34. Un moment en permanence
À quatorze ans à peine, l'eau coule vite sous les ponts. S'il faut en moyenne entre six et vingt jours à une goutte d'eau pour parcourir la distance qui sépare la source de la Seine à l'océan atlantique, une semaine suffit souvent à un adolescent pour oublier qu'il était fâché, ou tout du moins pour oublier pourquoi. Un malheur chassant l'autre si rapidement.
Une semaine s'était donc écoulée depuis la rentrée scolaire. En ce mercredi matin encore chaud, Kilian avait oublié de programmer son réveil. Ou plutôt, une dispute entre son père et sa mère la veille au soir lui avait coupé toute envie de se réveiller. Les raisons de la bruyante engueulade, il s'en foutait. Il savait juste que des noms d'oiseaux avaient été prononcés et que, tandis qu'il s'était enfermé dans sa chambre la tête sous son oreiller pour ne pas entendre les cris et la vaisselle se briser sur les murs, Cédric avait dégusté. C'était cela que de s'interposer entre deux adultes irresponsables. L'ainé ne supportait pas de savoir son frère en larmes au fond de son lit et voulait calmer ses vieux. Au final, c'est lui qui ramassa pour la colère des deux.
Il avait fallu ce matin-là toute la tendresse de Cédric pour sortir Kilian de ses rêves. Pas d'oreiller dans la figure, pas de bruits assourdissants de cuillère en bois sur une casserole en fer. Juste un énorme câlin, un bisou sur la joue et quelques mots glissés à l'oreille :
«Réveille-toi Kili, tu vas être en retard. Tout va bientôt s'arranger. Je t'le jure p'tit frère. Je t'aime. »
Sur le chemin du collège, le jeune adolescent prit tout son temps. Il n'était pas pressé. Il s'en fichait d'arriver en retard. Il était mélancolique. L'été approchait de sa fin mais l'air restait doux et des éperviers chantaient dans les arbres. À côté de ses problèmes familiaux, la présence d'Aaron était presque un fait acceptable. Depuis leur dernière explication, les deux garçons ne s'étaient presque pas adressé la parole. Kilian était rassuré que le jeune brun ait respecté sa volonté sur ce point là, mais désespérait de le voir traîner avec Matthys. Il avait de la peine pour son camarade. Il ne se rendait sans doute pas compte que se rapprocher d'un garçon rejeté le verrait se faire rejeter à son tour.
Sur le pas de la grande porte massive de l'établissement Voltaire, Madame Stricker attendait les derniers retardataires.
« Monsieur Juhel, au cas où vous ne l'auriez pas remarqué, la cloche a sonné il y a plus de trente secondes. Si vous n'êtes pas dans votre classe dans les trente prochaines, c'est en retenue que vous finirez dès cette après-midi ! »
Comme à son habitude, la femme un brin austère savait manier les mots de manière à encourager ses jeunes pensionnaires à améliorer leur sens de la ponctualité. Elle ne voulait pas forcément sévir, mais leur faire peur ne lui déplaisait pas. Accélérant la cadence, le jeune garçon passa devant sa surveillante la tête baissée. Alors qu'il s'approchait de l'entrée du bâtiment C, celui des salles de sciences, de physique et de technologie, elle l'interpela :
« Vous êtes bien en 3ème3 jeune homme ? Dans ce cas, vous vous trompez de chemin. Madame Lagritte, votre professeur de sciences est malade ce matin. Je vous prie d'aller en permanence. »
La force de Madame Stricker résidait dans sa fabuleuse mémoire. Pas un nom d'élève présent ou passé, pas une situation, pas un détail, rien ne lui échappait. Elle savait parfaitement qui était dans quelle classe, quels étaient les emplois du temps et les professeurs de chacune des vingt-cinq classes du collège et quelles étaient les absences du corps enseignant en temps réel. Elle rendait à elle seule caduque l'usage de tous les outils informatiques modernes. De fait, sa parole était d'or. Kilian pivota sur lui-même et sans un mot avança en direction de la grande salle de permanence du bâtiment A.
Elle était pleine à craquer. Madame Lagritte n'était pas le seul professeur à avoir eu un petit coup de mou à cause de la rentrée scolaire. Les vacances sont tellement courtes quand on est enseignant ! Forcément, tous les élèves de sa classe, à l'heure eux, avaient été envoyés en ces lieux par la surveillante en chef. Kilian voulut s'asseoir près de Martin et de Yun-ah, mais aucune place n'était disponible à côté d'eux. Fataliste, il posa ses fesses sur la première chaise libre en chuchotant à son voisin direct :
« Quoi que tu aies envie de dire, ta gueule Aaron. »
Le jeune brun, surpris de la présence à ses côtés de son meilleur souvenir de vacances respecta le couvre-feu pendant au moins six minutes avant de craquer :
« On me la fait pas à moi Kilian. Cette tête d'enterrement, c'est pas à cause de moi. C'est tes parents, c'est ça ? »
Le jeune blondinet eut un mouvement de recul sur sa chaise et dévisagea son camarade. Même si cette remarque maladroite — Aaron n'avait aucun droit de lui parler de sa famille — aurait pu le mettre en colère, il se sentit touché que le brunet n'ait pas oublié leur vieille conversation une après-midi d'escalade en plein milieu de l'été. Timidement, il acquiesça de la tête et murmura :
« Ne parle de ma mère à personne à François-Marie s'il te plait. Là je ne te pardonnerai pas. On m'a vraiment fait chier l'année dernière, j'ai pas envie que ça recommence. »
Un truc de collégien : ne jamais appeler son établissement scolaire par son vrai nom. Cela serait trop la honte. Ainsi, pour les élèves de Voltaire, il était impératif de trouver un sobriquet qui leur permette de se comprendre entre eux. Depuis l'année 1968 et l'inscription d'un graffiti vengeur sur la porte massive en fer « Je suis puni, c'est la faute à François-Marie ! », tout le monde désignait l'école par le prénom du célèbre philosophe plutôt que par son nom de plume. Même les profs.
En guise de réponse, Aaron ne chercha pas les mots justes. Il eut le geste juste. Une simple tape amicale sur l'épaule et un signe d'approbation de la tête. Puis il ouvrit son livre et laissa son compère seul avec ses pensées. Après quelques minutes, le plus blond des deux prit la parole :
« Écoute Aaron, je ne veux pas avoir de problème avec toi, et je ne t'en causerai pas. Maintenant, juste un conseil d'ami. Fais attention avec qui tu traînes. Parce que franchement, je te comprends pas... Les fraicheurs et Matthys, c'est pas ton genre. Enfin, je sais que tu aimes t'entourer de cons, comme avec Thomas cet été, mais ici, c'est pas un camp de vacances. Fais gaffe quoi, ou sinon, toi aussi tu seras catalogué débile. »
Aaron se retint de s'esclaffer de rire. Il trouvait la remarque de Kilian à la fois mignonne, naïve et adorable. Mais surtout naïve. Le fixant droit dans les yeux, il lui expliqua sa façon de voir les choses.
« T'as vraiment du mal à comprendre ... T'as déjà parlé à Matthys ? C'est Adrien qui a stipulé que Matt' était débile ? C'est ridicule... Il est beaucoup moins con que vous ne le pensez. Et grâce à lui, j'ai une bonne idée de comment ça marche ici ! »
Kilian, dubitatif, répondit du tac-au-tac :
« C'est un calcul où tu le trouves vraiment sympa ? »
« Plus sympa qu'Adrien en tout cas... Mais tu sais, tu peux pas juger un mec que tu ne connais pas vraiment. C'est une connerie. Matthys, c'est tout sauf un con. Vous avez tous cru qu'il ne parlait à personne car il ne comprenait rien, mais en fait, s'il ne parle à personne, c'est parce qu'il a du mal à aller vers les autres, et surtout, parce que personne n'est équipé pour le comprendre. Mais certainement pas parce qu'il est stupide. »
L'adolescent aux yeux émeraude était on ne peut plus intrigué. Pendant une année complète, lui et sa bande étaient restés loin du jeune châtain, autant parce qu'ils ne se trouvaient rien en commun avec lui que pour éviter au maximum de s'attirer la colère d'Adrien. Aaron poursuivit son explication :
« C'est pas parce que t'as du mal avec les relations sociales que t'as un problème d'intelligence. Pour Matthys, c'est même plutôt le contraire. Dès que je l'ai vu, j'ai trouvé qu'il se comportait comme ma sœur. Je le lui ai fait remarquer, on en a discuté et j'avais raison. Je crois que ça lui a fait du bien de tomber sur quelqu'un qui le comprenne.
En disant cela, le jeune brun poussait de longs soupirs mélancoliques tout en jouant avec son stylo avec sa main droite. Son interlocuteur tiqua sur ce qu'il venait d'entendre :
« Cet été, tu m'as dit que tu ne t'entendais pas avec ta sœur... Et là, tu me dis que tu t'entends bien avec Matthys parce qu'il est comme elle... Pas super logique... »
Aaron leva la tête vers le plafond. Sa main gauche tremblait sur sa table. Il avait toujours du mal à évoquer son ainée.
« Quand j'étais bébé, j'étais plutôt du type chiant, genre qui chiale tout le temps. Tu me diras, ça n'a pas changé, je suis toujours aussi chiant. Mais pour ma sœur qui a cinq ans de plus que moi, c'était juste insupportable. Elle n'a jamais pu s'attacher à moi. Pas avec son syndrome... Pourtant elle est brillante ma sœur, mais les relations sociales, ça n'a jamais été son truc... Moi je l'aime, c'est elle qui ne m'aime pas... Elle n'a jamais pu...»
Pour la première fois depuis qu'il le connaissait, Kilian n'avait aucun doute. Aaron était au bord des larmes. Pour le jeune adolescent, aborder la différence de sa sœur était toujours compliqué. Elle avait dix ans quand enfin on la diagnostiqua du syndrome d'Asperger. C'était beaucoup trop tard. Aaron n'y était pour rien, mais il culpabilisait après coup d'avoir été un bébé si bruyant. Ses crises de larmes avaient poussé sa sœur à se renfermer encore plus sur elle-même.
Kilian ne comprenait pas tout, mais l'essentiel était sous ses yeux. Pour ne pas passer pour un idiot, il se refusa de questionner son camarade sur ce fameux syndrome dont semblait souffrir aussi Matthys. Touché par la voix légèrement tremblante d'Aaron, Il lui rendit son geste de tendresse en posant à son tour doucement sa main sur son épaule.
Plusieurs minutes passèrent avant que le jeune brun ne reprenne la parole :
« Au fait toi, avec Léna, ça donne quoi ? »
La question était franche. Après tout, Aaron les avait au final mis dans les bras l'un de l'autre. Comme tout le monde au camp, il avait trouvé cette romance particulièrement mignonne, surtout à cause de la candeur et le côté un peu gauche du blondinet. Il n'était même pas jaloux de la belle, il était bien au-dessus de ça. Kilian prit plusieurs secondes avant de répondre. Il voulait être sincère.
« J'ai cassé il y a un peu plus d'une semaine. Je pense que je n'étais pas fait pour elle. Je sais pas si je l'aimais vraiment... Je craquais pour elle, c'est sûr, mais la distance, tout ça... Je crois pas à ce type de relations. C'est hypocrite. Vraiment. Je ne me lancerai jamais là-dedans. Si j'aime quelqu'un, je veux la savoir libre. Alors voilà ! »
Kilian cherchait à se justifier. Pour lui, cette rupture avait été une décision dure à prendre. Une décision dictée par son sens moral. Il n'avait pas envie que cela le fasse passer pour quelqu'un de faible auprès des autres. Ce n'était pas le cas avec Aaron, au contraire. À l'annonce de cette nouvelle, ce dernier ne put s'empêcher de dévorer du regard le visage gêné du garçon aux cheveux couleur de blé, ce qui se révélait être particulièrement gênant. En le fixant les yeux dans les yeux, Kilian articula :
« Même pas en rêve Aaron, même pas en rêve. Ne te fais aucun film ! Je suis pas de ce bord-là. »
La réponse, cinglante, ne se fit pas attendre :
« T'embrasses quand même vachement bien pour un hétéro ! »
Le blondinet au teint légèrement bronzé par le soleil d'été prit la couleur d'un piment des plus écarlates. Un mélange de gêne et de colère parcourait son visage contracté et se voyait jusqu'au fond de ses yeux injectés de sang. Il se recroquevilla sur lui-même, courba le dos et serra les poings pour éviter de se jeter sur son voisin et de lui en mettre une. Aaron avait le chic pour trouver la phrase juste, celle qu'il fallait au moment où il le fallait. Il venait de lui asséner un coup de massue sur la nuque. Une chance que, dans le brouhaha de la salle de permanence, personne n'eût entendu cet échange d'amabilités.
« En fait, t'es vraiment un connard Aaron. Tu sais quoi ? T'es le même genre de bouffon qu'Adrien. Super intelligent. Mais derrière, une vraie merde. D'ailleurs, il va te bouffer, tu ne vas même pas comprendre ! Tu vas regretter de pas m'avoir écouté, ça, j'te le promets. »
Certes, Aaron n'était pas un ange et n'essayait pas de se faire passer pour tel. Mais il valait mieux éviter autant que possible de l'insulter de manière trop frontale. Ici, ce n'était pas le connard qui le gênait. Il était un petit connard et l'assumait complètement. C'était plutôt l'analogie avec Adrien qui passait mal.
« Écoute Kilian, c'est pas ma faute si tu supportes pas la vérité. Mens-toi à toi-même, j'en ai rien à foutre. Mais pour Adrien, je vais te dire, j'ai tout à fait conscience de quel type de mec il est. La différence entre lui et moi, c'est que moi, je m'en fous qu'on me déteste tant que mes valeurs sont respectées. J'ai plus ou moins fermé ma gueule pendant une semaine pour observer un peu tout le monde dans la classe, mais là, c'est terminé. J'ai pas peur de lui et je vais te le prouver. »
L'adolescent put à peine terminer sa phrase. Déjà la cloche sonnait et les élèves avancèrent pour se rendre en classe de physique afin d'assister au cours suivant.
Sèchement, Kilian se leva. Une fois encore, son sang bouillait dans ses veines. Une fois encore, il avait l'impression de s'être fait avoir par Aaron. À chaque fois qu'il tendait la main pour le caresser, l'animal sauvage se laissait faire avant de la mordre à pleines dents. Et une fois encore, il fut obligé d'arrêter de penser pour ne pas admettre que le jeune brun avait peut-être raison.
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