46. Rentrée des crasses

« Kil, t'as vu ? Le dimanche 15 décembre, il y a la super convention "Mang'anim and Play", il faut absolument qu'on y aille ! »

Martin avait passé toutes les vacances de la Toussaint à harceler son meilleur ami pour qu'ils puissent se rendre ensemble à la rencontre la plus en vue pour tous les jeunes amateurs de néo-culture asiatique et de jeux vidéo. Ce genre de rendez-vous fatiguait au plus haut point les parents, surtout ceux qui en étaient restés au Japon éternel des estampes kyotoïtes, mais plaisait énormément aux adolescents, sur-consommateurs de bandes « mal » dessinées en noir et blanc ne se lisant même pas dans le bon sens. Entre générations, c'était l'incompréhension la plus totale, quand bien même ce n'étaient pas forcément les plus jeunes qui avaient tort.

« Mais ouais on va y aller Martin ! Mais hors de question que je me déguise ! »

Kilian était plutôt chaud pour cette sortie. Il adorait les jeux vidéo et lisait des mangas depuis que son grand frère lui avait transmis le virus. Ses trucs à lui, c'était les œuvres de Naoki Urasawa, qui savait si bien le surprendre, et puis il avait adoré "Death Note" aussi, cette histoire où un lycéen pouvait tuer qui il voulait simplement en écrivant les noms de ses victimes sur un carnet. Il aurait adoré avoir une telle arme à la maison pour se venger de ses trop mauvaises notes en dictée, même s'il n'aurait jamais osé l'utiliser. Le blondinet ne comprenait pas comment certains de ses camarades, à commencer par Adrien, Yun-ah mais aussi depuis la rentrée le nouveau qui ne l'était plus tant que ça - à savoir Aaron - pouvaient à ce point dénigrer ses lectures. Ça allait quoi ! Lui aussi aurait dévoré Montesquieu si les lettres persanes avaient été écrites dans un format plus proche de celui des BD nippones. Ce n'était pas sa faute à lui si les philosophes étaient tous de si piètres dessinateurs.

Les vacances d'octobre passaient lentement. À part Martin avec qui l'adolescent avait beaucoup discuté, aussi bien des sujets les plus pénibles que de l'attitude déplacée d'Aaron avec les filles, Kilian avait beaucoup fréquenté la tendre Alice. Cette dernière était venue se consoler de sa rupture d'avec Aaron dans les bras d'un blondinet parfaitement satisfait du rôle qu'il avait à jouer. Ensemble, ils s'étaient amusés à tenir un journal de vacances dans lequel ils avaient noté toutes leurs aventures et les bêtises qu'ils avaient pu faire ensemble, même si la plupart du temps cela se limitait à des enfantillages sans gravité. Ils passèrent beaucoup de temps à flâner aux abords du Rhône sans but, se partageant une longue écharpe pour se tenir chaud.

Le collégien avait aussi passé du temps à bavarder en fin d'après-midi avec la Coréenne qui lui servait de meilleure amie et qui habitait à quelques blocs de chez lui. Pour Yun-ah, même s'il apparaissait les traits tirés, son tendre blondinet était toujours le même. Kilian avait bien du mal à encaisser le choc de la séparation entre son frère et Sandra ainsi que les disputes familiales et les tensions à l'escrime où Diego ne lui cachait plus son hostilité suite à l'incident survenu le jour de la compétition. Ce que la Coréenne notait, c'était que l'ado passait énormément de temps à regarder son téléphone comme s'il attendait des messages. Quand enfin ils arrivaient, il les lisait et souriait mais jamais ne répondait.

Les cours reprirent le 4 novembre. La fin du premier trimestre n'était plus si loin que ça, mais personne ne semblait y prêter attention. À peine le premier cours du matin terminé, Kilian agrippa Aaron et le traina à l'écart. D'un air faussement menaçant, il lui balança :

« Écoute Aaron, m'envoyer une blague par jour par SMS, c'est complètement stupide. T'as pas vu que je répondais pas ? »

Le jeune brun resta impassible et le regarda l'air hagard. Au bout de quelques secondes, le blondinet décrispa la mâchoire et, avant de lui déposer un léger bisou presque imperceptible sur la joue, il lui glissa d'une voix douce à l'oreille quelques mots :

« Bon, c'était complètement stupide, mais je dois avouer que certaines m'ont un tout petit peu fait rire. Merci. »

Fier de son coup, Kilian disparut dans les couloirs, laissant Aaron seul, surpris par cet élan de tendresse inopiné. Le harcèlement aux textos marchait donc bien, c'était plaisant à savoir autant qu'inattendu.

La bonne entente entre les deux collégiens fut cependant de courte durée. Pendant les vacances, Kilian avait expliqué à son pote Martin la teneur du défi lancé par le jeune brun, à savoir sortir avec une fille par mois jusqu'à la fin de l'année. D'abord hilare, le rouquin changea d'expression quand il comprit qu'Alice était sa deuxième victime et qu'il y en aurait sans doute d'autres.

En ce jour de rentrée, il attendit le bon moment, à savoir la pause du midi, pour affronter Aaron, tandis que son camarade blond tentait de l'en dissuader. En l'agrippant par le col, les joues aussi rouges que ses cheveux, il beugla :

« Aaron, c'est vrai ces conneries ? Tu veux sortir avec une fille par mois ? T'en a pas assez d'être un connard ? Tu te souviens pas de ce que je t'ai dit avant les vacances ? »

Le jeune brun se souvenait très bien des menaces de Martin. Il avait cependant la certitude que cela ne concernait que Kilian et certainement pas les filles de la classe. Même s'il était vrai que, par bien des aspects, Kilian avait tendance à se rapprocher dans son comportement de la gent féminine, ce qu'Aaron avait pu voir à plusieurs reprises cet été de l'anatomie du bonhomme avait fini de le convaincre de sa masculinité. Sans frémir, le brunet agrippa un pichet d'eau qui trainait là et le déversa sûr le crâne de son agresseur.

« Un problème Martin ? T'es jaloux du fait que j'ai du succès ? T'as les boules parce que quand on te mouille la tête, ça fait fuir les filles ? C'est sûr qu'un roux mouillé ça sent pas super bon, mais bon, je suis sûr que si tu te rasais la tête, tu pourrais avoir du succès toi aussi ! »

Le collégien un peu complexé vit rouge. D'un seul geste, il plaqua son adversaire au sol. Malgré les efforts de Killian pour les séparer, rien n'y faisait, il fallut attendre l'intervention de madame Stricker pour qu'enfin le calme revienne. Consignés dans son grand bureau froid jusqu'à ce que leur sanction soit décidée, les deux garçons continuaient leurs discussions venimeuses et Kilian se lamentait de sans doute finir une nouvelle fois en colle à cause de ses camarades. Ils n'avaient pas un père qui pétait un câble à chaque occasion, eux. Il s'en voulait d'être intervenu dans cette dispute et leur en voulait de l'avoir mis dans une telle situation. S'ils voulaient se taper dessus, ils n'étaient pas obligés de l'impliquer.

« T'es qu'un connard Aaron, doublé d'un prétentieux. Jamais tu arriveras à faire ce que tu as dit ! »

Martin n'en démordait pas. C'était une question d'honneur. Ce qui le dérangeait, ce n'était pas tant qu'Aaron bouffe à tous les râteliers. C'était juste qu'il avait très bien saisi qu'il ne faisait ça que pour torturer Kilian un peu plus. Même si les deux compères n'avaient jamais discuté de manière franche à ce sujet, il n'était pas aveugle. Il n'arrivait à expliquer ni pourquoi ni comment, mais il savait ce qu'il se passait dans la tête du blondinet. Aaron, frustré tout autant qu'en colère, répondit à l'insulte :

« Tu fais chier Martin, occupe-toi de ton cul. J'ai pas de compte à te rendre. Je fais ce que je veux. »

Puis, jetant un regard noir au blondinet désespéré : « Le reste, c'est entre moi et Kilian, c'est pas tes oignons. »

Ce n'étaient peut-être pas ses oignons, mais c'était bien lui, le jeune et fier roux qui était en train de cuisiner son camarade. En attendant le retour de la surveillante, il ne fallait pas relâcher la pression.

« Vantard ! T'as raison j'aurais jamais dû m'énerver. Tu te la joues, mais derrière il va rien se passer ! T'as pas de couilles ! »

Comme à chaque fois qu'on attaquait Aaron sur sa virilité, il fallait s'attendre à un méchant retour de bâton. Il avait pour habitude d'accepter toutes les insultes, sauf celles qui visaient en-dessous de la ceinture. Il ne voulait pas en arriver à cette extrémité. Il savait qu'il ne devait pas, qu'il devrait en subir les conséquences, mais sa fierté mal placée était la plus forte.

« Magali, Alice... Vous voulez le nom de la prochaine ? »

Le rouquin et le blondinet se regardèrent. Ce petit jeu devenait pesant. Qu'avait leur camarade encore en tête ? Pour Kilian, rien ne pouvait être pire qu'Alice. Il ne restait dans la classe que des filles stupides, superficielles et inintéressantes. Une seule sortait du lot, mais c'était tout simplement impossible. C'était risible rien que d'y penser, Aaron ne pouvait pas imaginer sortir avec elle, il était bien trop intelligent pour se faire un tel film.

En même temps, c'était Aaron. Cette idée fit frissonner Kilian. Il n'allait quand même pas faire ça ?

« Vous savez quoi ? Si vous me promettez de ne pas interférer, je vous parie qu'avant la fin du mois de novembre, j'aurai embrassé la seule fille digne de moi dans cette classe. La seule qui soit à mon niveau. Yun...ah ! »

Martin éclata de rire. Kilian grimaça. Les deux lui crièrent d'une seule voix : « Impossible ! »

« C'est ce qu'on va voir. Si j'échoue, j'admets tout ce que vous voulez, que je suis un gros naze, que je me suis planté, que Kilian avait raison et moi tort. Mais si j'arrive à sortir avec notre petite Coréenne, alors Martin, tu promets de ne plus jamais te mêler de mes affaires et de celles de notre petite blondasse. À la base, cette histoire sur les nanas, c'était entre nous deux. Ah oui, et pour la peine, si j'y arrive, Kilian aura un gage tiens ! Ça sera sa punition pour t'avoir parlé de ça. »

Martin ne réfléchit pas cinq secondes avant de se lever de sa chaise et tendit sa main moite au jeune brun. Il n'y avait aucune chance pour qu'Aaron remporte ce pari stupide. Il connaissait très bien sa meilleure amie. Elle n'avait rien en commun avec lui si ce n'est une intelligence plus développée que la moyenne. Et puis, elle était la première à le critiquer. Ces deux-là ensemble ? C'était risible. Aaron venait de pécher par orgueil, c'était sa première et dernière erreur.

« Putain, nan, moi, j'suis pas d'accord, j'en ai ras le cul de tes gages à la con ! Je t'ai rien demandé moi ! »

Kilian, lui, n'était pas du tout sur le même longueur d'onde que son meilleur ami. Déjà, se faire traiter de blondasse ne lui faisait pas vraiment plaisir, mais surtout, il avait fini par apprendre qu'Aaron n'était pas du genre à perdre un pari. Il n'avait aucune envie de le voir draguer Yun-ah et encore moins de le voir sortir avec elle. Répondre à la provocation était le meilleur moyen de l'encourager dans cette voie débile. Et à chaque fois que le brun se lançait dans un de ces défis stupides, cela finissait très mal pour le blondinet.

« Bah alors Kilian, t'as pas de couilles ? Tu admets enfin que j'avais raison ? »

Le candide adolescent déglutit bruyamment. Non seulement il avait deux fiers roustons au fond du caleçon, mais il n'était pas question d'admettre en plus qu'Aaron avait raison à propos de ce douloureux sujet. Même s'il ne voulait plus être le jouet de son camarade - il s'était suffisamment fait avoir — il n'avait d'autre choix que d'aller prudemment dans son sens.

« Bon, si tu arrives à sortir avec Yun-ah avant la fin du mois, mais c'est débile de dire ça vu que tu n'y arriveras pas, ok pour le gage. Mais à une condition. Tout ce que tu veux sauf un bisou sur la bouche, sinon pas de deal. »

Alors que le jeune éphèbe avait le regard froid et la mine torturée, Aaron ne put s'empêcher de gratifier l'assistance d'un perfide sourire en coin. Il ne voulait pas faire de peine à son blondinet. Il ne voulait plus le voir pleurer par sa faute comme avant les vacances. Mais puisque ce dernier ne voulait pas comprendre, il devait utiliser la manière forte. En le provoquant, Martin lui avait sans s'en rendre compte rendu un fier service.

Les trois adolescents profitèrent de l'humeur plutôt joyeuse de Joséphine Stricker. Ils n'écopèrent chacun que d'une seule heure de colle, ce qui était plutôt une peine légère pour des élèves en étant venus aux mains dans le réfectoire. Se faire punir avec Kilian était souvent l'assurance de peines allégées. C'était son charme qui devait ainsi agir sur leur surveillante.

Une fois la sanction prononcée, Aaron galopa en direction de la salle A303 dans laquelle l'attendait un cours d'espagnol. Martin, lui, attrapa Kilian par l'épaule et lui demanda l'air choqué :

« C'est quoi ces conneries de « pas de bisou sur la bouche ? » J'ai raté un épisode ou quoi ? »

D'un revers de la main, Kilian se dégagea de l'étreinte de son ami. Les yeux brillants et les joues chaudes, il fulmina :

« Oh Martin bordel, fais pas semblant de pas avoir pigé ! Et occupe-toi de ton cul ! T'es mon meilleur ami, mais t'es pas obligé de me couver comme une poule, je suis assez grand pour me défendre tout seul ! À cause de tes conneries à chercher Aaron, on risque de se retrouver tous les deux dans la merde ! Et moi, encore plus que toi ! Tu parles d'un pote ! »

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