22. L'histoire de Lucas

Cette histoire, mon histoire, je vais vous la raconter maintenant. Je m'appelle Lucas. J'ai quatorze ans et demi, mais je suis assez frêle pour mon âge. Des problèmes de santé dans mon enfance ont retardé ma croissance. Du coup, j'étais scolarisé à domicile. Ainsi, en plus d'un handicap physique, mon isolement m'a fait développer un handicap social. Timide, réservé pour ne pas dire craintif, je suis comme un chiot lâché dans une meute de loups quand je suis en société.

Pourtant, je suis sacrément mignon. J'ai des cheveux courts et lisses d'un blond éclatant, encore plus clairs que ceux de Kilian. Mes yeux bleu profond, je les tiens de mon père, tandis que ma peau de pêche me vient de ma mère.

Je suis quelqu'un de gentil, vraiment gentil. Je déteste la cruauté et la méchanceté. Je m'émerveille pour un rien. Un rayon de soleil, un papillon qui vole dans le ciel, un rien me rend heureux.

Mais parce que je suis faible et sensible, un rien me fait pleurer. Je ne peux pas m'en empêcher, je suis comme ça. C'est la vie. C'est ma vie.

Je vais vous raconter mon histoire. Oh non, pas toute mon histoire, cela prendrait trop de temps et vous avez sans doute autre chose à faire ou à lire. Je vais juste vous raconter ce que j'ai dit à Jules et à Kilian derrière le réfectoire. Je vais vous expliquer comment j'ai rencontré Aaron.

C'était il y a un an de cela. Le gros de mes problèmes de santé derrière moi, mes parents m'ont inscrit au camp de vacances « Sport & Fun » pour que je me développe un peu physiquement, en espérant que je reviendrais à la rentrée avec des envies précises de sport. Ils espéraient aussi que je me fasse des amis, que je m'ouvre aux autres.

Penser qu'avec ma condition et mon caractère timide, je me ferais des potes, c'était un pur fantasme de parents. J'avais treize ans et demi. J'en faisais à peine douze. Dès mon premier jour, je suis tombé sur un os. Un grand os longiforme, ni beau, ni gentil, ni intelligent. Un os nommé Thomas. Oui, « le » Thomas qui traîne tout le temps avec Aaron et… Moi ! Lors de notre première rencontre, tout ne fut pas rose entre nous. Tout de suite, il s'en prit à moi. Par facilité, parce que j'étais plus faible que lui ? Par représailles, pour se venger des brimades qu'il subissait dans son propre collège ? Par prévention, pour martyriser les autres avant de se faire martyriser lui-même ?

Un peu de tout ça à la fois. Thomas avait presque un an de plus que moi et donc qu'Aaron, il connaissait déjà le camp pour avoir eu affaire à un certain David l'année précédant ma venue. À l'époque, Thomas qui avait presque treize ans – l'âge minimum à Sport & Fun - avait été accepté par l'organisation et était donc un des plus jeunes vacanciers. Ce David était plus âgé que lui. Ce David était l'archétype même du salaud. Mal dans sa peau, jaloux, tyrannique, les mots me manquent pour décrire tout le dégout qu'il m'inspire encore.

Toujours est-il que Thomas commença à jouer avec mes nerfs dès le premier soir. Quand en pleurs au bout du troisième, je lui demandai pourquoi il était si méchant avec moi, il m'avoua que c'était pour gagner le respect de David et de ses potes. Et oui, son tortionnaire était lui aussi de retour. Et plutôt que de jouer à nouveau les victimes, Thomas préférait leur en servir une nouvelle sur un plateau.

Ce fut comme cela que je devins le jouet de David et de ses copains, devant me plier à toutes leurs volontés et être l'objet de leurs humiliations. Le matin, je devais me mettre à genoux devant eux en leur souhaitant une bonne journée. Je devais leur donner mon dessert tous les midis et les appeler « maitres » dès que je les voyais. Je leur servais de messager et devais faire pour eux les bêtises pour lesquelles ils ne voulaient pas se faire prendre. Tant que j'obéissais, au moins, j'évitais les coups.

Les moniteurs pensez-vous ? Ils ne se rendirent compte de rien. Trop occupés à flirter entre eux, ils se désintéressaient complètement de moi. Et comme je n'osais pas me plaindre, ils étaient persuadés que j'étais heureux.

Et Aaron dans tout ça ? C'est vrai que je n'ai pas encore parlé de lui alors que cette histoire est celle de notre rencontre. Aaron était dans la même chambre que moi et Thomas. C'était sa première année au camp, tout comme moi. C'était un garçon des plus discrets, qui ne faisait pas de vagues, toujours le nez fourré dans ses bouquins quand il ne regardait pas des photos de ses animaux. Un soir, il eut une violente altercation avec Thomas qui passait ses nerfs sur moi. Je ne sais pas ce qu'ils se sont dit et à vrai dire, je m'en fichais, mais suite à cela, il apparaissait clairement que les deux avaient sympathisé. Thomas ne me posa plus le moindre problème dans notre chambre et passa son temps à traîner avec Aaron, tandis que j'étais plus que jamais le jouet de David et de ses copains.

Pour ne pas froisser mes tortionnaires, je m'appliquais à obéir à leurs moindres désirs, qui étaient la plupart du temps futiles, pour ne pas dire idiots. Mais un jour, alors qu'ils m'avaient demandé de chourer quelque chose dans le bureau de Fred, je me fis prendre. Avouant pourquoi j'avais tenté mon larcin, j'entrainai David et les autres avec moi dans ma punition. Ce fut une grosse erreur. David ne me le pardonna pas. Je fus puni pour ça.

Le soir même, connaissant ma pudeur, il m'ordonna de me mettre nu devant lui et ses acolytes. J'avais honte, mais ne voulant pas le mettre en colère, j'obéis, essayant de cacher ce que je pouvais de mon anatomie avec mes mains. Cela le rendit furieux, il me gifla et me poussa par terre avant d'énoncer ma sentence :

« Alors qu'on t'a accepté parmi nous, tu nous a trahis Lucas ! Tu te rends compte de ce que tu as fait ? Si tu veux qu'on te pardonne, fais le tour du camp à poil en courant, pour que tout le monde voie à quel point t'as une petite bite. Et si on te demande, tu diras que c'était ton idée à toi. »

En matière de cruauté à cet âge-là, vous noterez que ça tourne souvent en-dessous du nombril. Je vous laisse juger qui de Jules cette année ou de moi l'année dernière a pris le plus cher. Toujours est-il que je n'eus pas d'autre choix que de faire ce qu'ils me demandaient.

Ma poitrine me brulait. J'avais honte. Je n'avais jamais pleuré autant que ce jour-là où, nu comme un ver, je courus le sprint le plus humiliant de ma vie. Le plus insupportable n'était pas les rires gênés des filles et des autres garçons. Non, ce qui me rendait fou de rage, c'était le visage radieux de David contre lequel je ne pouvais rien.

Je n'eus pas le temps de faire le tour du camp, Fred et d'autres moniteurs m'avaient rattrapé et enveloppé dans une serviette, avant de me passer un savon mémorable à l'écart du groupe.

Certes, le directeur n'était pas complètement stupide. Il avait bien compris à mon visage et à mon état que je n'avais pas subitement décidé de me donner en spectacle par pur plaisir. Mais devant mon refus de balancer ceux qui m'avaient poussé à faire ça, il avait décidé d'appliquer le règlement à la lettre. Je me trouvais donc privé du fameux camping de fin de vacances qui arrivait à grand pas.

Vous vous demandez sans doute pourquoi Jules qui était là lui aussi cette année-là n'a jamais parlé de tout ça ? C'est assez simple en fait. Nous n'étions pas dans le même groupe, pas dans la même chambre. Il s'était fait des copains et ne trainait pas avec moi et heureusement, pas avec David non plus. S'il n'a rien vu de mon humiliation ni de ce qui suivit, c'est parce qu'il avait avalé une guêpe un jour avant. Allergique au venin de ces insectes, il avait fini aux urgences et avait manqué la fin du camp. Du grand Jules en quelque sorte.

Les choses auraient pu en rester là. Elles auraient dû même. Mais c'était sans compter sur Aaron. On le traite souvent de rebelle, de fouteur de merde, ou d'autres sobriquets peu affectueux. C'est une image qu'il a toujours voulu se donner. Comme pour se protéger des autres. Des hypocrites comme il les appelle. Mais plus que l'hypocrisie, c'est l'injustice qu'il déteste vraiment. Il nous en fit la démonstration le soir même au réfectoire quand il monta sur une table et cria :

« Je suis au regret de vous annoncer que le camping de demain soir est annulé ! »

Tous les jeunes se regardèrent et un immense brouhaha envahit le local. Le montage des tentes était le moment le plus attendu de toutes les vacances. Fred tenta de calmer le jeu :

« Arrêtez, mais arrêtez ! Aaron, tu racontes n'importe quoi ! Et descends de cette table ! »

Je ne sais pas si vous avez remarqué, mais à chaque fois qu'Aaron a quelque chose à dire, il prend de la hauteur et se perche sur un meuble ou un véhicule. Et dans ces moments là, il a toujours l'habitude de pointer ses interlocuteurs de l'index.

« Nan monsieur le directeur. Je ne raconte pas n'importe quoi. Si Lucas est privé de camping, alors personne ne mérite d'aller au camping. »

Vous imaginez bien ma surprise ! Je n'avais quasiment pas parlé à Aaron de toutes les vacances. Et voilà que d'un seul coup, il prenait ma défense. Je me mis à rougir de toutes mes forces tandis qu'en s'adressant à tout le monde, il continuait sa diatribe. (Me demandez pas comment je connais ce mot, je fais du grec au collège, c'est pour ça !)

« Faut arrêter d'avoir de la merde dans les yeux. Vous trouvez logique que Lucas, le môme le plus calme, gentil et pudique de nous tous s'amuse à courir à poil devant tout le monde juste pour profiter de la fraicheur de la brise ? Je sais pas ce que vous regardiez quand il courait, mais si vous aviez croisé son regard plutôt de reluquer autre chose, vous auriez tout de suite pigé qu'on l'obligeait à le faire. C'est donc totalement injuste que lui soit puni. S'il doit l'être, alors on doit tous l'être pour avoir laissé faire ça sans réagir ! »

Il y avait quelque chose de magique dans sa manière de s'exprimer. Il défiait l'autorité sans la moindre hésitation dans le regard. Les murmures se firent grondement puis les grondements fureur. Dans le réfectoire, on vit deux groupes se former immédiatement. Celui de ceux qui considéraient qu'Aaron avait raison et qui refusaient de quitter les lieux tant que ma punition n'était pas levée et celui de ceux qui considéraient que ce n'était pas leur problème et qu'il était hors de question de remettre en cause le camping pour mes beaux yeux bleus. Au milieu, Aaron trônait fièrement débout sur sa table tandis que les moniteurs essayaient de calmer la révolte qui grondait. Et moi, je restais bouche bée. Incapable de dire quoi que ce soit, pris entre ces deux feux et surtout intimidé par les regards furieux de David et de ses copains.

C'est le moment que choisit Aaron pour s'adresser directement à moi :

« Tu sais Lucas, rien ne peut justifier qu'on t'emmerde comme ça. Tu ne dois surtout pas te laisser faire. Le chantage, c'est comme un pistolet à un coup. Si tu parles, ils ne pourront plus rien faire, même pas mettre leurs menaces à exécution. T'as pas à avoir peur, on va te protéger maintenant. »

Je ne sentis même pas mes yeux se mettre à couler. Je ne contrôlais même plus ma bouche. Encouragé par Aaron et par d'autres adolescents qui me disaient de me lâcher, j'avouai tout. Comment David avait fait de moi son jouet, comment il m'avait poussé à me comporter en moins que rien, la honte que j'avais eu de devoir me déshabiller pour calmer sa colère. Je chialais toutes les larmes de mon corps tandis que le réfectoire s'était tu pour m'écouter. Quand enfin j'eus fini de vider mon sac, Fred reprit la parole :

« David, Benjamin, Gaëtan, dans mon bureau, tout de suite. »

Au final, ce sont eux qui furent privés de camping. Ils eurent même interdiction de m'approcher de près ou de loin pour les derniers jours de camp.

Dans le car du retour, Aaron s'assit à côté de moi et me dit d'une voix amicale :

« Si j'avais su ce qu'ils te faisaient, j'aurais pas attendu le dernier moment pour te défendre. Désolé Lucas. J'espère qu'on restera en contact et qu'on se reverra l'année prochaine. »

Je crois que sans cette phrase lâchée innocemment, je n'aurais jamais demandé à mes parents de me réinscrire une deuxième année à « Sport & Fun ». Mais je voulais le revoir, pour lui témoigner ma reconnaissance, mais aussi pour profiter enfin de toutes les activités qui m'avaient été offertes sans avoir une boule au ventre.

Voilà. Vous connaissez maintenant mon histoire. Oh, certes, elle n'est pas passionnante, mais c'est comme ça que j'ai gagné un ami, et c'est aussi comme ça que je me suis rendu compte que derrière ses faux airs de rebelle, sa froideur apparente et sa capacité incroyable à faire des conneries et à provoquer les autres, Aaron était en fait un chic type.

Et c'est parce que je sais qu'Aaron est quelqu'un de bien que je ne peux laisser personne dire du mal de lui. C'est pour ça aussi que j'ai raconté toute mon histoire à Jules et Kilian.

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