40. Le jeudi, c'est piscine
À la radio, on passait du Cabrel. C'était de saison. Octobre tenait sa revanche. Le soleil sortait à peine. Des nuages gris venaient sur les antennes. Et les premières notes au collège accompagnaient l'automne.
Kilian s'était plutôt bien débrouillé. Lors de la première dictée de l'année, il avait soigné son orthographe tout autant que son écriture et avait obtenu un neuf sur vingt qui le satisfaisait. La note tout juste moyenne était de toute manière largement rattrapée par son dix-neuf en math et son dix-sept en physique. Même en langues, il se débrouillait honorablement. Les colères de sa prof d'anglais hystérique ne lui faisaient pas peur et il avait déjà obtenu un treize et un quinze.
Il se situait dans le premier tiers de sa classe. Ses excellentes performances en art, en musique et en sport contrebalançaient ses faiblesses en histoire et dans la langue de Molière. Son goût pour les sciences faisait le reste. Il devançait sans mal des garçons comme Martin, mais était encore bien loin du niveau d'Adrien et de Yun-ah qui se disputaient à présent la deuxième place. En l'espace de quelques semaines à peine, Aaron avait fait très fort. Non seulement le jeune brun était excellentissime dans les matières littéraires, sa culture avait d'ailleurs fait forte impression auprès de sa prof de français, mais en plus, il se payait le luxe de savoir compter. Humilié, Adrien rongeait son frein. Il avait lamentablement perdu les premières batailles et avait été obligé d'arrêter son harcèlement envers Matthys suite à un certain pari. Loin de lui avoir porté préjudice, Aaron était sorti grandi de son amourette avec Magali. La jeune fille, pour ne pas perdre la face, était allée raconter à tout le monde que c'était elle qui avait plaqué le beau brun ténébreux... Sans omettre d'expliquer à quel point il embrassait bien.
Pour se repérer dans le temps, Kilian comptait les cours d'EPS du jeudi. Après plusieurs séances d'endurance, les élèves venaient de se mettre à la natation. L'adolescent aimait beaucoup ce sport. Se rendre toutes les semaines à la piscine était un véritable plaisir. Il adorait sortir affamé des bassins vers midi, les cheveux encore humides. Cela l'aidait à se sentir bien. Depuis la promenade au zoo avec son frère et sa tante, il ne s'était passé qu'un seul cours de sport du jeudi. En ce mercredi pluvieux, il était à la veille du deuxième.
Après s'être disputé avec Aaron, il avait ressenti de la culpabilité. Il s'en voulait de toujours partir au quart de tour, de toujours tout prendre au premier degré, de toujours s'énerver à chaque fois que le jeune brun le taquinait. Il se rendait bien compte qu'il agissait d'une manière bien trop stupide pour son âge. Mais il n'y pouvait rien. À chaque fois qu'il était question d'Aaron, il n'arrivait plus à réfléchir convenablement. Toujours est-il qu'il avait décidé d'apaiser ses relations avec son camarade. Il ne lui parlait que lorsque cela était nécessaire, mais il ne l'évitait plus.
En cette matinée d'automne, les nuages grondaient dans le ciel, mais dans la classe de sciences, c'était autour d'une douce Coréenne qu'il y avait de l'orage. Alors qu'elle était pourtant si gentille, si tactile et si complice avec Kilian, Yun-ah l'avait violemment repoussé ce matin-là. Pas de petit bisou, pas de gros câlin, elle n'était pas d'humeur. Elle était même détestable, sans que ses amis ne puissent comprendre pourquoi. Martin avait bien essayé de lui parler, rien n'y fit, elle ne voulait pas décrocher le moindre sourire. Tout juste accepta-t-elle d'expliquer que des courbatures au niveau du ventre la handicapaient fortement.
Le pire arriva lorsque son co-délégué, le beau Matthieu, se proposa pour l'emmener à l'infirmerie. La jeune asiatique partit dans une rage folle. Elle n'était pas malade, elle avait juste besoin qu'on lui foute la paix. Et elle était prête à gifler tous ceux qui ne voulaient pas comprendre.
L'après-midi fut plus douce et le jeune éphèbe blond la passa une fois encore à l'escrime. Il se préparait pour une compétition qui approchait à grand pas. Soutenu par Diego, il se sentait invincible. Il était prêt à tout accepter en échange d'un simple conseil, même certaines caresses sur le ventre et dans le dos qu'il ne comprenait pas. Après tout, son modèle ne pouvait être que bien intentionné. C'était la même tendresse qu'il partageait avec Cédric. Le bel hispanique était presque un frère, un frère du club... Il n'y avait rien de mal.
Le lendemain, Kilian arriva à l'heure au collège en espérant que sa copine Yun-ah irait mieux. Quelle ne fut pas sa déception quand cette dernière passa sous son nez sans même lui faire le moindre signe. Quand il essaya de l'attraper par le bras pour lui dire bonjour, elle se retourna brusquement et le repoussa. Son visage était rouge, gorgé de larmes. Elle n'avait pas envie d'être là, elle n'était pas en état, mais pour la fille la plus brillante de la classe, manquer le moindre cours n'était même pas envisageable. Quoique... Lorsque la récréation sonna, elle s'écroula en larmes.
« Je... Je ne veux pas aller à la piscine... »
Le chauffeur n'était pas connu pour sa grande patience. Kilian et Martin tentèrent de la réconforter. Yun-ah se tenait fortement le ventre, les crampes étaient de plus en plus fortes, son visage de plus en plus rouge et son souffle de plus en plus bruyant. Mais toujours, elle refusait d'aller voir l'infirmière. Prise à son propre piège, elle n'avait d'autre choix que de rejoindre le car qui n'attendait plus que les 3ème3 pour parcourir les trois kilomètre neuf cents qui séparaient le collège de la piscine Jean Boiteux.
Pendant le trajet, assise entre la fenêtre et Kilian, l'inconsolable Coréenne gémissait. En lui passant la main sur le front, l'adolescent put ressentir un début de fièvre. Elle l'implorait de la laisser tranquille, qu'elle avait mal, qu'elle se détestait. Et toujours la sollicitude de Kilian restait infructueuse.
Une fois arrivée sur place, Yun-ah s'enferma dans les vestiaires. Quand le professeur lui demanda de sortir, elle refusa. Il était hors de question qu'elle se baigne. Elle ne le voulait pas, elle ne le pouvait pas. Preuve du sérieux de sa crise, elle avoua même être prête à obtenir un zéro sur vingt dans la matière si on la laissait tranquille. Il ne fallut pas longtemps à monsieur Gilloux pour comprendre les raisons de ce mélodrame. Ce n'était pas la première fois que cela arrivait, surtout à cet âge-là. La jeune fille avait sauté une classe et allait sur ses quatorze ans, qu'elle aurait dans quelque mois. Il fallait se montrer compréhensif. C'était un mauvais moment à passer, une accoutumance à prendre.
Kilian et Martin, eux, ne comprenaient rien. Alors qu'ils pataugeaient dans les bassins en attendant des consignes, ils s'interrogeaient sur le mal qui rongeait Yun-ah.
« Tu sais ce qu'elle a, toi ? C'est la première fois que je la vois comme ça ! », demanda le rouquin.
« Franchement, nan, elle n'a rien voulu me dire dans le car... Je comprends vraiment pas ! », répondit le blondinet avant de repartir pour une double longueur de crawl.
Kilian nageait magnifiquement bien. Il glissait sur l'eau comme une lame. Son corps légèrement musclé mais encore enfantin voyait le liquide s'écarter sur son passage comme la mer rouge devant Moïse. Et au bout de la traversée, c'était Aaron qui l'attendait.
« Les mecs... Arrêtez d'être cons, quoi... Vous n'avez toujours pas compris pourquoi Yun-ah réagit comme ça et pourquoi elle refuse de se baigner ? Sérieux ? »
À la différence du jeune brun, ni Martin ni Kilian n'avaient de sœur. Comment auraient-ils pu savoir ? Devant leur silence gêné, Aaron se passa la main sur le front jusqu'en bas du visage. Leur ingénuité le mystifiait. Il leur expliqua :
« C'est une fille bordel ! La puberté ! Chez nous les mecs, c'est la voix qui change et la pilosité qui se développe... Chez les filles, c'est les règles... »
Si le plus roux des élèves de la classe savait à peu près de quoi il s'agissait, internet l'ayant aidé à se renseigner sur l'anatomie féminine, Kilian restait particulièrement innocent à ce sujet-là. Il en avait entendu parler de nom et il connaissait l'expression « t'as tes règles ? » que les jeunes garçons sortaient automatiquement à toute demoiselle un peu pénible, mais il ne connaissait pas tout du fonctionnement « technique » de la chose, sans doute à cause d'un manque d'attention en SVT en classe de quatrième. Cette naïveté toute candide dépitait Aaron.
« Si les filles sont désagréables pendant leurs périodes, c'est parce que leur corps expulse l'ovule pour le remplacer par un autre. C'est très douloureux et ça s'accompagne de saignement. Si Yun-ah ne veut pas se baigner, c'est à cause de ça... Tu irais dans l'eau toi, si tu pissais le sang sans pouvoir t'arrêter ? Et si elle se sent mal, c'est parce que c'est sans doute ses premières règles. C'est jamais agréable, ça chamboule pas mal. Quand elle s'y sera habituée, ça ira beaucoup mieux... Voilà, maintenant tu sais pourquoi les filles sont chiantes quatre jours tous les mois. »
Même s'il écoutait religieusement la leçon de son camarade, Kilian se sentait un peu honteux d'être aussi ignorant. À chaque fois qu'un jeune homme se trouve idiot, il se doit de détourner les regards de son visage. L'adolescent se sentit donc obligé de lancer une vanne à son camarade :
« Ah bah dans ce cas alors, tu dois être une fille mal foutue qui a ses règles en permanence ! »
La bave du crapaud n'atteint pas la blanche colombe. Quoique, parfois, la blanche colombe peut avoir envie de riposter au batracien, mais toujours avec la grâce qui la caractérise. Encore faut-il trouver le moment juste.
En sortant de la piscine les cheveux mouillés, Kilian s'excusa auprès de Yun-ah pour sa bêtise et son comportement gauche puis lui témoigna à nouveau son affection et surtout sa compréhension. Alors qu'un vent glacial s'engouffrait dans sa tignasse et le faisait frissonner, il reçut de la part de la belle Coréenne un adorable bisou sur la joue, comme pour le remercier de toute l'attention qu'il lui avait portée et pour s'excuser d'avoir été aussi désagréable. Mais déjà le collégien était passé à autre chose. Devant lui, l'inacceptable venait de se produire. Il y a des choses pour lesquelles aucune accoutumance n'est possible.
Il connaissait Alice depuis le primaire. Ils avaient sympathisé dès qu'ils s'étaient rencontrés, étaient devenus copains et s'invitaient même pour leurs anniversaires respectifs. Puis, en sixième, alors qu'il ne s'y attendait pas, elle lui avait fait la déclaration d'amour la plus mignonne du monde. Cela s'était passé derrière le collège une après-midi de printemps. Elle lui avait écrit une lettre qu'elle lui avait remise en main propre le visage rouge comme une fraise. Le petit mot était adorable. Kilian l'avait gardé précieusement dans ses affaires. Mais il n'était pas prêt. Bien trop jeune pour s'intéresser aux filles, la demande courageuse de la demoiselle l'avait effrayé. Il avait botté en touche. Ils avaient beau être restés bons amis, plus rien n'avait été pareil. La pauvre Alice avait eu bien du mal à s'en remettre. Le blondinet s'en voulait de l'avoir ainsi éconduite et surtout de lui avoir fait de la peine. Il avait bien conscience qu'elle l'aimait toujours. Ce n'était pas pour lui déplaire... Il sentait juste que le moment, que leur moment n'était pas encore arrivé.
À la différence de la dernière fois où il put à peu près retenir ses larmes, Kilian éclata cette fois-ci en sanglots. C'était trop cruel. Trop méchant. Aaron n'avait pas besoin que ça soit elle pour prouver qu'il avait raison. Il aurait pu embrasser à l'ombre du vieux chêne n'importe quelle fille de la classe. Il aurait pu glisser sa main dans n'importe quelle chevelure. Il aurait pu passer son bras autour de n'importe quel cou. Alors pourquoi fallait-il qu'il la choisisse elle ? Quitte à jouer avec des sentiments, fallait-il qu'en plus de jouer avec ceux de la gent féminine, il joue avec les siens ?
Le spectacle lui était insupportable. Ce baiser était impossible. Dans l'ordre des choses, c'était lui, Kilian, qui devait être à sa place ! Mais à la place de qui ? Son esprit ne le précisait pas.
Dans le car, il s'isola de ses deux amis. Yun-ah, prise par ses propres problèmes d'adolescente n'était pas en état de le consoler. Martin, lui, s'occupait de la belle Coréenne. Il n'avait que deux bras. Assis à coté de la fenêtre, le blondinet ne vit pas celui qui s'assit à côté de lui. Il ne le reconnut que grâce au son de sa douce voix qui lui murmurait quelques mots à l'oreille.
« Toutes les mêmes ! »
Le garçon aux cheveux d'or ne répondit pas. Les yeux rouges, il regarda fixement la route avec ce qu'il lui restait de fierté. L'automne était déjà là, les feuilles rouges, jaunes et orange jonchaient le sol. Les passants avaient sorti écharpes et manteaux. Le vent soufflait, glacé, et le soleil brillait déjà moins haut dans son zénith. Et lui, non sans peine et le cœur serré, il grandissait.
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