21. Rébellion
« Kilian, j'peux te parler s'il te plait ? »
Depuis l'incident du dimanche, c'était la première fois qu'Aaron sollicitait une conversation avec son camarade. Il avait le regard sombre et les traits tirés.
« Fous-moi la paix Aaron, j'ai pas envie de te parler ! Je m'occupe de Jules là, il a plus besoin de moi que toi. »
Kilian n'acceptait toujours pas de rétablir des rapports cordiaux avec le brunet. Il avait vraiment autre chose à foutre que de l'écouter. Il se sentait sincèrement mal pour Jules. Il l'avait laissé derrière, il culpabilisait. Parler à Aaron était la dernière de ses priorités. Mais le jeune garçon aux cheveux noirs n'en avait cure. Il attrapa le blondinet par le bras et poursuivit :
« Écoute Kilian, c'est à propos de Jules justement. Ok, il n'est ni courageux ni agile, mais au point de se pisser dessus ? Allo ? Y a pas un truc qui te choque ? On l'aurait entendu appeler à l'aide s'il avait juste eu peur, on était juste devant ! »
Kilian était des plus énervés. Il grinçait des dents en faisant craquer ses phalanges au creux de ses paumes. Du haut des quelques petits centimètres qu'il avait de plus que son interlocuteur, il le fixa dans les yeux.
« Et ? Tu veux en venir où ? Accouche ! »
Loin d'être intimidé et le regard déterminé, Aaron lui répondit :
« C'est Frank et sa bande qui l'ont menacé. Me regarde pas comme ça, c'est la vérité. Frank est venu s'en vanter devant moi il y a pas cinq minutes. Le mieux à faire, ça serait d'aller les balancer aux monos, parce que Jules, il a trop peur de le faire lui-même. Et ça serait mieux que tu viennes avec moi, parce que moi, ch'uis pas sûr qu'on m'écoute… Toi, Fred il te croira ! »
Kilian leva les yeux au ciel et lâcha un soupir d'énervement. Aaron lui tapait sur les nerfs. Il se retenait de le pousser par terre.
« Mais ferme-là, Aaron ! Je sais que tu détestes Frank, mais… Putain ! Si c'était le cas, Jules me l'aurait dit quoi ! T'es vraiment qu'un minable, un pauvre type… Tu cherches toujours à foutre la merde entre tout le monde. Va te faire ! »
Kilian ne mâchait plus ses mots. Il n'avait aucune confiance en Aaron, tout ce qui sortait de sa bouche de serpent ne pouvait être que du venin. L'adolescent aux yeux sombres durcit son visage et tourna les talons en invectivant son camarade :
« J'me suis trompé sur ton compte, Kilian, t'es qu'un abruti comme les autres. Livré avec un cerveau minuscule et même pas foutu de le faire fonctionner cinq secondes. »
Kilian lui répondit d'un geste vulgaire du bras qui ne lui était pourtant pas familier puis retourna auprès de Jules. Ce dernier avait heureusement pu se changer mais était resté le visage livide et renfermé à l'ombre d'un arbre. Le blondinet essaya de le réconforter comme il le pouvait, lui disant que ce n'était rien, qu'il n'y avait pas eu mort d'homme et s'excusant de l'avoir laissé derrière. Jules ne répondit que par un timide « merci ».
L'après-midi était passée plutôt vite. Certaines filles avaient gentiment consolé ce pauvre Jules, Béa' avait même réconforté Kilian en lui disant qu'il n'était pas responsable de ce qui c'était passé. Il aurait sans doute préféré que ce soit Léna qui fasse preuve de tant de compassion, mais cette dernière, toujours en colère, ne l'avait pas approché de la journée.
Au moment de partir, Georgio, le chauffeur de bus à l'accent et au style si italien commença à tâter ses poches après avoir méticuleusement fouillé sa sacoche.
« Les clés du car ? Où sont les clés du car ? »
D'ordinaire, il laissait toujours ses clés dans la doublure de sa besace. Il s'en vantait même auprès des adolescents. Il adorait raconter sa vie et ses anecdotes de chauffeur. Ses meilleurs souvenirs ? L'été 1993 où il avait conduit en urgence jusqu'à l'hôpital le plus proche un enfant qui avait fait un grave malaise, et puis surtout son fameux Marseille-Cracovie de 1977, mille huit cents kilomètres de folie avec les meilleurs supporteurs du monde. Mais là, il ne souhaitait pas se vanter de son glorieux passé. Quelqu'un lui avait vraisemblablement volé les clés. Et du coup, c'était toute la troupe qui était immobilisée.
Fred, en tant que bon directeur de colonie, accusa d'abord l'étourderie de Georgio puis l'inutilité de Basile et enfin la bassesse des gamins dont l'un d'entre eux avait probablement fait le coup. Après l'avoir laissé s'exciter pendant près d'une demi-heure, Aaron escalada le toit du car et s'adressa à tout le monde :
« Ça vous fait chier hein, de pas pouvoir rentrer ? Et bah moi, il y a autre chose qui me fait chier. Et vous allez tous m'écouter, sinon, je ne suis pas sûr que vous allez remettre les mains sur les clés ! »
Fred devint livide. Son pire cauchemar se réalisait sous ses yeux. Cela recommençait comme l'année précédente. Ce démon d'Aaron, encore lui, était sur le point de lui gâcher son séjour. En pointant le garçon du doigt, il hurla :
« Aaron, descends tout de suite ! Où as-tu foutu les clés ? »
Le jeune brun ne semblait pas du tout impressionné. Au contraire, ce n'était pas la première fois qu'il défiait ainsi l'autorité, il était rompu à l'exercice.
« Quelque part entre deux rochers. Cherchez pas, vous les trouverez pas. Mais promis, je vais les récupérer si vous écoutez ce que j'ai à dire ! »
Les moniteurs se regardèrent. Si Samantha ne savait pas de quoi le garnement était capable, Fred et Basile, eux, ne le savaient que trop bien. Tandis que le second s'éclipsait, le premier tenta de parlementer :
« Tu as trente secondes. Après j't'égorge. »
Aaron sourit, reprit son souffle, puis se lança dans un violent réquisitoire :
« Vous savez ce qui m'énerve ? Depuis tout à l'heure vous vous excitez après ces putains de clés mais pas un seul d'entre vous n'a cherché à savoir ce qu'il s'était passé avec Jules cette après-midi. »
Fred se passa la main sur le front et soupira violemment. Il n'y avait dans son esprit aucun rapport entre les problèmes de Jules et la réaction disproportionnée du jeune garnement.
« Vous avez de la merde dans les yeux ou quoi ? Vous trouvez logique qu'un gamin de quatorze ans se pisse dessus comme ça ? Vous n'avez toujours pas compris que ce n'était pas du vide qu'il avait peur mais d'autre chose ? »
C'en était trop pour le jeune directeur. Il ne pouvait tolérer une seule seconde de plus ces accusations calomnieuses sans le moindre fondement. Après tout, Jules avait été très précis sur les raisons de son incontinence.
« Ça suffit maintenant, Aaron. Tu vas avoir de gros problèmes mon bonhomme, ça je te le promets, de très gros problèmes. Rends-moi immédiatement les clés. Immédiatement ! »
Aaron toisa son directeur et, le défiant du regard, il répondit :
« J'irai chercher les clés dès que Jules aura balancé le nom de ceux qui l'ont emmerdé ou que ces derniers se seront dénoncés eux même. Moi ça me dérange pas de dormir ici. »
Chez les jeunes, c'était la consternation. Les filles chuchotaient entre elles qu'il était fou. La bande de Frank faisait mine de ne rien comprendre et accusait Aaron de délirer. Jules se recroquevillait sur lui-même et Kilian se retint d'escalader le car pour le faire taire personnellement. Chez Fred, c'était la colère qui avait pris le dessus :
« Ecoute-moi bien, p'tit merdeux, c'est moi le directeur ici, alors tu vas faire ce que je te demande, et tout de suite ! »
Aaron lui rigola au visage puis le pointa d'un index rageur :
« Toi, directeur ? T'en as le titre mais t'en as pas les couilles. T'es le pire directeur de colo que j'aie jamais vu. T'es qu'un fanfaron inutile et dangereux ! T'es un directeur raté, tout ce qui est arrivé est ta faute. T'entends ? C'est ta faute si Jules s'en prend plein la tronche ! »
Ne pas réagir, surtout ne pas réagir, ne pas montrer de faille. Fred resta impassible. Aaron, lui, continua de plus belle :
« Quel genre de débile foutrait dans le même groupe tous les gamins à problèmes pour mieux les surveiller ? C'est une idée de guignol ! C'est comme foutre une petite souris, un chat enragé, et un chien qui crève la dalle dans une pièce close et d'attendre pour voir ce qu'il se passe. Même un gamin de quatorze piges le sait ! »
Fred ne bougea pas d'un iota. Il savait que c'était inutile. Le jeune fanatique finirait bien par se taire. Ce dernier ne semblait cependant pas en avoir l'envie. Il paraissait à présent être dans une rage folle. On aurait dit que son visage rouge de colère allait finir par dégager de la fumée :
« Tu sais quoi ? T'es dangereux Fred, vraiment dangereux ! T'as laissé un gamin pas entrainé et pas en forme physiquement crapahuter dans les rochers sans surveillance. Tu l'as foutu dans un groupe rempli de connards - oui, moi y compris - alors qu'il a tendance à avoir des problèmes et à se faire martyriser. On joue pas dans la montagne bordel, c'est trop risqué ! Tu l'as mis en danger, simplement parce que t'es incompétent ! T'aurais fait quoi si à la place de se pisser dessus, il s'était cassé la gueule ? Tes putains de clés, tu les récupéreras quand tu te seras excusé auprès de Jules et que t'auras dégagé Frank et ses potes ! »
Aaron avait beau n'avoir que quatorze ans, ses idoles se nommaient bien plus Cicéron, Voltaire et Georges Orwell que Lady Gaga, Will Smith ou Justin Timberlake. Il avait des principes et un sens de la rhétorique qui n'étaient pas ceux de son âge. Sa démonstration commençait à faire de l'effet. Les chuchotements se faisaient de plus en plus en sa faveur. Même Kilian se mit à douter. Par principe, il ne voulait pas croire un traitre mot de ce que racontait Aaron. Mais au fond de lui, il partageait son avis quant au niveau très moyen de l'équipe d'encadrement. Frank était-il celui qui avait poussé Jules à s'uriner dessus ? Kilian jugeait cela toujours aussi peu probable, mais ne le considérait plus comme impossible.
Aaron ne put pas continuer sa démonstration plus longtemps. Dans son dos, Basile avait escaladé le bus et l'avait saisi avec force par la taille. Puis lui et Fred l'isolèrent. Les autres jeunes n'entendirent pas les détails de la violente discussion, mais ils comprirent qu'Aaron avait lâché l'affaire quand Samantha se glissa sous le bus et en ressortit victorieuse avec les clés si précieuses.
Dans le car, un silence de plomb s'installa. Personne n'osait parler trop fort de peur d'énerver les moniteurs. Ils étaient à fleur de peau. Le scandale créé par Aaron leur était resté en travers de la gorge. Ce dernier se retrouvait bloqué entre la fenêtre et Basile tandis que Fred passait dans le groupe de Frank puis vers Kilian :
« Kilian, si tu sais quelque chose, c'est le moment de me le dire. Jules ne veut rien entendre et refuse de nous expliquer ce qu'il s'est vraiment passé. Enfin c'est assez compréhensible vu son état. À part Lucas et Thomas, les autres garçons sont, eux, unanimes à penser qu'Aaron ment. Ils disent qu'ils ne comprennent pas ce qui lui a pris tout à l'heure. Ils disent même qu'ils ont essayé d'aider Jules à passer les difficultés mais que ce dernier a refusé. Toi qui es bon copain avec Jules, t'en penses quoi ? »
S'il y avait bien une chose qui était sûre dans l'esprit de Kilian, c'était que les cinq affreux n'auraient jamais aidé Jules même s'ils en avaient eu l'occasion. Mais pour le reste, il ne savait pas quoi penser. Son ami aux cheveux couleur de feu s'était renfermé sur lui-même et avait refusé de lui donner le moindre détail. L'esprit du blondinet était complètement brouillé, il avait l'impression d'être un jouet entre les mains de Frank et d'Aaron et cela lui était insupportable. Il repensa à tout ce qu'il avait vécu dans ce camp de vacances. L'épisode des douches, celui ou Frank les avait emmerdé, Jules et lui dans le mobil-home, la violente dispute de dimanche dernier et la gifle de Léna… Cette fameuse gifle dont il ne s'était toujours pas remis. Avec toutes ces images en tête, il lâcha désabusé :
« Aaron est un vicieux, un menteur… Toute la merde dans le groupe, c'est sa faute. C'est tout ce que je peux dire. »
Fred pencha la tête de haut en bas, comme s'il était satisfait de ce qu'il venait d'entendre. Il n'y avait plus aucune raison de douter, après tout.
« Bon, je crois que les choses sont assez claires. Merci Kilian. »
Lorsque le car arriva, il était déjà tard. Fred demanda aux jeunes d'aller directement au réfectoire. La douche aurait lieu plus tard. Seul Aaron fut escorté par Basile dans sa chambre. Sur le chemin menant de l'entrée à la cantine, Lucas s'approcha de Jules et de Kilian.
« J'peux vous parler ? »
Lucas avait toujours sa voix d'enfant sucrée. C'était un garçon d'une grande douceur, raffiné jusqu'au bout des ongles. Tout le monde se demandait pourquoi il trainait tout le temps avec Aaron le rebelle et Thomas le casse-pieds. Son style était complètement différent, à l'opposé même de celui de ses copains.
« Si c'est pour parler d'Aaron, c'est pas la peine. »
Kilian était déterminé. Il avait fait son choix. Même s'il doutait, même si le silence de Jules cachait sans doute quelque chose, sa rancune envers le jeune brun prenait le dessus sur son côté rationnel.
« Réagis pas comme ça, Kilian… Tu ne connais pas Aaron, c'est pas un menteur, j'te jure... Je t'ai entendu dans le car, c'est pas bien ce que tu as dit, j'vous laisserai pas dire du mal de lui ! »
Kilian s'arrêta dans son élan, laissant le reste des vacanciers rejoindre leur pitance. Jules accroché à son bras, il traina Lucas derrière les cuisines pour mettre les choses au clair.
« J'ai dit ce que je devais dire. Aaron fout la merde, il mérite ce qui lui arrive ! »
Pour la première fois depuis près de quinze jours, il voyait en face de lui un Lucas en colère. Et chez ce jeune garçon douillet, la colère se traduisait souvent par des larmes.
« Non il ne le mérite pas ! Là, Fred lui a demandé de faire son sac, il le vire du camp, un taxi va le chercher tout à l'heure ! »
Voir Lucas dans cet état là et entendre l'énoncé d'une punition qu'il n'aurait jamais imaginée si sévère choqua le jeune adolescent. Tandis que Jules ne desserrait toujours pas la mâchoire, il bafouilla comme pour se justifier :
« Mais… Euh… J'y suis pour rien moi… C'est sa faute, c'est lui qui a foutu la merde, c'est lui qui a provoqué Fred. Comment tu peux savoir qu'il a raison d'abord ? »
Kilian ne semblait même plus croire ce qu'il avançait. Lucas serra les poings, plissa ses yeux pleins de larmes et articula :
« Si je sais qu'Aaron dit la vérité, c'est parce que l'année dernière, j'étais comme Jules… Et Aaron a été le seul à me défendre ! »
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