25. Les olympiades
Jules avait sa tête des mauvais jours. Qui disait camping disait petit déjeuner frugal. En plus, attaqué par les moustiques, il avait particulièrement mal dormi. À côté de lui, Kilian paraissait resplendissant et affichait une mine des plus joyeuses. Son seul regret ? Qu'on soit déjà samedi, la veille de la fin du camp ! Il trouvait particulièrement amusant d'avoir cette idée en tête alors que quelques jours plus tôt, juste après l'épisode de l'aqua-parc, il appelait son grand frère en pleurs.
Il était donc temps pour l'adolescent de faire le bilan de ces quinze jours passés loin de ses parents, de son frère et de ses amis. C'était la première fois qu'il se retrouvait sans filet, sans repère. Il avait accepté ce camp pour fuir la chaleur insupportable des bords du Rhône mais aussi pour grandir. Il ne voulait pas rester à tout jamais le petit frère craintif qu'il était. Il voulait s'assumer, se confronter aux autres, seul. S'il est impossible de donner un sens à sa vie à seulement quatorze ans, il avait au moins souhaité donner un sens à ses vacances.
Au final, le jeune blond était satisfait. Il s'était fait quelques bons copains, il s'était affirmé et s'était même battu pour ce qui lui semblait juste. Forcément, tout n'avait pas été rose. Le comportement de Frank lui était resté en travers de la gorge et la personnalité d'Aaron avait été à l'origine de bien des difficultés.
Mais les activités avaient été toutes plus intéressantes les unes que les autres et valaient pour elles seules largement le voyage. Et puis il y avait eu Léna. Son premier amour de jeunesse. La première fille à lui avoir fait tourner la tête. Son premier baiser.
En repensant au moment d'intimité qu'ils avaient eu tous les deux la veille au soir, il ne put s'empêcher de rougir jusqu'aux oreilles. Et comme à chaque fois qu'il se montrait expressif en société, un jeune garçon brun le regardait du coin de l'œil.
Tandis que les jeunes finissaient leurs petit déjeuner, Fred prit une nouvelle fois la parole. Par rapport au début des vacances, il semblait avoir pris dix ans. Ses cheveux étaient complètement décoiffés. Mal rasé, son look était des plus négligés. Il avait à présent des cernes sous les yeux et les traits extrêmement tirés.
« Bon, j'espère que vous avez tous bien dormi sous vos tentes. Demain, on sera dimanche et vous serez tous dans le car pour rentrer chez vous. Comme aujourd'hui est un jour spécial, il sera aussi le plus intense de tous ! Ce soir, on organisera une grande fête de départ dans le réfectoire, et maintenant… On va faire du sport ! »
L'assemblée se leva pour huer le moniteur d'une seule voix. Naturellement, il n'y avait aucune méchanceté dans ce vacarme qui restait bon enfant. Faire du sport dans un camp nommé « Sport & Fun » ? Quelle curieuse idée ! Une fois le calme revenu, le directeur poursuivit son récital :
« Oui, on va faire du sport et par équipes. Au programme, toutes les épreuves auxquelles vous avez toujours rêvé sans jamais l'avouer ! Vous allez vous mettre par groupes de cinq et vous allez tous choisir le pays que vous voulez représenter, et merci de me trouver un nom d'équipe en rapport avec. Dès que c'est fait, vous allez vous inscrire auprès de Julie. »
Julie, la jolie monitrice aussi petite que rigolote leva la main pour être bien repérée par tout le monde, ce qui était d'une aide certaine. Il faut dire qu'avec sa petite taille et sa discrétion, elle avait été presque transparente pendant ces deux semaines.
« Je déclare donc ouvertes les treizièmesOlympiades du camp Sport & Fun ! »
Cette fois-ci, pas de huée, Fred fut au contraire acclamé par toute la foule qui n'avait plus qu'à se mettre à l'ouvrage.
Kilian se tourna vers Jules pour lui glisser doucement :
« Bon, Jules, on est deux. Plus que trois et on sera cinq. Tu veux qu'on aille squatter chez qui ? »
Son interlocuteur n'eut pas le temps de lui répondre que déjà Aaron s'était jeté sur eux, le bras droit enlaçant le rouquin au niveau du cou, la main gauche délicatement posée sur l'épaule de Kilian.
« Hep les garçons, y a l'honneur du groupe G4 à sauver, alors ne vous faites pas la malle. Vous êtes avec moi, Thomas et Lucas ! »
Les deux adolescents se regardèrent. Ils n'eurent pas besoin d'échanger le moindre mot pour se transmettre leurs pensées. Si être avec Lucas ne leur posait aucun problème, supporter Thomas et Aaron une journée de plus était loin d'être une sinécure. Mais avec tout ce qui s'était passé le jeudi précédent, il aurait été plutôt malvenu de dire non au jeune brun.
« Bon, ok, mais à une condition, j'veux qu'on ait un pays classe ! »
En disant cela, Kilian pointait l'index vers le ciel, le menton relevé. Avoir un peu de fierté était bien la condition sine qua non pour rejoindre l'équipe d'Aaron. Ce dernier répondit aussi sec, un sourire aux lèvres :
« Pourquoi on ne prendrait pas l'Égypte ? C'est un pays super classe avec une histoire de dingues ! Et puis on pourrait s'appeler les sphinx, ça serait cool comme nom d'équipe ! J'ai même déjà un slogan ! Écoutez ça ! Les sphinx, notre force restera toujours une énigme pour vous ! »
Par rapport aux premiers jours, Aaron était méconnaissable. Le jeune garçon réservé, calme, sérieux et un peu vaniteux avait laissé sa place à un enfant rieur qui semblait ne vouloir que s'amuser. D'où lui venait cette passion pour l'Égypte ? Sans doute de sa curiosité naturelle qui l'avait poussé à s'interroger sur l'origine de son prénom. Un prénom biblique, porté par le frère de Moïse et donc intimement lié à l'histoire de ce pays. De fil en aiguille et de paraboles en faits historiques, il s'était passionné pour cette civilisation, rêvant qu'on trouve un jour des traces archéologiques de l'exode et qu'on démontre que le « pharaon » des textes était en fait Ramsès II, même s'il n'y croyait pas trop lui-même.
Ses camarades n'eurent aucune objection à formuler. De toute manière, personne n'avait envie de contrarier l'adolescent fougueux. Une fois l'équipe inscrite, les olympiades purent commencer et les exercices s'enchainer.
Les moniteurs n'avaient pas lésiné avec l'imagination pour mettre au point des épreuves plus farfelues les unes que les autres. Course à cloche pied, sprint, jeu de piste, concours de lancer de frisbee, nage sur herbe - à pratiquer de préférence en maillot de bain pour ne pas trop salir ses vêtements – et tant d'autres. La journée passait à toute vitesse et il fallait bien l'avouer, les sphinx assuraient. Même Jules s'était donné à fond sur certaines épreuves et avait remporté une victoire inespérée en lutte. Aussi surprenant que cela puisse paraitre, sa corpulence était un véritable atout quand il s'agissait de se battre. Il ne manquait ni de force, ni de poigne mais juste de confiance en lui et de courage. Cela expliquait pourquoi il se laissait toujours martyriser sans réagir. Mais ce triomphe qui lui valut de se retrouver avec toute son équipe sur le dos pour le féliciter lui fit un bien fou et lui mit du baume au cœur. Pour la première fois de sa courte vie, il s'était senti vraiment utile et accepté par ses proches et même craint par ses adversaires.
Cela ne changeait cependant strictement rien à sa nature extrêmement naïve. Au moment de la nage sur herbe, il fut le premier à se plaindre :
« Mais c'est débile ! C'est pas fait pour nager l'herbe ! En plus on a le torrent juste à côté ! »
Kilian lui tapota gentiment la tête en lui glissant tout bas :
« Eh banane, t'as vingt centimètres d'eau dans le torrent, tu nages comment ? »
Cette épreuve absurde fut remportée haut la main par le blondinet. En effet, gesticuler dans tous les sens pour avancer tout en étant en petite tenue ne le dérangeait pas le moindre du monde. Il put donc très rapidement prendre la tête de la course et arriver premier au bout des quinze mètres de pelouse fraiche. Il fallait avouer que sa technique « brasse-crawl-papillon-tout-mélangé » était diablement efficace sur terrain sec.
La course en duo fut une autre épreuve que les sphinx remportèrent. Plutôt que de se passer un relais, la course en duo consistait à courir l'un à côté de l'autre, main droite de l'un attachée à la main gauche de l'autre et de même pour les pieds. Vitesse et synchronisation étaient les maitres mots pour s'en sortir victorieux. Dans leur cas, ce fut la stratégie d'Aaron qui se révéla particulièrement payante. Afin que la paire collabore au mieux, il ne fallait pas seulement que les poignets soient liés l'un à l'autre, il fallait aussi se tenir la main. Kilian accepta de se prêter au jeu, ce qui leur permit de rajouter une autre médaille à leur palmarès et ce qui se révéla être une énigme de plus pour leurs adversaires.
Épuisé par sa performance, Aaron ne desserra pas sa poigne avant que Kilian ne le lui fasse remarquer :
« Ma main ! »
« Quoi ta main ? » lui répondit le jeune garçon, surpris par cette remarque.
« Tu peux la lâcher, tu sais ! »
Pour la première fois des vacances, Kilian vit Aaron rougir. Il n'avait encore jamais vu le visage de son camarade se colorer aussi rapidement, ce qui ne manqua pas de le surprendre. Devant cette image inattendue, son propre teint prit une couleur ocre.
Et les épreuves s'enchainèrent. Au tableau des scores, les sphinx étaient troisièmes. La bonne entente dans l'équipe et surtout la gentillesse d'Aaron n'en finissaient pas de surprendre Kilian. Il fit part de ses interrogations à son camarade aux cheveux roux :
« Dis, tu ne crois pas que ça cache quelque chose qu'Aaron soit AUSSI gentil que ça ? Enfin j'veux bien, on a fait la paix et tout, mais quand même… Ça lui ressemble pas, non ? »
« Et encore, tu sais pas tout », répondit Jules sans réfléchir.
Quand il se rendit compte qu'il en avait trop dit ou pas assez, c'était déjà trop tard. Et il avait beau rentrer sa tête entre les épaules, les yeux écarquillés de Kilian et son air très interrogatif et insistant le firent bafouiller :
« Bah, euh… Nan mais c'est rien hein, c'est juste que… Euh, bah il s'est excusé auprès de Léna et lui a expliqué que t'y étais pour rien si tu l'avais observée et tout quoi ! Eh, mais je t'ai rien dit hein, sinon, Aaron, il me tue ! Attends, déconne pas hein, il en est capable ! »
Kilian déglutit un coup sec. Pas une seule seconde il n'avait imaginé qu'Aaron s'était mêlé de sa relation avec Léna. Du coup, il comprenait pourquoi la jeune fille s'était montrée si gentille avec lui la veille. Même s'il était touché par le geste de son camarade, un énorme frisson de colère parcourut tout son corps. Devoir son premier baiser à la simple bonne volonté d'Aaron, c'était quand même fort de café. Et il ne pouvait même pas le lui reprocher ouvertement. Le jeune blondinet avait l'impression d'avoir été de bout en bout le jouet du jeune brun ténébreux. Son sang bouillait. Il fallait sauver l'honneur. Une dernière fois.
L'épreuve finale approchait, celle de la course en sac de patates. Chaque équipe était autorisée à aligner deux concurrents. Kilian s'approcha d'Aaron et le mit au défi :
« Eh Aaron, j'te parie que je termine devant toi ! »
Le jeune adonis était sûr de lui. Il allait gagner cette épreuve. Il allait montrer à Aaron qu'il était le plus fort et qu'il n'avait pas besoin de lui. Et quand Léna viendrait le féliciter avec le bouquet et le bisou du vainqueur, alors Aaron comprendrait enfin à quel genre d'homme il avait affaire.
« Ok, mais à une condition, le gagnant inflige un gage de son choix au perdant ! »
Aaron ne se laissait pas impressionner, pas le moindre du monde. Kilian, sûr de sa victoire, accepta les termes de son adversaire.
La course commença lentement. Les concurrents se jaugeaient sans oser trop s'attaquer. François, de l'équipe de la tour Eiffel - censée représenter la France - avait pris la tête dès les premiers mètres. Kilian ne cherchait pas la victoire finale. La seule chose qu'il souhaitait était d'arriver avant son adversaire direct qu'il tenait à distance raisonnable, à un saut et demi de lui. Maitrisant sa chevauchée sur les cinquante premiers mètres, il fut fortement surpris de voir Aaron revenir à sa hauteur à mi-course. Et plus surpris encore de le voir le dépasser. L'un puis l'autre accélérèrent la cadence, les deux contractaient leurs muscles au maximum, expirant et inspirant tout l'air que leurs poumons pouvaient supporter. Leurs rythmes cardiaques s'accéléraient à mesure qu'ils laissaient toute la concurrence loin derrière eux. Arrivés devant la ligne, ils étaient au coude à coude et se jetèrent en même temps d'un bond précis et puissant sur le ruban qui symbolisait l'arrivée.
C'est ainsi que les sphinx finirent premier et deuxième de cette épreuve, ce qui leur permit de remporter au final la médaille d'argent des olympiades. Mais loin d'être fier, Kilian se sentait honteux. Pour quelques centimètres seulement, lui qui avait été si sûr de gagner se retrouvait une fois encore derrière l'autre, celui qu'il avait cru pouvoir battre jusqu'à la dernière seconde. Comme s'il était condamné à ne le contempler que de dos. Aaron escaladait mieux que lui. Aaron était fort et défendait les autres. Aaron était honnête, cultivé et intelligent. Aaron était beau. Aaron lui avait presque arrangé son coup avec Léna. Et Aaron l'avait battu à la course en sac de patates.
Kilian se sentait nul, inférieur… Il avait l'impression d'avoir été humilié, même si personne ne s'en était rendu compte. Dans son esprit, il en venait à détester ce garçon sur qui il n'avait aucune prise et à qui il devait à présent un gage. Cela était d'autant plus vrai qu'Aaron avait pris un malin plaisir à le charrier après la course.
« Alors… Quel gage je vais bien pouvoir te donner… Mhhh, tu pourrais m'appeler "maitre Aaron" jusqu'à la fin du camp, ça serait pas mal ça ! À moins que je ne te demande de venir à la fête de ce soir en caleçon… Mhhh nan, ça te ferait pas assez chier, tu serais capable d'y venir tout seul, dans cette tenue, sans qu'on t'le demande. »
Kilian bouillait. Il ne voulait même pas répondre aux provocations. Jusqu'au retour au camp, il fit ce qu'il savait faire le mieux quand il était contrarié. Comme quand il était plus jeune et que Cédric le disputait. Il boudait.
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