48. Excuse-toi !

Se faire jeter comme une malpropre par Aaron avait laissé des marques bien plus profondes à Yun-ah que ses premières règles. Elle se renferma sur elle-même, ne parla plus à personne et ne mangea presque pas pendant plusieurs jours. Pour la première fois de sa vie, elle s'était sentie vraiment amoureuse. Elle avait trouvé le garçon qui lui correspondait vraiment. Beau, doux, sensible, intelligent, il avait toutes les qualités. Elle s'était fait un film, mais ce film était le plus romantique de tous. Pas un nanard comprenant une haute concentration de vampires et autres play-boys américains bien dessinés. Non, elle s'était imaginée le road-movie oscarisé et intemporel, celui de l'amour vrai. Elle rêvait d'un happy-end, Aaron avait transformé l'histoire en tragédie. Elle ne comprenait pas ce qui avait poussé le brunet à la rejeter. Pourquoi être allé jusqu'à l'embrasser si c'était pour au final l'éconduire sans la moindre explication ?

Elle se sentait humiliée. Aaron l'avait rabaissée sur tous les tableaux. Scolairement en la détrônant de sa place de première de la classe puis affectivement en faisant d'elle un de ses trop nombreux jouets. Encore, si elle avait été la première victime, elle aurait pu encaisser le choc. Mais là... La différence entre elle et Magali était telle qu'elle n'acceptait pas d'être tombée dans le même piège que la fille la plus décérébrée du collège. Elle en voulait à la terre entière. À ses parents, à ses trois frères et sœurs, à ce garçon qui était la cause de sa souffrance, mais aussi et surtout à ses camarades qui avaient eu le tort d'avoir raison sans toutefois être capables de la raisonner.

Le lundi suivant, Kilian la supplia d'arrêter de faire la tronche. Il était son ami, il serait là pour elle comme elle avait toujours été là pour lui. Leur amitié était plus forte que tout et ça ne pouvait pas être ce con d'Aaron qui allait la mettre en péril. Mais la douce Coréenne ne voulait rien entendre. Tout juste laissa-t-elle échapper une courte jérémiade :

« Je ne pardonnerai jamais à ce salaud, il m'a prise pour une conne et n'a même pas eu le courage de faire ça proprement ou de s'excuser. Je le hais ! »

Là était tout le problème. Il n'y a rien de plus fier au monde qu'une femme offensée. Le salut de Yun-ah passait par l'auto-flagellation de celui qui était responsable de sa peine.

Le jeune blondinet mit un jour avant de se décider à agir. Il le savait. Il devait pousser Aaron à s'excuser s'il ne voulait pas que sa meilleure amie tire la tronche jusqu'aux vacances de Noël voire même jusqu'à celles de février. Depuis leur dernière confrontation, Il n'avait pas voulu parler au jeune brun et l'avait même méticuleusement évité, mais il le devait. Après tout, il avait sa part de responsabilité dans cette histoire. Et elle était énorme.

Pour la première fois depuis qu'il recevait sa blague quotidienne, il répondit au SMS d'Aaron. Pas pour la plaisanterie, une blague sur les roux sans importance qui le fit quand même s'esclaffer. « Un roux ne vole pas, il carotte ! ». C'était stupide et un peu méchant, mais il avait hâte de la raconter à Martin. S'il avait répondu à ce texto, c'était pour tout autre chose.

« Demain mercredi, même endroit »

C'était laconique, mais suffisant. Kilian était sûr que le destinataire du message comprendrait.

En descendant les escaliers après le cours de monsieur Bruissière, l'adolescent serrait les poings. C'était peut-être un très mauvais moment à passer, mais il était résolu. Il le faisait pour son amie. Il se fit la promesse qu'il ne pleurerait pas et qu'il ne se laisserait pas intimider par le brunet, tout en sachant pertinemment qu'il aurait bien du mal à tenir ses engagements. Il poussa la porte. Son invité était déjà là, regardant la pluie tomber lourdement à travers la fenêtre.

« Tu me dois un gage, Kilian ! »

Cet accueil glacé installa directement une ambiance lourde et pesante. Déjà, Kilian dut se passer la main sur les yeux pour ne pas craquer et briser son engagement.

« Pourquoi t'es si méchant ? C'est quoi ton problème ? »

En ce pluvieux jour de novembre, le jeune brun prit son temps pour répondre. Tremblotant, il continuait d'observer le paysage sans se retourner vers celui qui l'avait convié dans cette salle. Il n'était pas dans son état normal. Même Kilian pouvait s'en rendre compte. Après de longues secondes, Aaron tourna enfin la tête. Ses joues étaient rouges et humectées. Et bien qu'aucune larme ne semblait sortir de ses yeux, son état ne faisait pas illusion. Il avait beau masquer sa tristesse d'un revers de manche et se retenir de craquer, il ne pouvait cacher à son jeune blondinet qu'il était en train de pleurer. La mâchoire serrée et les molaires s'entrechoquant, il se leva, fit trois pas, pointa son interlocuteur du doigt et bêla :

« Je ne suis PAS méchant putain ! Je n'aurais jamais fait ce que j'ai fait si toi et Martin ne m'aviez pas provoqué. Et tu sais quoi ? Je regrette de l'avoir fait ! Voilà, je regrette ! »

Kilian ne s'attendait pas à une telle réaction, aussi inhabituelle qu'appréciable. Il s'attendait plutôt à ce qu'Aaron lui rappelle sa faculté à foutre toutes les filles qu'il voulait à ses pieds, même la plus intelligente de toutes. Que c'était facile, qu'il suffisait de savoir trouver les mots, d'être beau gosse, attentionné, secret et de se construire une réputation de mec inaccessible. Trois fois qu'il faisait le coup, l'adolescent aux cheveux couleur de blé avait fini par comprendre son modus operandi. Il avait même fini par se convaincre que son camarade avait raison quant aux filles. Presque choqué par la tournure que prenait la conversation, il ne dit rien, laissant une lourde quiétude s'installer pendant d'interminables secondes. Le silence pesant eut pour effet de faire craquer le jeune brun. En larmes, il piailla :

« Tu m'as traité de menteur Kilian ! Je suis pt'être un salaud, mais je suis pas un menteur ! C'est toi et Martin qui m'avez poussé à draguer Yun-ah... enfin nan, c'était mon choix de la draguer elle, mais j'ai rien trouvé d'autre pour que tu comprennes. Tant que tu n'admettras pas que j'ai raison, j'ai juré que je sortirais avec une fille par mois ! »

C'était là tout le paradoxe du comportement d'Aaron. Le garçon était particulièrement obtus. Sa fierté le poussait à un comportement immature pourtant incompatible avec sa précocité intellectuelle. Tout en se frottant énergiquement les yeux et en se mordillant les lèvres et la langue, il continua sa triste jérémiade :

« Mais... merde, je l'aime bien elle, je la respecte, je voulais pas faire ça ! Lui faire de la peine... et puis... te faire de la peine... Ch'uis trop con putain, Ch'uis aussi borné que toi ... »

Aaron se laissa tomber les fesses les premières sur le carrelage froid de la salle de classe tout en se tenant le visage entre ses fines mains de pianiste. Il venait de vider son sac. Il avait compris à l'attitude de Yun-ah ces derniers jours que si Kilian voulait lui parler, cela ne pouvait être que de ça. Dans son plan, il avait tout prévu, sauf la réaction exagérée de sa victime et les conséquences que cela pouvait avoir sur son jeune blondinet. Il s'était senti idiot. Il culpabilisait. Il lui avait promis qu'il ne laisserait personne lui faire du mal, mais en refusant de lâcher son bout de gras à propos de ce stupide défi, il s'était retrouvé la cause de tous ses malheurs. Il voulait se mettre des baffes, mais une fois encore, sa foutue fierté l'en empêchait.

Pour une fois, les rôles semblaient inversés. La réaction d'Aaron soulagea Kilian. Il s'attendait à une dispute mémorable, il redécouvrit au contraire le garçon sensible qu'il avait côtoyé cet été, toujours imprévisible et si surprenant. Tenir sa promesse personnelle de ne pas pleurer n'avait plus aucun sens. Tandis que les larmes inondaient ses joues rosées et remplissait ses fossettes de blondinet, il s'assit à côté de son camarade. Aaron portait un gilet noir fait d'une laine douce et légère. Kilian posa sa tête sur son épaule et put sentir sur sa peau toute la délicatesse du tissu. Machinalement, il attrapa la main de son camarade et la serra fortement comme pour l'empêcher de s'enfuir. Il s'abandonna complètement, relâchant ses muscles et ses nerfs. Les deux garçons restèrent de longues minutes l'un à côté de l'autre dans un fin silence troublé uniquement par le son irrégulier des gouttes sur les vitres de leur salle de classe. Enfin, le blondinet prit son courage à deux mains afin de mettre fin à cette chamaillerie qui n'avait que trop duré.

« Si j'admets que tu as raison, sur les filles et tout le reste, tu promets d'arrêter ? Et tu iras t'excuser auprès de Yun-ah ? »

À l'origine de sa démarche, il n'y avait que cette phrase qu'il avait longuement préparée dans sa tête. Pour sauver l'honneur de sa meilleure amie, il était prêt à aller jusqu'à donner raison à Aaron. Il l'avait décidé seul dans son lit la veille au soir. C'était sa décision, elle était prise et rien ne pouvait la changer, pas même les regrets apparents de son camarade.

Surpris, le jeune adolescent aux cheveux aussi noirs et voluptueux qu'un café bien torréfié tourna la tête vers le bel éphèbe qui lui tenait la main sans vouloir la lâcher. Bégayant, il répondit :

« Vraiment ? Et si je m'excuse auprès d'elle, tu me laisseras décider ce que je veux pour le gage ? »

Kilian leva la tête et regarda le plafond. Il s'attendait à cette question. Il avait déjà préparé sa réponse. Sa décision était on ne peut plus claire. Aaron avait par trois fois relevé les défis qu'il s'était fixés. Il ne voulait pas de quatrième et était donc prêt à tout accepter pour qu'enfin cesse ce petit jeu. Il le faisait principalement pour l'honneur de Yun-ah et accessoirement parce que son cœur le lui intimait. Libérant son étreinte, il caressa de la paume la joue droite de son camarade puis lui déposa un léger baiser sur la joue gauche avant, enfin, de lui murmurer quelques mots au creux de l'oreille :

« Oui. Tu as gagné, j'ai perdu. Tant que ce n'est pas un bisou sur la bouche, tu peux me faire ce que tu veux. Mais c'est la dernière fois que je parie quoi que ce soit avec toi ! J'en ai marre de perdre ! »

Puis doucement, il laissa glisser sa tête sur les genoux de son tortionnaire. Tandis qu'Aaron reprenait son calme en essuyant les dernières larmes qui glissaient encore sous ses paupières et passait paisiblement ses doigts minces et délicatement entretenus dans les bouclettes ambrées qui jonchaient le cou de son innocent adonis, Kilian ferma les yeux, un léger sourire enfantin aux lèvres.

Tout s'était passé bien mieux qu'il ne l'avait prévu. Il avait bien mérité de se reposer un peu. Il était bien incapable de dire pourquoi il se sentait si bien en présence d'Aaron alors que ce dernier n'avait eu cesse de le torturer. Dès qu'ils se retrouvaient en public, ils ne pouvaient s'empêcher de se bouffer le nez. Dès qu'il était seul avec lui, il avait envie de se jeter dans ses bras et d'attendre paisiblement que le temps passe.

Il n'était pas amoureux de son camarade. Il ne le voyait pas comme ça, cela n'avait aucun sens. Pourquoi diable serait-il tombé amoureux d'un garçon alors qu'il s'intéressait vraisemblablement aux filles ? La logique démontrait qu'il ne pouvait pas l'être, il ne l'était donc pas. D'ailleurs, il s'était fortement rapproché d'Alice ces derniers jours et n'était pas loin de conclure. Ça c'était de l'amour, du vrai, celui qui rendrait fiers sa famille et ses amis. Pourtant, à cet instant précis, il aurait tué père et mère pour continuer à se faire caresser les mèches un peu plus longtemps.

Pendant l'après-midi à l'escrime, Kilian avait la tête ailleurs. Même Jean-Pierre avait noté le changement de comportement étrange de son petit prodige. L'adolescence pour les jeunes sportifs est toujours une période compliquée à gérer.

Le lendemain, à la sortie de la piscine, Aaron s'isola avec Yun-ah et lui demanda pardon. Quand la jeune fille lui demanda simplement « pourquoi ? », il répondit :

« Pourquoi je m'excuse ? Parce que je me suis comporté comme un connard avec toi. Je n'aurais pas dû t'embrasser alors que je savais très bien que je ne voulais pas sortir avec toi. C'est tout. Maintenant, sache que tu es la première fille envers qui je m'excuse de m'être mal comporté. Et si je le fais, c'est parce que je t'estime plus que les autres filles. Je voulais que tu tombes amoureuse de moi pour me prouver que j'étais irrésistible. C'est purement immature et stupide, tu mérites mieux que ça. »

Alors qu'il tournait les talons pour rejoindre le car, il remit en place son écharpe et murmura une phrase que la jeune Coréenne ne fut pas sûre de bien comprendre et qui ne manqua pas de l'intriguer.

« Et puis... Si lui dit que t'es une fille bien, c'est sans doute vrai... »

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