29. L'art d'être ou de ne pas être en couple

« Au fait Kilian, est-ce qu'on peut dire officiellement qu'on sort ensemble ? »

La demande via Skype, franche et brutale, fit frissonner Kilian. Pour une bonne question, c'était une bonne question que lui posait Léna. Cela faisait maintenant plus de deux semaines et demie que le camp était terminé et qu'ils ne s'étaient pas vus. Pendant ses vacances en Corse, le jeune garçon avait continué à fleureter* avec la jouvencelle. Comme si elle était déjà sienne. Mais gauchement, aucun des deux tourtereaux n'avait fermement établi s'ils étaient ensemble ou non.

Oui, ils étaient ensemble. La teneur de leurs SMS ne laissait aucune place au doute. Pourtant, le simple fait de le dire gênait Kilian. Comme si assumer une relation était un poids trop lourd à porter pour son jeune âge. Et puis, était-il vraiment amoureux ? Cette question le taraudait. Il n'avait cessé de se la poser depuis la dernière fois qu'il avait posé ses lèvres sur celles de la belle. La distance altère tous les souvenirs. Même l'image de la jeune fille nue sous la douche avait fini par se dissiper. Ne plus la serrer dans ses bras lui avait presque fait oublier la douceur de sa peau. Ne plus l'embrasser lui avait presque fait oublier la volupté de ses lèvres. Le temps faisait déjà son effet.

Même quand, pour la première et unique fois depuis la fin du camp, Kilian avait essayé de se donner du plaisir, Léna n'avait pas été présente dans son esprit. Elle ne faisait pas partie de ses chers anges. Il aurait de toute façon trouvé bien trop vulgaire de l'associer à « ça ». Et de toute manière, il n'avait pu aller au bout de son ouvrage. Sa conscience l'avait ramené bien trop rapidement à Aaron l'accusant d'être ou un hypocrite, ou un attardé. Kilian préférait encore être un attardé plutôt que de donner raison au jeune brun à propos des activités solitaires des adolescents de leur temps.

« Mais oui ma chérie, bien sûr qu'on est ensemble, tu crois quoi ! »

Une réponse d'homme, sûr de lui, c'était exactement ce qu'il fallait dans ce genre de situation. Et même s'il n'était pas lui-même convaincu de ce qu'il racontait, même s'il ne croyait pas à cette histoire, Kilian préférait rassurer la douce Léna. Il se laissait jusqu'à la rentrée pour décider de ce qu'il voulait vraiment. En guise de réponse, elle lui envoya des bisous avec la main à travers l'écran.

Il ne restait plus qu'une semaine et quelques jours à patienter avant la rentrée scolaire que le garçon attendait impatiemment. Il entrait en troisième, l'année du brevet, la dernière du collège surtout. « Encore un an à tirer, et je serai au lycée », pensait-il. Il n'aimait pas trop le collège. Ce n'était pas les cours qui le dérangeaient, mais bien plus l'immaturité de ses camarades. Les histoires de couple ridicules à en mourir, les petites méchancetés, les clans… Tout cela le fatiguait. Quand il trainait avec les copains de son frère, il voyait la différence. Il avait hâte de grandir.

Pour préparer cette rentrée, Cédric l'avait emmené faire du shopping. Kilian adorait ça. Il aimait la mode et les vêtements stylés, mais par-dessus tout, il aimait passer du temps avec son frangin. Juste l'un et l'autre sans leurs parents. Les moments qu'ils passaient ensemble à refaire sa garde-robe étaient de loin ses préférés. Depuis peu, Cédric avait pris un petit boulot le week-end. Tout ce qu'il gagnait, il l'utilisait pour gâter ses proches, ce qui se résumait souvent à couvrir de cadeaux sa copine et son petit frère. Le blondinet avait conscience de la gentillesse de son ainé et de la chance qu'il avait de l'avoir. Il était toujours raisonnable, il n'en demandait jamais trop. Mais quand ils étaient dans les magasins, il ne pouvait s'empêcher d'essayer tous les vêtements qui lui plaisaient, à la recherche de la perle rare.

« Bon, Kili, faudrait pt'être penser à changer un peu de couleur hein. Trop de vert tue le vert ! »

« Rho, tu saoules Ced, c'est vachement cool le vert, c'est mode et ça me va bien ! Et c'est ma couleur préférée ! »

Alors que l'adolescent essayait un nouveau sweat à capuche de cette couleur, la remarque de son frère le vexa quelque peu. Il aimait la couleur gazon, il ne pouvait pas s'en empêcher, cela allait si bien avec ses yeux… Il ne comprenait pas tous ces jeunes qui s'habillaient toujours en bleu, gris ou noir… S'il existait tant de couleurs dans l'arc-en-ciel, c'était bien pour les porter non ?

« Oui, je sais, mais t'as vu la réaction de papa la dernière fois ? Ça serait bien pour le collège que tu prennes un truc un peu plus sobre ! »

L'argument fit mouche. Même s'il considérait que son père avait tort, Kilian ne voulait pas jouer avec le feu. Il enleva aussi sec le vêtement olive et se jeta sur un t-shirt moulant orange qui trainait juste à côté. Ni une ni deux, il l'enfila, s'admira dans la glace de la petite boutique Johanson Sports et après s'être regardé sous toutes les coutures, s'exclama :

« Comment ça me va troooooop bien ! T'as vu Ced comme il est trop cool ce t-shirt ? Nan mais il y a pas moyen, il me le faut ! Allez, s'il te plait ! »

Le grand frère soupira lourdement en fermant les yeux. Kilian était incorrigible. Ce t-shirt avait beau être d'une autre couleur que celle honnie par le paternel, il ne faisait aucun doute que ce dernier désapprouverait une fois encore. D'autant plus que la coupe « vêtement pour minet qui colle bien au torse et moule bien les tétons » semblait être une véritable provocation. Mais quand Kilian prenait son regard de petit chiot battu en se dandinant dans tous les sens, Cédric ne pouvait rien lui refuser.

« Kili, je ne sais vraiment pas ce que je vais faire de toi ! Ok, mais s'il te plait, ne le mets pas quand papa est là. Au moins ça quoi… »

Un large sourire s'afficha sur le visage du blondinet. Il se jeta au cou de son frère et lui déposa deux doux bisous sur la joue.

« Merci mon grand frère à moi ! Avec ça, c'est sûr, filles, chimpanzés, ornithorynques ou koalas, ça va tomber comme des mouches ! »

En se desserrant de son étreinte, Cédric le taquina naïvement :

« Moi qui pensais que mon petit frère était fidèle ! Pauvres bêtes ! »

Ah oui, c'est vrai, il était en couple. Cela lui était presque sorti de l'esprit. Kilian se mit à rougir et botta en touche :

« Nan mais moi, ch'uis fidèle hein, c'est pas ma faute si j'suis beau gosse ! »

Ce n'est pas qu'il se considérait vraiment comme tel. Même s'il était conscient de son charme, il n'était pas vaniteux. Il s'égayait juste. Chez Kilian, tout était prétexte à l'amusement, comme quand il jouait innocemment à la console avec Martin ou quand il se rendait à la salle d'armes pour pratiquer l'escrime.

L'escrime, il l'avait découverte à la télévision pendant l'été 2008. Il venait d'avoir neuf ans. Avec son frère, il regardait les jeux olympiques. Il se fichait de savoir quel sport était diffusé, il était juste devant son écran pour soutenir les Français. Mais ce qu'il vit un de ces beaux matins-là lui donna envie de découvrir cet art. Les frères Fabrice et Jérôme Jeannet menaient l'équipe de France d'épée. Lors de la finale, d'une grande intensité, Fabrice s'était méchamment blessé au niveau du poignet, mais avait courageusement continué le combat, guidant son équipe vers la victoire. Kilian avait été subjugué par cet acte de bravoure et avait fait des deux frères ses héros. Dès la rentrée, son père l'inscrivit au club local et très vite, il devint l'un des meilleurs tireurs de sa génération.

Son arme de prédilection ? Le fleuret. L'arme la plus noble, la plus technique. Celle ou la zone de touche est la plus petite, celle qui demande de respecter le plus de règles afin de l'emporter. Bien sûr, il savait aussi se défendre au sabre ou à l'épée, mais le fleuret restait son arme à lui. Quand il se mettait en garde dans sa tenue opaline, la tête cachée par son masque gris, il devenait un tigre, prêt à bondir sur sa proie. Quand il se fendait, la pointe de son épée filait directement sur la cuirasse de ses adversaires. Il avait une allure angélique. Le blanc qui l'habillait mettait en valeur la finesse de son corps athlétique.

En compétition, il faisait toujours le show sur la piste. Il était reconnaissable entre tous non seulement grâce au blason vert qu'il avait cousu sur sa veste au niveau de l'épaule gauche, mais aussi grâce à son allure générale et à sa manie de sautiller après avoir marqué la touche.

Il était doué, naturellement doué. Il ne rechignait devant aucun ordre de Jean-Pierre, son maître d'armes. Jean-Pierre était un homme massif dans la cinquantaine. Plus jeune, il avait fait partie du staff qui encadrait l'équipe de France. Aux yeux de Kilian, il était un demi-dieu. En tant que bon entraîneur qui se respecte, il avait noté le potentiel de son jeune poulain et l'entrainait à la dure. Quand il en avait décidé ainsi, il pouvait imposer au jeune blondinet de répéter pendant des heures le même mouvement, et ce dernier s'exécutait sans réfléchir. Quand Kilian faisait une erreur, il l'obligeait à faire des pompes et des abdominaux avant de le laisser se remettre à tirer. L'adolescent était loin de se plaindre de ce traitement particulier. Il savait que c'était pour son bien. Il voulait devenir le meilleur. Il ne lui serait jamais venu à l'esprit de se rebeller, ce qui le faisait passer pour un fou auprès des autres jeunes de son âge.

Si à l'entrainement, Jean-Pierre était bourru autant qu'intransigeant, dès qu'il sortait de la piste, c'était un autre homme. Il s'était pris d'affection pour son petit protégé. Quand à plusieurs reprises Kilian était arrivé à la salle d'armes les yeux rouges et humides, il était allé lui parler et avait essayé de le réconforter. Ainsi, il n'ignorait rien de la situation familiale du jeune garçon. C'est pour cette raison qu'à chaque fois qu'il en avait l'occasion, il discutait avec Cédric. Le jeune homme assistait religieusement à toutes les compétitions de son frère et avait fini par se faire adopter par le staff du club.

Les efforts de Kilian étaient souvent récompensés. Il n'était pas rare que son maitre l'entraine directement en tête à tête après la fin de la séance régulière. Kilian aurait tué père et surtout mère pour pouvoir tirer un peu plus. Et parce que son niveau était particulièrement bon, il avait l'autorisation de s'exercer avec les groupes plus âgés. Cela le grisait. Surtout quand il avait l'occasion d'observer Diego, le jeune champion du club.

Diego avait dix-sept ans, presque dix-huit. D'origine espagnole, il avait une longue chevelure noire bouclée et portait fièrement le bouc. Sa peau mate et ses dents du bonheur lui donnaient un certain style qui faisait craquer de nombreuses amatrices.

Diego était un jeune espoir de l'escrime française et avait remporté de nombreuses compétitions dans sa catégorie d'âge. Pour Kilian qui l'admirait, il était le modèle à suivre. Son niveau n'avait rien à envier à celui de Jean-Pierre. Son talent lui autorisait toutes sortes d'arrogance. Il n'hésitait pas une seule seconde à critiquer ses camarades. Si la majorité d'entre eux trouvaient cela insupportable, Kilian en redemandait toujours plus. Ainsi s'était-il fait adopter par le jeune champion qui lui transmettait de nombreux conseils et avait pour habitude de lui passer la main dans les cheveux quand ils se changeaient dans les vestiaires du club.

Pendant la dernière semaine des vacances, Kilian avait pu pratiquer son sport favori tous les jours. Il ne lui en fallait pas plus pour être heureux. La gentillesse de son frère et de Martin, la présence rassurante de Jean-Pierre et de Diego, la rentrée qui approchait, tout cela aidait Kilian à faire le vide dans sa tête et à avancer droit devant lui. Les évènements du dernier jour du camp n'étaient à présent plus que de lointains souvenirs. C'était une nouvelle année qui commençait pour le jeune garçon.

La veille de la rentrée, il finit par prendre sa décision. La troisième serait placée sous le signe de la maturité. Et la maturité lui imposait d'être réaliste. Il n'était pas fait pour les relations à distance. C'était des relations hypocrites qui ne servaient à rien d'autre qu'à se faire du mal et à en faire à l'autre. C'était une prison virtuelle d'autant plus cruelle qu'elle était sans droit de visite. Ce fut donc les larmes aux yeux qu'il plaqua la belle Léna via Skype. Il ne voulait pas lui faire de la peine, il voulait au contraire la protéger, faire ce qu'il fallait pour qu'elle soit heureuse. Lui rendre sa liberté. Lui permettre de voler à nouveau dans le ciel. C'était un geste d'amour, le seul qu'il ait jamais vraiment eu pour cette jeune fille.

Après tout, peut-être qu'un jour, ils se réuniraient à nouveau et vivraient une belle histoire. Mais à quatorze ans à peine, la distance était rédhibitoire.

« Ce n'est pas toi Léna, c'est moi… Je suis vraiment désolé, vraiment… »

Kilian était sincère. Il était désolé, mais la quitter était la meilleure chose à faire.

Demain serait un autre jour, sans doute fait de nouvelles rencontres.

Il avait hâte.

* Forme métaphorique de « flirter » en souvenir de « conter fleurette »

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