23. Crier Justice

Lucas avait raconté toute son histoire les larmes aux yeux, se lâchant complètement durant les moments les plus honteux, pénibles et douloureux.

Kilian, lui, n'en croyait pas ses oreilles. Il comprenait d'un seul coup la discussion tendue entre Aaron et Fred le premier soir et il vit très clairement le parallèle avec ce qui s'était passé avec Jules aujourd'hui. Si les mêmes causes produisaient les mêmes effets, alors il était probable qu'Aaron n'ait pas menti. Le jeune garçon aux bouclettes blondes se tourna vers son copain aux cheveux roux. Jules était en larmes, reniflant bruyamment et crispant la mâchoire. De manière autoritaire, Kilian lui demanda :

« Jules, est-ce que ce qu'Aaron a dit tout à l'heure est vrai ? Est-ce que c'est Frank et ses potes qui t'ont obligé à te faire pipi dessus ? »

Le garçon un peu enrobé, dont le visage était à présent plus rouge qu'une tomate, acquiesça d'un mouvement lent de la tête.

« Si je ne l'avais pas fait, ils m'auraient pas remis ma sécurité. J'avais peur moi ! Ils m'ont dit que je devais dire à tout le monde que j'étais une gonzesse et que je m'étais fait dessus tout seul, sinon, ils me puniraient encore plus ! »

Jules était désespéré en énonçant tout cela. Il cachait son visage comme il pouvait au fond de ses mains potelées. Il avait honte. Il avait peur. Il voulait juste que tout cela s'arrête, que cette journée s'arrête, que ces vacances s'arrêtent. Au diable Sport & Fun, il voulait juste rentrer chez lui et se réfugier dans les bras de sa maman.

Les muscles du visage de Kilian se tendirent au maximum. Il contracta sa bouche qui apparaissait maintenant comme minuscule au milieu de son visage à la fois blanc de honte et rouge de colère. Il serrait la mâchoire tellement fort que ses molaires s'écrasaient violemment les unes contre les autres. Ni une, ni deux, il traça sa route en direction du réfectoire, les poings fermés.

« FRAAAAAANK ! »

Sans même crier garde, il se jeta sur sa cible, renversant au passage une carafe d'eau et trois assiettes pleines de nourriture. Kilian avait certes l'habitude de se chamailler avec son frère et il s'était même déjà battu à plusieurs reprises dans la cour du collège, mais c'était la première fois qu'il avait vraiment envie de faire du mal à quelqu'un. Il attrapa Frank par le col et essaya de le toucher au visage à plusieurs reprises, manquant à chaque fois son objectif de peu. Son adversaire se protégeait la figure comme il le pouvait en hurlant à l'aide.

« Mais il est fou ce type, arrêtez-le ! »

Par chance pour lui, Basile ceintura le révolté et l'arracha de la joute avant qu'il ne touche sa cible en le faisant littéralement décoller dans les airs. Loin de se laisser faire, Kilian gesticulait de toutes ses forces pour se libérer de l'étreinte du canadien massif. Il cria de plus belle :

« J'vais te tuer Frank, j'vais te tuer t'entends ! T'avais pas le droit de faire ça ! »

Pour un certain nombre des vacanciers, ce n'était pas le premier pétage de câble auquel ils assistaient aujourd'hui. Celui d'Aaron, encore frais, était dans tous les esprits. Il y avait comme une certaine habitude qui s'était installée, mais cela ne dérangeait pas grand monde. Ce qu'ils perdaient en surprise, ils le gagnaient en action. Du coup, un cercle se forma rapidement autour de la scène. La foule était intenable, et les vaines tentatives de Fred pour calmer l'assistance restaient lettre morte. Il n'y avait plus grand monde dans le camp pour le respecter après tout. Ce fut Basile qui put rétablir l'ordre en cassant une chaise qu'il venait de taper violemment contre le sol.

« Le prochain qui l'ouvre, il joue le rôle de la chaise ! »

Forcément, personne n'osa pousser l'expérience assez loin pour voir si le moniteur corpulent était sincère. Une fois le calme revenu, Fred interrogea Kilian :

« Mais qu'est ce qu'il te prend Kilian ? C'est quoi le problème ? »

Les yeux très humides et le nez coulant, Kilian se frotta l'œil gauche du revers de la main droite et pointa l'index de son autre main vers Frank.

« Aaron avait raison ! Frank a forcé Jules à se faire dessus ! Jules l'a avoué ! »

Pour Fred, ce revirement de situation était des plus problématiques. Il avait beau avoir interrogé le jeune roux durant de longues minutes, ce dernier avait catégoriquement nié avoir été martyrisé par qui que ce soit. Mais si Aaron puis Kilian à présent soutenaient le contraire, cela changeait beaucoup de choses. Trop de choses.

« Ça suffit Kilian ! On sait qu'Aaron ment. Si tu te comportes comme lui, tu seras puni comme lui, c'est ce que tu veux ? »

S'il avait pu, Kilian se serait jeté à ce moment précis sur Fred comme il s'était jeté sur Frank. Qu'est-ce qu'il en avait à foutre d'être puni ? Il voulait juste que justice soit faite !

« Ouais, c'est ce que je veux ! Ça serait même un honneur d'être puni avec Aaron. Il a raison sur toute la ligne, t'es qu'un mono raté et un dirlo de merde, Fred ! »

Kilian se tenait droit, le menton dressé et les poings clos. On sentait dans son regard toute sa fierté de jeune homme. Il comprenait à présent parfaitement Aaron et sa réaction lors de l'épisode du car. Il s'en voulait de ne pas y avoir cru plus tôt, mais les larmes de Jules avaient achevé de le convaincre, et de la fourberie de Frank, et de la nullité de Fred, un pauvre étudiant en histoire qui s'était retrouvé propulsé on ne sait comment chef de camp.

« Mais pourtant, tu as bien chargé Aaron tout à l'heure non ? Pourquoi ce revirement de situation ? »

Fred était nerveux. Ce qui se passait sous ses yeux ne lui plaisait pas du tout. Il ne pensait pas imaginable qu'un garçon comme Kilian puisse se mettre dans un état pareil et lui tenir tête devant tous les adolescents sans une excellente raison. De son côté, le jouvenceau ne pouvait plus faire marche arrière. Tant pis si ça lui posait des problèmes. Après tout, le camp était presque terminé et il allait très bientôt retrouver son grand frère adoré avant de passer deux semaines tranquilles au bord de la plage avec son pote Martin. Il n'avait plus rien à perdre. Il toisa ainsi son directeur :

« Ouais, j'ai balancé sur Aaron parce que je le déteste. Mais il vaut mille fois mieux que Frank. Il vaut même mille fois mieux que moi. J'l'ai chargé car j'voulais lui faire du tort alors que je savais très bien qu'il avait raison. Je suis qu'un minable, j'ai abandonné Jules juste pour faire chier Aaron ! »

D'un coup, le fragile bonhomme prit la pleine mesure de ce qu'il s'était passé, de ce qu'il avait fait. Il tomba à genoux au milieu du réfectoire, s'appuyant des deux mains sur le sol. De chaudes larmes coulaient sur ses joues. D'un ton doux qui tranchait avec ses cris, il tourna la tête vers Fred tout en affichant un large sourire, le sourire du désespoir :

« Si se rebeller, c'est mal, alors abandonner ses potes, c'est pire que tout. Vas-y Fred, punis-moi, vire-moi du camp. Je l'mérite. Mais pas pour tes raisons à toi. Si Aaron s'en va, alors moi aussi ! »

Puis, dans un silence de plomb qui dura de longues secondes, Kilian baissa timidement la tête. Le chien enragé s'était calmé. Il ne regrettait rien de ce qu'il venait de dire. Au contraire, il était soulagé. Il avait fait ce qui était juste, c'était le plus important, c'était ce que lui avait appris son frère Cédric.

« Dans mon bureau, tous, tout de suite ! »

Le ton de Fred était inexpressif au possible. Le jeune adulte était dépité autant que dégouté de lui-même. Comme l'année dernière, il s'était laissé abuser par les apparences. Comme l'année dernière, il n'avait pas été à la hauteur. Comme l'année dernière, il avait laissé un enfant se faire martyriser et s'était trompé au moment de nommer les responsables. Et c'était un jeune blondinet d'à peine quatorze ans qui venait de lui faire la leçon.

L'interrogatoire en règle à l'abri des regards indiscrets dura près de trente minutes. Aaron, Frank, ses quatre camarades, Kilian et Jules étaient tous assis en face du bureau imposant. Tour à tour, ils donnèrent leur version des faits. Encouragé par son copain et par Aaron, Jules se mit enfin à table et raconta l'horrible après-midi qui fut la sienne. Devant les moult détails sordides qui ne laissaient aucun doute quant à la véracité de ses propos, plusieurs de ses tortionnaires se mirent à table et s'excusèrent, rejetant lâchement la faute sur leur leader qui les avait entrainés dans cette folie.

« Alors, il s'est passé quoi ? »

Bien que la foule se fût dispersée, Lucas était resté seul à attendre à côté de la porte. Ce n'était pas de la curiosité, c'était de la sollicitude. Ce fut Kilian qui lui répondit, un sourire de soulagement aux lèvres.

« Jules a tout raconté et ils ont fini par avouer et s'excuser. Même Frank à la fin, quand Basile s'est vraiment mis en colère. Fred est en train d'appeler les parents des cinq affreux et ils sont privés de camping et ont interdiction d'approcher Jules jusqu'à la fin du camp. »

Lucas lâcha un soupir de quiétude. Puis, cherchant son protecteur d'un regard inquiet, il questionna :

« Et pour Aaron ? »

La réponse lui fut donnée par l'intéressé lui-même qui sortit du bureau en trainant des pieds et en affichant un timide sourire de satisfaction.

« J'peux rester à condition que cette histoire ne s'ébruite pas trop… J'crois que je fais un peu peur à Fred en fait… »

Il était déjà tard à Sport & Fun ce soir là. La veillée avait finie par être annulée et il ne restait plus aux protagonistes de cette triste affaire qu'à se rendre aux douches avant de rejoindre leurs lits douillets. Sur le chemin, Aaron attrapa Kilian par la manche et lui demanda timidement : « J'peux te parler ? »

À la différence du milieu d'après-midi, le jeune adolescent aux cheveux mordorés acquiesça et suivit son compère légèrement à l'écart. Ce fut même lui qui prit la parole en premier :

« Écoute Aaron, je… Je t'ai mal jugé. Tu avais raison sur toute la ligne, j'ai été nul. Je suis désolé. »

Ce n'était pas évident pour Kilian de s'excuser, mais il le devait. Il devait aller au bout de sa logique. Aaron afficha un large sourire de tendresse et de compassion :

« Justement Kilian, tu n'as pas à être désolé. Thomas et Lucas m'ont raconté ce qui s'est passé pendant le repas, ce que tu as dit à Fred… Je voulais te remercier. C'est moi qui t'ai mal jugé. T'as p'têt pas un si petit cerveau que ça finalement… Et peut-être même que tu sais t'en servir ! »

Même quand il remerciait les autres, Aaron ne pouvait s'empêcher de se montrer taquin. C'était sa nature et Kilian, ayant fini par le comprendre, laissa couler.

« Bon, bah… On se serre la main ? »

Kilian fit cette proposition de manière innocente. L'un et l'autre étaient désarmés. Se serrer les mains peut avoir de nombreuses significations différentes. Se dire bonjour, sceller un accord, faire la paix… L'un et l'autre en avaient vraiment envie. Aaron, en guise de réponse, tendit en avant sa main droite. Elle était régulière, ni trop grande, ni trop petite, ni trop grosse, ni trop maigre. Chaque doigt était fin et se terminait par un ongle taillé avec précision. En la serrant dans la sienne, Kilian se rendit compte qu'en plus d'être belle, cette poigne était aussi extrêmement douce et chaude.

Les deux garçons s'échangèrent un sourire et un geste de respect de la tête puis se séparèrent. Alors que Kilian était déjà à quelques mètres de la scène de la réconciliation, il entendit dans son dos la voix tremblotante de son camarade :

« Et par rapport à Léna et tout, euh… Pardonne-moi Kilian … Pardon »

Le jeune blond se retourna. La silhouette d'Aaron se dessinait à travers la pénombre. Un large croissant de lune éclairait le décor et les milliers d'étoiles scintillantes dans le ciel voyaient leur éclat se refléter dans ses cheveux noirs de jais. Kilian ne put déterminer avec certitude si les légères gouttes brillantes qui ruisselaient sur le visage du damoiseau étaient dues à la chaleur, à la rosée ou à des larmes. Pendant quelques secondes, la terre s'arrêta de tourner. Les deux garçons ne faisaient que se fixer l'un l'autre dans le silence glacé de la nuit tandis qu'une légère brise les décoiffait.

Cette image ne quitta pas Kilian de la soirée. Assis dans sa douche, il laissait l'eau glacée parcourir son corps nu. Le léger jet tombait sur ses mèches parfumées et se séparait en deux filets. L'un parcourait sa colonne vertébrale jusqu'à se jeter sur le haut de ses fesses, ce qui avait pour effet de le faire frissonner. L'autre glissait de son cou vers sa poitrine, puis passait par son nombril avant de finir entre ses deux cuisses resserrées. Il fermait les yeux et revivait sa folle journée, de l'accident de Jules jusqu'à cette inespérée réconciliation. Il se sentait bien.

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