement, le visage de Martin prenait la couleur du contenu de son pot de confiture. Il n'en croyait pas ses oreilles et dut se retenir à la table pour ne pas avoir de geste regrettable et pour ne pas tomber à la renverse. Kilian, lui, prit un air grave, sévère et sérieux avant de répondre :
« Non, c'est pas une blague et j'n'ai pas à me justifier. La convention, c'est pas si grave hein, ça m'était même sorti de la tête. Moi, je veux une bonne note, faut que je remonte ma moyenne en histoire, c'est pour ça que je me suis proposé pour cet exposé. Toi, tu t'en fous, tu préfères glander et t'amuser, et bah moi, je préfère travailler. J'ai pas envie de finir en CAP avec Magali l'année prochaine. J'ai autre chose à foutre de ma vie que d'apprendre à couper des cheveux ou à poser du vernis ! »
L'argumentaire était si parfait que n'importe qui aurait pu croire sans problème en ce que racontait Kilian. Martin n'était pas n'importe qui, il était son meilleur ami et il le connaissait mieux que quiconque. Élève sérieux, ça oui, mais pas au point de sacrifier les copains et les petits plaisirs de la vie. Quant à cette histoire de CAP, c'était ridicule, le blondinet était un des meilleurs élèves de la classe en math, ce qui compensait largement ses rares faiblesses dans d'autres matières et lui assurait sans problème un passage en classe supérieure, et ce dans un lycée tout à fait acceptable. Le rouquin voyait rouge. L'explication était forcément autre. Il hurla sur son camarade :
« Nan mais je rêve ! Ce foutage de gueule de compétition ! À qui tu veux faire croire ça ? Depuis le primaire, c'est la PREMIÈRE fois que tu te fous avec quelqu'un d'autre que moi pour un exposé ! Et pour la convention, c'est ridicule ! T'as pas oublié, tu peux pas avoir oublié ! Je t'ai fait chier avec ça tous les jours depuis la Toussaint ! Arrête ton char, putain ! T'es trop cramé ! Tu peux mentir à tout le monde, tu peux te mentir à toi-même, mais tu peux pas me mentir à moi ! T'es juste un gros con qui s'assume pas. Franchement, j'arrive pas à croire que je sois ton ami... »
D'un air grave, le visage de Kilian changea d'expression. Plus Martin l'agressait, plus il blanchissait, jusqu'à devoir se rasseoir sur son siège et ne plus en bouger. Ce que disait son rouquin était d'une grande violence. Bien sûr, ils s'étaient déjà disputés souvent pour des conneries, mais aucun des deux garçons n'avait jamais osé remettre en question leur sacro-sainte amitié. Ils s'étaient même fait la promesse que jamais une fille n'arriverait à foutre la merde entre eux. Mais comme pouvait en témoigner le jouvenceau après l'avoir observé à la piscine, Aaron n'était pas à proprement parler une gonzesse. Il possédait même bien plus les attributs de la masculinité que ceux du sexe faible. La promesse réciproque des deux adolescents ne pouvait donc pas tenir dans ce cas de figure.
« Tu sous-entends quoi là ? Nan mais, vas-y Martin, assume ce que tu penses ! T'es comme Adrien en fait ? T'as envie de m'insulter ? Te gêne pas, fais-le, t'as des couilles non ? »
Le problème avec les sous-entendus, c'est que parfois, on ne les entend que trop bien. Pour Kilian, c'était un tintamarre infernal dans sa petite tête de linotte !
« Je sous-entends rien du tout, je constate ! Tu préfères passer ton dimanche à bosser avec Aaron plutôt qu'à t'amuser avec moi. Je suis peut-être pas aussi intelligent que Yun-ah, mais faut arrêter de me prendre pour un con. T'es amoureux d'Aaron ! »
Hiroshima, Nagasaki, éruption du Vésuve, tsunami japonais de 2011, 11 septembre... Toutes les catastrophes naturelles et un peu moins naturelles n'étaient rien à côté de la gifle verbale monumentale que venait de se prendre Kilian. S'il avait bien demandé à son petit brun s'il était amoureux de lui, jamais le pauvre garçon aux yeux émeraude ne s'était autorisé à considérer de manière aussi brutale la réciproque. Bien sûr qu'il s'était posé la question et à de nombreuses reprises même, sans oser se l'avouer. Mais jamais la réponse n'était arrivée. C'était la première fois que quelqu'un soutenait de manière aussi ferme et brutale cette évidence, tout en la lui mettant sous le nez en prime. Lui, amoureux d'Aaron ? Et le pire, c'était que celui qui disait ça était son petit Martin à lui, son best friend, son confident, son presque frère. Le coup le laissa sonné de longues secondes. Les yeux injectés de sang, la bouche grimaçante et le souffle plus que jamais saccadé, Kilian se leva et beugla un charabia dont son interlocuteur comprit un mot sur deux.
« Nan mais tu rêves ! Putain ! Bordel ! Jamais ! Je suis pas amoureux de ce connard ! Je le déteste ! Je le hais ! T'as fumé la moquette ! Faut arrêter la drogue hein ! Mais ta gueule, ta gueule ! Je déteste Aaron, c'est une merde, un hypocrite, un menteur, un salaud ! »
Bien qu'il fit tout pour se persuader lui-même que ce qu'il racontait était la vérité, ses yeux le trahissaient. Martin trouvait cela presque dérangeant. L'attitude de son camarade était à la fois ridicule, pathétique et un peu touchante. Et plus il le voyait pleurer, plus il lui faisait de la peine. Kilian avait tout l'air d'une bête blessée qu'il valait mieux abattre pour lui éviter de trop grandes souffrances. Les mots seraient son couteau.
« Tu le nies, mais c'est un fait. Je te connais trop bien Kil. T'es amoureux de lui et je peux même dire que tu l'as toujours été. Tu ne t'en rendais pas compte, mais moi, je l'ai bien compris. Même cet été quand tu m'as parlé de lui sur la plage, c'était cramé. Et après, mais tout quoi. Ta réaction stupide le jour de la rentrée, ton regard à chaque fois qu'il entre dans la classe, ton attitude à chaque fois qu'il prend ta défense... T'es juste amoureux de lui. Et tu sais quoi ? Je m'en fous, t'es mon pote et je te jugerai jamais. Tu peux aimer qui tu veux. Même un cheval, un chien ou une femme politique, je m'en bats le steak. C'est juste que ce mec, il va te faire souffrir. Il va jouer avec tes sentiments et te jeter comme une merde comme il a fait avec Yun-ah. T'es son jouet et il va te briser en mille morceaux. Et vu ta tronche, là, je me demande si c'est pas déjà fait. »
Même s'il fermait les yeux pour ne pas la voir. Même s'il détournait la tête pour ne pas la sentir. Même s'il se bouchait les oreilles pour ne pas l'entendre, Kilian subissait de plein fouet la mise au point de Martin. Il s'effondra à même le sol en sanglots. Dans sa tête, tout se mélangeait. Il voulait dire à son camarade qu'il se trompait. Mais se trompait sur quoi ? Sur ses sentiments envers Aaron ou sur le caractère immoral de ce bel adolescent ? Se tenant la tête entre ses mains fines et douces, Kilian bredouilla en sanglotant et reniflant comme un nourrisson :
« C'est... C'est pas vrai... Aaron est pas comme ça ! Il veut pas me faire du mal, il voulait même pas en faire à Yun-ah. S'il est méchant avec moi, c'est juste pour me protéger, pour pas que je m'attache. Mais il m'aime, il me l'a montré, j'en suis sûr... Il joue pas bordel... J'te jure. Moi, moi... Moi je ne l'aime pas, mais lui, il m'aime ! »
On ne saurait faire boire un âne qui n'a pas soif. Kilian était la plus têtue de toutes les mules que Martin avait pu côtoyer du haut de ses quatorze ans. Le jeune roux se passa la main gauche sur le visage en pinçant entre son pouce et son majeur le haut de son nez dodu. Pour la première fois de sa vie, son camarade l'exaspérait. Entre le blondinet et la Coréenne, il avait l'impression de passer son temps à jouer les assistantes sociales. Ah l'adolescence, période merveilleuse où l'on tombe amoureux. Martin lui tombait des nues en se rendant compte à quel point l'amour pouvait rendre ses proches stupides. Et dire qu'il n'arrivait même pas, à titre personnel, à trouver une petite copine. Putain de vie.
« C'est bon là, rentre chez toi Kilian. Tu me saoules. Va voir ton pauvre brun de merde demain, fais-toi bien avoir, mais ensuite, viens pas chialer dans mes bras. Si encore t'avais eu l'honnêteté de dire la vérité, je t'aurais soutenu. Mais là, je me dis que tu n'auras que ce que tu mérites. Franchement, j'en ai ras-le-cul de vos caprices à toi et à Yun-ah. Je prends des vacances là, démerdez-vous et foutez-moi la paix ! »
Le blondinet obtempéra. La tête baissée, il sortit de chez son camarade et regagna lentement son propre domicile. Une fois arrivé chez lui, il fonça dans sa chambre et s'effondra en larmes sur son lit. Il se sentait sale, laid, ingrat, injuste, égoïste, bête, stupide et méchant. Il s'en voulait de s'être fâché avec le seul qui l'avait toujours soutenu. Et surtout, il s'en voulait d'être incapable d'accepter que son attirance pour Aaron puisse aller plus loin que de simples fantasmes, qui pourtant ne lui laissaient aucun répit.
Une fois encore, il voulut ne penser à rien. Une fois de plus, il ne pensa qu'à celui qui hantait son esprit. Pour se libérer de cette présence, il ne connaissait pas d'autre solution que de se manualiser. Même si cela le dégoutait, c'était la seule chose qui fonctionnait. Il fallait laisser passer l'orage des sentiments pour qu'enfin reviennent l'insouciance, le calme et la naïveté de sa jeunesse. N'avait-il pas le droit lui aussi de joindre l'utile à l'agréable ? Quoique, imaginer toutes les combinaisons possibles de leurs corps enchevêtrés lui procurait plus du bien que du réconfort. Quand enfin arriva le moment de plénitude, Kilian rougit en réalisant ce à quoi il était en train de penser. C'était comme si ses deux mains ne lui appartenaient plus. Les caresses dont il gratifiait son corps entier n'étaient plus les siennes, c'étaient celles d'Aaron. Il déglutit fortement tout en attrapant son paquet de mouchoirs. Une seule pensée l'animait à présent. « Fait chier ! »
Le soir avant de s'endormir, il échangea quelques SMS avec le jeune brun. C'était purement professionnel, pour savoir comment ils s'organiseraient le lendemain pour travailler. Un seul texto fut plus personnel.
« Dis, tu crois que c'est grave de mentir à son meilleur pote ? »
Kilian ne savait pas quel type de réponse il voulait obtenir et encore moins quel type il obtiendrait. C'était presque ridicule de poser une telle question à Aaron alors qu'il ne pouvait pas la comprendre. Peut-être le blondi-niais sous-estimait l'intelligence de celui qui le tourmentait.
« Oui, mais il y a pire. Ce qui est vraiment grave, c'est de se mentir à soi-même. »
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