32. Élections
Comparé à la veille, Kilian était méconnaissable. Le sourire jusqu'aux oreilles, il était arrivé en avance au collège et avait sauté sur le dos de son pote Martin avant la première heure de cours de la journée. Un cours de SVT. L'intitulé était particulièrement anecdotique. Cette année, le jeune garçon avait de toute manière prévu d'être irréprochable dans toutes les matières. Il voulait absolument être accepté dans le même lycée que Cédric, qui rentrait en première ES. Pour cela, il se devait donc d'avoir une excellente moyenne.
Et ce n'était certainement pas la présence d'Aaron qui l'empêcherait d'atteindre ses objectifs. Passé le choc de se retrouver en tête à tête avec celui qui avait perturbé son esprit pendant tout le mois d'aout, il avait relativisé la chose. Au moins, avec Aaron, il savait à quoi s'en tenir. En deux semaines, il avait largement eu le temps de comprendre de quoi était capable le jeune brun. Il suffisait de le garder à distance raisonnable pour éviter les problèmes. Et puis, il savait très bien que ce dernier ne parlerait à personne de l'épisode du gage. Il était bien trop intelligent pour faire une telle erreur. Après tout, Kilian était persuadé qu'il avait bon fond et qu'il ne chercherait pas à lui faire du tort tant qu'il ne le provoquait pas.
L'adolescent réussit à éviter pendant toute la matinée son camarade. On était mercredi, il savait donc qu'il suffisait de tenir jusqu'au déjeuner pour remporter cette manche. Et de toute façon, Aaron allait avoir des choses plus importantes à gérer que leur relation. Il ne l'enviait pas. Être nouveau dans sa classe était loin d'être une sinécure. Les groupes et clans étaient formés depuis la sixième et l'ouverture d'esprit n'était pas la principale qualité de ses copains et autres fréquentations. C'était un cercle fermé qui n'acceptait pas le changement. Le dernier « nouveau » en avait fait l'amère expérience.
Il se prénommait Matthys. Il était arrivé en début de quatrième et était resté seul toute l'année. Ni beau, ni laid, il portait des petites lunettes fines et possédait des cheveux châtains bouclés. D'un naturel très discret, presque asocial, et d'un niveau scolaire plutôt moyen, il évitait de faire des vagues. Il était timide autant que complexé par sa différence. Il n'en parlait jamais et personne ne devait savoir, ni les jeunes ni ses professeurs. Sa passion pour la science-fiction et les figurines en faisait un extra-terrestre aux yeux des autres collégiens. Tout de suite, il avait été catalogué comme le geek de service. Il ne put se défaire de cette image et fut donc condamné à subir les moqueries de la classe tout au long de l'année de quatrième.
Bien sûr, Kilian, Martin et Yun-ah ne s'en étaient pas pris à lui. Le trio préférait vivre sa vie dans son coin sans jamais se mêler des affaires des autres, que cela soit en mal comme en bien. C'était d'ailleurs plutôt sage. Adrien, le rival de Yun-ah pour le titre de meilleur élève de la classe s'était amusé de faire de Matthys son souffre-douleur. Et quand Adrien marquait son territoire, tout le monde savait qu'il valait mieux éviter d'y mettre les pieds.
Adrien n'était pas de ceux qui insultaient ou frappaient les autres gratuitement. Il était beaucoup plus subtil que ça. Il utilisait sa propre intelligence pour toucher juste là où il fallait. Son passe-temps favori, l'année précédente, avait été d'humilier Matthys. Dès qu'il le pouvait, il s'amusait à démontrer à quel point son camarade était nul, idiot et inculte, quand bien même il ne l'était pas tant que ça. Au contraire même, l'adolescent timide avait une culture littéraire et une passion pour l'espace à faire pâlir de jalousie certains de ses professeurs. Toujours est-il qu'Adrien avait décrété que le garçon aux cheveux couleur châtaigne était un simple d'esprit et que sa prétendue bêtise était contagieuse. Il fallait donc le mettre en quarantaine. Tous les élèves avaient ainsi fait le choix de le rejeter lui, le nouveau, afin de ne pas risquer de finir rejetés à leur tour. C'était un cercle-vicieux qui s'était refermé doucement sur le pauvre garçon.
Les professeurs, eux, étaient impuissants face à cette situation. Matthys ne s'était jamais plaint ouvertement de ce qu'on lui faisait subir, préférant garder pour lui ses peines et sa colère. De toute manière, il ne faisait pas confiance à ses enseignants et il avait raison. Face à ses parents, ils avaient toujours le même discours à la bouche « Matthys doit faire des efforts pour s'intégrer dans sa classe ! ». Comme si c'était de sa faute. Malgré sa différence, il ne demandait que ça ! Adrien en avait juste décidé autrement. Et à part la pétillante Yun-ah, personne n'osait contredire en public celui qui régnait sur la classe comme un tyran. Ils avaient trop à y perdre.
La matinée se terminait par le cours de monsieur Bruissière, le professeur d'histoire et professeur principal puis par la demi-heure de vie de classe. Assis à son bureau les jambes croisées et la main dans la poche gauche, celle-là même où il rangeait son tabac, il avait une idée derrière la tête. Ou plutôt, il n'avait pas fini de préparer ses cours et sortait de son chapeau une solution de rechange. Les vacances avaient été dures pour tout le monde.
« Bien, sortez tous une feuille, nous allons faire un exercice afin de voir si vous avez retenu quelque chose de vos cours de quatrième. Vous avez toute l'heure et aucune contrainte. Racontez-moi juste par écrit ce dont vous vous souvenez par rapport à l'année dernière et ce qui vous a le plus intéressé ! »
Tandis que ses élèves rechignaient à sortir leurs affaires et semblaient consternés par cette idée, Hervé se caressait la barbe d'un air satisfait. Le meilleur moyen d'assurer son autorité était encore de marquer le coup dès le premier jour. Et l'exercice lui plaisait particulièrement. Prendre les jeunes par surprise était le meilleur moyen de juger du niveau général de chacun. Il ne s'attendait pas à un miracle, mais quand même, il avait de la curiosité pour ce qu'allaient lui rendre Yun-ah et Adrien, de loin ses deux meilleurs éléments, ainsi que pour la prose du petit nouveau dont le dossier scolaire était épatant.
« C'est noté ? »
Même si Hervé ne comptait pas prendre cet exercice en compte, il savait que griffonner quelques chiffres en rouge sur les copies était le seul moyen pour lui de pousser ses élèves à composer sérieusement. Il s'attendait à la question, il répondit au jeune Victor sans même sourciller.
« Oui. Et au cas où tu te poses la question, le sujet porte sur ma matière et non pas sur les derniers films que tu as vus. »
Hervé Buissière ne pouvait pas s'empêcher de taquiner ses élèves. Sa position de professeur lui permettait de se lâcher sans craindre la moindre répartie. Et avec certains jeunes, il n'avait qu'à enfoncer des portes ouvertes. Bien que n'ayant rien en commun avec lui, Victor était officiellement le meilleur ami d'Adrien. Là où Adrien était de bonne famille, Victor venait d'un milieu social défavorisé. Là où Adrien était plutôt grand et fin, Victor était petit et massif. Là où Adrien paraissait raffiné, Victor avait tout d'une brute. Là où Adrien était brillant, Victor avait d'énormes difficultés. Les professeurs trouvaient vraiment cela chic de la part du petit génie de passer autant de temps à aider et soutenir son camarade. Les autres élèves trouvaient les professeurs bien stupides. Adrien ne considérait pas Victor comme son meilleur ami. Adrien ne considérait personne comme digne d'être ami avec lui. Victor n'était rien d'autre que son suiveur, son serviteur, son bras armé. Celui qu'il envoyait au charbon quand il projetait de faire un mauvais coup mais qu'il ne voulait pas se salir les mains. Il avait réussi par de beaux discours à complètement influencer et manipuler le jeune garçon qui, de son côté, croyait dur comme fer en leur amitié et aurait été capable de tout pour ne pas la perdre. Même du pire.
À la fin de l'heure, le professeur ramassa les copies et fit signe aux adolescents de rester assis.
« Bien, c'est maintenant notre demi-heure de vie de classe. Vous connaissez le principe, on est là pour discuter de ce qui se passe dans la classe, de vos problèmes, et caetera. Comme vous vous connaissez déjà tous, je vous propose de faire aujourd'hui l'élection des délégués. »
Par élection, Hervé pensait désignation, voire plébiscite. Les jeux étaient faits avant même d'avoir commencé. Le microcosme politique de la 3ème3 ressemblait à un subtil mélange entre les coutumes électorales de l'Afrique sub-saharienne et les pratiques de certains partis politiques français. À la différence qu'il n'y avait même pas besoin de manipuler les votes ou de bourrer les urnes. Les délégués seraient comme tous les ans Yun-ah du côté des filles et Matthieu du côté des garçons.
Le choix de Yun-ah était le plus légitime. Elle n'était pas seulement intelligente, elle était aussi l'avocate des causes perdues. Pendant un conseil de classe, elle ne laissait jamais un camarade sur le carreau. Même ceux qui ne l'appréciaient pas convenaient qu'elle faisait une excellente représentante. Aucun professeur n'ayant jamais rien eu à lui reprocher, elle pouvait se permettre de prendre des risques pour défendre les autres.
De son côté, Matthieu était le choix de la consensualité. Il avait tout pour lui. Il était sans doute un des plus beaux garçons du collège, à égalité avec un certain escrimeur aux cheveux couleur d'or. Sympa avec tout le monde, ce qui lui valait d'être populaire dans sa classe, il appréciait sincèrement ses camarades, à commencer par Kilian qui était loin de le laisser indifférent. Du coup, il cherchait à être bien avec tout le monde et évitait autant que possible les conflits. Un brin vaniteux, il invitait les autres à toujours compter sur lui en cas de problème. Il assurait, comme il disait. Mais dès que la situation devenait compliquée, il disparaissait comme par enchantement.
Surtout, sa principale qualité avait été d'être adoubé par Adrien, ce qui lui apportait un bon nombre de suffrages à coup sûr. La tête de classe ne s'était jamais portée candidate au poste de délégué. L'élection avait le désavantage d'être à bulletins secrets. Il savait très bien que, même s'il avait les moyens de se faire élire, il était bien incapable de fédérer autant de personnes autour de son nom que ce qu'il pensait mériter. Du coup, il avait fait le choix de soutenir un autre candidat, celui qui avait le plus de chances d'être élu. Il captait ainsi une partie du prestige de la victoire et passait même pour un bon prince en se sacrifiant pour préserver la cohésion sociale.
« Les candidats, levez la main s'il vous plait ! »
Comme Hervé s'y attendait et sans que cela ne provoque le moindre remous dans l'assistance, Yun-ah et Matthieu levèrent immédiatement la main. Sans surprise non plus, Magali leva la sienne.
Magali était une jeune fille aussi belle que superficielle. Stupide et vaniteuse jusqu'au bout des ongles des pieds qu'elle s'amusait d'ailleurs à peindre de toutes les couleurs, elle restait cependant la fille la plus populaire de la classe. Au collège, on a vite fait de pardonner toutes les stupidités à un bonnet C naissant bien assumé. Mais sa popularité n'était pas suffisante pour se faire élire déléguée. Entre la première et la dernière de la classe, il était beaucoup plus sage de reporter son vote sur celle qui avait une chance d'être écoutée. Ainsi, en excluant le soutien des filles de son groupe, Magali ne remportait jamais aucun suffrage, ce qui avait pour effet de faire couler de manière impropre son rimmel dont elle se barbouillait grossièrement les yeux. Kilian avait déjà souvent eu envie de lui faire bouffer son tube, mais quand on est un jeune homme galant, on se doit de rester aimable avec les jeunes filles, fussent-elles aussi stupides qu'une rangée de fougères. Au moins, les fougères ne ricanent pas bêtement pour rien, elles.
Ce qui étonna le professeur, ce fut une autre main levée. Il ne s'attendait pas du tout à ce que le petit nouveau se porte candidat.
« Toi, Aaron ? Tu es sûr de toi ? Enfin, les autres ne te connaissent pas encore ! »
Le jeune brun affichait un léger sourire en coin et, en penchant la tête, il répondit :
« Je ne pense pas être élu, mais... Lors de toutes élections, les candidats doivent prononcer un discours, non ? Je me disais que cela serait une bonne occasion de me présenter aux autres. »
Il arrivait dans un environnement fermé, et si personne ne lui donnait la parole, il devait s'en saisir avant qu'il ne soit trop tard. En l'espace d'une matinée, il avait saisi quels étaient les principaux groupes d'influence au sein de la classe. Il avait même eu le temps de comprendre que personne ne lui ferait de cadeau. Ni son petit blondinet des vacances qui ne lui avait même pas adressé la parole, ni les autres élèves qui étaient tous prêts à isoler ce nouveau ver dans la pomme.
Toujours est-il que sa logique était implacable. Son professeur acquiesça et donna la parole aux jeunes candidats.
Dans son discours improvisé mais maitrisé, Yun-ah promit d'être une déléguée modèle, comme l'année précédente et celle d'avant et celle encore avant. Qu'elle se battrait pour tous et qu'elle ne laisserait faire aucune injustice. Et surtout, qu'elle négocierait directement avec chaque professeur à chaque fois que cela serait nécessaire, et qu'ils plieraient devant la vindicte populaire. Même s'il admirait sa qualité d'expression, Hervé Bruissière trouvait que la jeune fille en faisait peut-être un peu trop. Il avait l'impression d'être Louis XVI le jour de la proclamation de l'assemblée constituante, et l'idée que son cours d'histoire se répète en vrai dans sa propre classe ne l'enchantait guère. C'était surtout son rôle qui le gênait. Il aimait trop sa tête pour l'imaginer dessoudée de ses épaules.
Quand le tour de Magali arriva, la révolution laissa sa place à l'élection de Miss Bourgogne. La belle dans le rôle de la jeune décérébrée montrant ses formes à défaut d'être capable d'aligner trois mots dans un français correct. Les autres filles dans le rôle des candidates jalouses et malheureuses de ne pas être plus siliconées. Et les garçons enfin bavant toute leur salive dans le rôle des escargots. Son discours fut d'une niaiserie rare, ce qui au moins amusait Martin et Kilian. Tous les lieux communs y passèrent et l'assistance manqua de peu la paix dans le monde et la famine en Afrique. Encore aurait-il fallu que Magali sache placer l'Afrique sur une carte.
De son côté, Matthieu bafouilla un discours des plus maladroits. Après tout, il était aussi sympathique que mauvais orateur. Mais tout le monde s'en fichait. Le nouvel élève n'avait aucune chance à côté de leur ancien et futur délégué.
Quand son tour arriva enfin, Aaron se leva de sa chaise et marcha tranquillement les mains dans les poches jusqu'à l'estrade. C'était son moment. Il le savourait. Il savait qu'il n'avait aucune chance, il n'était pas la pour l'élection. Il était juste là pour montrer à tous qu'il existait.
« Salut ! Moi c'est Aaron. Comme vous avez dû vous en rendre compte, je suis nouveau dans cette classe, je suis brun et je kiffe le noir. J'ai quatorze ans depuis la fin juin et je suis bien content d'être ici parmi vous. J'espère qu'on passera une bonne année ensemble. Je ne connais pas encore très bien le collège, donc ça serait sympa à vous de m'aider un peu au début. »
La première partie de son discours était des plus classiques, mais cela restait maitrisé. Martin trouvait cela presque un peu chiant. Kilian lui répondit d'attendre un peu. Il savait très bien de quoi Aaron était capable et n'était pas dupe, le brunet n'avait pas pris la parole uniquement pour se présenter les mains dans les poches. Il avait raison.
« Au fait, ne vous avisez pas de me juger avant de me connaitre, je ne supporte pas ça. Et au cas où certains auraient envie de me faire chier, de m'isoler ou quoi que ce soit parce que je suis nouveau... À vos risques et périls. Et si vous voulez faire copain-copain avec moi pour vous attirer mes faveurs, c'est pas la peine non plus. Il y a deux choses que je déteste plus que tout, les connards et les hypocrites. Et quand je dis connards, je pense les connards en règle générale. Pas uniquement ceux qui s'en prennent à moi, mais aussi ceux qui s'en prennent aux autres. C'est sans doute pour ça que je ferais un meilleur délégué que l'autre, mais bon, je crois que c'est un peu mort ! Mais à côté de ça, si vous êtes sympas et sincères, alors on pourra vraiment devenir potes. En tout cas, je l'espère. »
Les mains toujours vissées dans ses goussets, il admirait les mines déconfites de ses camarades et de son professeur qui n'avait pas osé le couper dans son élan. Son regard croisa celui d'Adrien qui mâchouillait nerveusement la gomme de son crayon entre énervement et excitation. Pour le chef de bande, cette provocation sonnait comme un défi. Le nouveau voulait jouer au plus malin ? Il n'était pas au bout de sa peine.
Aaron se rassit dans un silence de plomb. Hervé Bruissière ramassa tous les petits papiers qui servaient de bulletins et proclama les résultats.
« Yun-ah : vingt-trois voix, Magali : huit voix, Matthieu : vingt-sept voix, Aaron : quatre voix. Vos délégués sont donc Yun-ah et Matthieu. Félicitations à tous les deux. »
L'adolescent aux cheveux noirs ouvrit grand les yeux et afficha un large sourire de satisfaction. D'autres que lui-même s'étaient portés sur son nom. La prétendue hégémonie de la classe venait de voler en éclats. Cette défaite avait plus que jamais un goût de victoire.
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