XIII - Les treize coups de minuit (partie 1)
La tension était retombée tandis que Yara achevait :
- Nous, les anges, sommes responsables de la formation de ce que vous appelez zones mortes. Au contact des humains, nous sommes empoisonnés par tout ce qu'ils dégagent de négatif. Nous finissons par en mourir. À notre décès, le Mal emprisonné en nous est libéré. Il se répand dans l'univers sous la forme de serpents d'ombre dévoreurs d'âmes.
« On a longtemps cru que les anges, ne pouvant plus supporter les souffrances humaines, se suicidaient mais, durant cette nuit de 1969, au cœur d'un petit théâtre de rue, la responsabilité humaine s'est trouvée au centre du désastre. La décadence des hommes a détruit tant de vies que l'ampleur du crime m'a fait, à moi aussi, commettre l'irrémédiable. Je ne voulais pas finir comme les victimes. Tout le monde criait vengeance.
Les pièces du puzzle se mettaient peu à peu en place. Chacun reconnaissait son double antérieur : Setsuna et Hotaru ne faisaient qu'un, Mephisto était le marionnettiste adversaire d'Oni, son cerisier une personne humaine qui avait vécu le drame depuis les coulisses, et ainsi de suite.
Mika prit soudain la parole. Angel, qui n'avait pas entendu sa voix depuis trop longtemps, tressaillit.
- Si j'ai toujours parut si détachée de la réalité, dit-elle, c'est grâce à Libellule. Elle était un peu, c'est le cas de le dire, ma marraine la bonne fée. Elle me parlait de ce jour où un ange m'élèverait vers les cieux comme une prophétie divine. Mais ça n'a pas été le destin de félicité égoïste que j'avais escompté.
- Je me délectais d'elle comme d'un objet convoité enfin obtenu, je jouais à la poupée, compléta Roland, évitant de croiser les regards de l'assemblée. Mika s'inquiétait pour toi, Angel. Elle voulait te dire que tout allait bien. Je ne pensais qu'à l'avenir de ma famille, les autres anges. J'ai donc fait faire une clé te permettant de nous rejoindre. Je n'avais en vérité que l'idée d'inciter Yara à entrer en contact avec toi. Je la voyais débordante d'une envie d'agir auprès des humains pour se faire reconnaître, mais elle était hantée par le souvenir d'Oni qui la rendait hésitante. Je n'ai fait que lui tendre la perche.
- C'est vrai, Angel, confirma l'ange aux cheveux bleus. Dès que j'en ai eu l'occasion, je me suis servi de toi. Sans aucun scrupule, je t'ai jeté dans l'arène afin que tu saches ce que ça faisait de combattre le Mal.
- Des manigances qui ne sont pas passées inaperçues aux yeux de la Police Céleste, intervint Guillaume. On ne comprenait pas grand-chose, mais on a finalement réuni par mal de personnes impliquées dans l'histoire.
- Je n'en suis pas fière, continua Yara, les yeux baissés. Je palpitais d'orgueil.
Tout en parlant, elle pressait ses mains l'une contre l'autre, comme tentant d'y étouffer cette vanité honnie.
- J'ai indiqué à Angel d'entrer sur le territoire d'Amanda afin qu'il la rencontre, dit-elle encore. Il fallait que tous ceux concernés par l'Angeocide de 69 apprennent ce qui s'était passé et qu'ils sachent qu'ils étaient les premiers fautifs du meurtre de leurs gardiens.
« Pourtant, tout en menant à bien mon plan, j'éprouvais déjà des doutes. Je suis allée consulter plusieurs fois Roland. J'ai remis en question le bien fondé de nos actions. En plus, la Police Céleste m'avait dans le collimateur. Les anges déchus ne sont pas très aimés d'eux. Mes ailes tout juste repoussées étaient encore chétives à ce moment-là et ils m'ont arrêtée sans trop de mal.
« C'est alors que nous avons rencontré Mephisto, celui que j'attendais mais qu'aussi je redoutais le plus d'approcher. À son contact, nous sommes tombés dans une zone morte. Revivre cette atrocité m'a donné tant de remords que j'ai été convaincue qu'il fallait tout arrêter. Je m'excuse Angel, pour ce que je t'ai fait subir. Tu ne méritais rien de tout ça...
- Eh ben ! lâcha d'un coup le marionnettiste. Ça valait la peine de faire un détour pour passer récupérer tout le monde. Vous en aviez à dire.
Il ponctua son exclamation d'une grande claque dans le dos de Roland et dans celui de Mika. Il voulut faire de même avec Enélos qui esquiva de justesse tandis qu'il la félicitait :
- Quant à toi, bravo pour tes créations, elles sont toujours aussi réussies. Je ne me lasse pas de les admirer. Il est si intéressant d'apprendre de qui elles sont faites.
Stupéfaits ou émus aux larmes, Maximilien, Amanda et Yoann fixaient les âmes extirpées de leurs corps de bois ou de métal et qui étaient pour chacun, respectivement, un camarade de guerre, la grand-mère et la demi-sœur. Amanda la première vit fondre sa raideur, barrage à la déferlante d'émotions qui menaçaient de la briser, et sauta dans les bras de la vieille dame.
- Tu m'as tellement manqué !
La grand-mère reçut sans broncher le choc de sa petite fille se heurtant à elle comme le coup d'un puissant battement de cœur. Elle la serra contre elle, lui caressant doucement le dos et lui murmurant des paroles simples et réconfortantes qui ne faisant qu'agresser le silence mordant. C'était exactement ce dont elle avait besoin :
- Je sais à quel point ç'a été dur. Tu as été très courageuse. C'est fini maintenant, tout va rentrer dans l'ordre.
Amanda écarta en reniflant son visage de l'épaule de sa grand-mère :
- Qu'est-ce qui va rentrer dans l'ordre, mamie ? Il y a eu tellement de pertes. Les âmes ne sont pas des édifices que l'on peut reconstruire s'ils tombent. Et maman ?
La vieille femme poussa un long soupir en fermant les yeux et se mordant l'intérieur de ses lèvres pincées, faisant passer la douleur émotionnelle dans la douleur physique. Elle secoua la tête, tout son être avachi, avant de répondre par des mots :
- Nous pensions qu'elle pouvait survivre à la rupture avec son ange gardien. Nous avions trop espéré. Elle a disparu de la création.
- C'est vrai, lâcha l'ami de Max. Je fais aussi partie de ceux dont le gardien a disparu et je peux m'estimer heureux d'être seulement mort.
- Pourquoi as-tu couru le risque de devenir mon arme ? s'enquit Maximilien, tendu. Après tout ce que tu as enduré, tu aurais pu te reposer.
- Nous faisons équipe, répondit le jeune homme en levant le poing en signe de solidarité. Nous nous étions jurés de faire face ensemble, de ne pas nous séparer. Il n'était pas question que ça s'arrête puisque, toi, tu as tenu ta promesse jusqu'au bout : tu n'as pas hésité à mettre ta vie en danger pour récupérer mon corps écorché vif dont il ne restait plus...
- ... qu'un grelot, compléta Max, lugubrement. Ton porte-bonheur. Qui ne sonne que pour me faire échapper de justesse à des boucheries où d'autres restent. Tout de même, il s'agit de quelque chose qui dépasse la mort. Tu n'étais pas tenu de prendre part à un drame qui ne te concerne pas.
Cathy s'exprima à son tour, provoquant un sursaut chez Yoann qui écarquillait toujours les yeux :
- Mon frère et moi non plus n'avions aucun lien avec l'Angeocide. Et pourtant, on s'est rencontrés par hasard et maintenant on est là, avec vous. Nous sommes tous liés, même si nous ne le paraissons pas.
- Elle...Elle n'a pas tort, acquiesça Yoann, balbutiant d'émotion.
Il s'éclaircit la voix pour conclure, plus assuré :
- Je ne regrette pas d'avoir été embarqué dans cette merveilleuse folie. Nous nous sommes tous réunis autour d'Angel.
- Ne me placez pas au centre de l'attention, s'il vous plaît, demanda l'adolescent, un peu gêné. Je suis aussi étranger que toi à L'Angeocide de 69. Je n'ai rien provoqué. Je ne suis pas Oni. Je suis Angel. Moi, je n'ai pas encore d'histoire.
Angel déglutit et, quand il reprit, sa voix s'était assombrie :
- Quand j'ai rencontré Yara, elle m'a dit avoir répété des dizaines de fois l'action d'effacer les souvenirs de ma vie précédente... Elle m'a dit que nous étions liés, que nous poursuivions le même but ou du moins avions des intérêts communs. C'était un mensonge.
- Ne sois pas rancunier, soupira Roland. Les enfants mentent à leurs parents. Les adultes se mentent à eux-mêmes. Quant aux adolescents, ils ne savent pas où est la vérité. L'âme d'Oni, malgré son vécu, n'était sûrement qu'adolescente. Hélas, nous ne l'avons pas compris à temps.
- Puisqu'Oni n'était pas Angel, intervint soudain Mephisto, se grattant le menton, je me demande pourquoi Hotaru était convaincu qu'Angel avait été son frère. Et puis, comment ce dernier a-t-il pu développer une puissance aussi impressionnante sans avoir eu de vie antérieure ?
- On s'en fiche de tout ça ! le coupa Guilaume, une fois de plus, excédé. Si j'ai bien compris, des âmes ont disparu et on ne pourra rien faire pour les ramener parmi nous ?!
Alors, comme un écho à la colère de Guillaume, un effroyable séisme survint brusquement, semblable à celui qu'Angel et Yoann avaient vécu en rejoignant le Manoir, filant sur la moto. Un grincement inquiétant se fit entendre. Toute la maison craquait. La salle se tut, chacun se sentant étrangement oppressé. La lumière du jour déclinait sensiblement. Angel réagit le premier. Il se précipita à la fenêtre pour voir que le quartier entier subissait le phénomène. De sous les décombres d'une maison plus habitée qu'il n'y paraissait s'échappaient des hurlements de panique et de douleur ainsi que des pleurs d'enfant.
L'assemblée des anges conserva son inertie. Ils n'étaient plus qu'une représentation allégorique d'eux-mêmes. En revanche, en un coup d'œil échangé avec sa grand-mère, Amanda courut au secours des victimes dès que la vieille femme eut réintégré l'arc. Yoann et Cathy lui emboîtèrent le pas, prêts à aider si un blessé en état d'être déplacé devait être emmené aux urgences. Enélos fonça réparer l'épée de Max et forger dans la foulée un sabre pour Angel dont le noyau serait Hotaru. Les concernés l'accompagnèrent sous forme spirituelle. Avant de rejoindre son atelier, elle lança un regard étonné aux autres, restés sur place, qui suivaient la scène par la fenêtre.
- Vous n'allez pas leur donner un coup de main ? demanda-t-elle.
- Je crois malheureusement que c'est bien plus grave que ce que nous pensons et que nous ne serons pas d'une grande aide, répondit le marionnettiste en affichant une expression mystérieuse.
Le policier sortit son portable de sa poche et consulta ses messages et appels manqués. Rien. Il tenta successivement de téléphoner au poste où il était employé, à un hôpital, aux sapeurs pompiers. Toutes les lignes étaient surchargées. Il se passait effectivement quelque chose d'une gravité exceptionnelle. Balançant entre sang froid et bouillant, il interrogea :
- Il y a une télé ici ?
Sans attendre la réponse, il redescendit au rez-de-chaussée et dégota dans un petit salon un vieux poste des années 60. Il le brancha, trifouilla les boutons au hasard et finit par tomber sur le bon réglage. Ce qu'il vit à l'écran le pétrifia.
C'était pire qu'un attentat terroriste, pire qu'un tremblement de terre à Haïti, qu'un tsunami au Japon, qu'une tornade aux États-Unis, qu'une épidémie en Afrique, qu'une éruption volcanique ou qu'une centrale nucléaire endommagée. C'était tout ça à la fois, surmonté de filets de suie qui s'amoncelaient pour former des nuages si épais qu'on aurait pu croire à une éclipse cachant une pluie de météorites imminente.
- Qu'est-ce que c'est que ça... remuèrent silencieusement les lèvres de Guillaume.
- La facture, répondit Libellule, perchée sur son épaule.
- L'Apocalypse ? hasarda Yara en frissonnant devant l'atrocité irréelle des images.
Mika fronça les sourcils :
- Qu'est-ce que c'est exactement ? demanda-t-elle.
- Libellule a raison, dit Roland. Aux actes injustes, châtiments injustes. Les bons comme les mauvais, nous allons tous le payer maintenant.
- Tu ne réponds pas à la question, le fit taire la jumelle d'Angel. Pendant que nous parlions, un processus de destruction, voire d'extermination, s'est subitement déclenché. Comment peux-tu rester aussi calme ?
L'ange se détourna, résigné au pire :
- Je crois qu'on le mérite.
- C'est faux ! protesta Mika. Des innocents vont en pâtir. Et tu es un de ces innocents. Si les anges commettent des fautes, c'est parce qu'au fond ils sont très humains. Par conséquent, personne ne peut vous en vouloir. Arrêtons de regarder sans rien faire ce défilé de masse noire à la télé. Il doit bien y avoir un moyen d'arrêter ça.
- Oui, ne restez pas aussi discret le clown ! bondit Angel sans prévenir.
Angel venait tout juste de revenir de l'atelier d'Enelos, suivi de cette dernière.
- Jolie lame, commenta Mephisto en détourna le tranchant de sa gorge. Il serait dommage que Hotaru blesse celui qui a prolongé sa vie de quelques jours.
- Que dites-vous encore ? réagit le garçon en haussant un sourcil.
- Quoi, vous n'étiez pas au courant qu'au Japon les âmes des morts portent un triangle blanc sur la tête ? Je lui ai confisqué ce dangereux artefact pour le remplacer par un chapeau définissant sa personnalité, ce qui lui a permis de tenir rattaché à son corps un peu plus longtemps.
- On en apprend tous les jours...
- Mais ce n'est jamais ce que vous voulez savoir, ajouta le marionnettiste en riant à gorge déployée : Gyah ha ha ha ha !
Angel poussa un long soupir. Mephisto reprit son sérieux :
- Les vibrations des ombres n'ont pas la même fréquence que les choses de notre univers. Nous les percevons donc très mal. Le secret, c'est qu'elles sont un double symétrique de notre monde. Qui dit symétrie dit inversement de l'image d'un côté par rapport à l'autre. C'est pour ça que les deux parties ne font pas bon ménage. J'ai le sentiment qu'elles sont en train de se confondre peu à peu, de fusionner en quelque sorte, pour le pire, rien que pour le pire.
- Mais vous avez vaincu cette chose !
- Correction : j'ai vaincu mes ténèbres. Chacun les siennes. Là, celles de milliards de personnes se sont réveillées toutes en même temps.
Angel marqua un silence durant lequel il en profita pour rengainer son sabre.
- Et on ne peut pas lutter à la place des autres, c'est ça ? dit-il après réflexion.
Mephisto hocha la tête :
- En effet. En revanche, on peut les aider, tout comme Rachel a été là pour me soutenir. Les pires moments sont ceux où l'on est seul. Mais comment tous les aider ?
- Commencez par les choses simples, bon sang ! cria Guillaume, méthodique. Si le globe est devenu un champ de mine, je veux savoir quelle a été la première a exploser qui a donné suite à cette réaction en chaîne de catastrophes. Éliminons tout d'abord le déclencheur. S'il cesse d'émettre ses ondes négatives, il y a de grandes chances pour que le reste se calme.
- Évidemment, c'est la base, approuva Roland, quelque peu ragaillardi par les flammes qui animaient les autres. Reste à déterminer sa localisation. Réfléchissons. Le Mal le plus pur étant le plus impartial des bourreaux, il va comme une onde, pour reprendre les termes de Guillaume, se propager dans toutes les directions, à vitesse constante. Rien ne peut le stopper. Le point de la Terre opposé à celui qui sera englouti en dernier sera donc le point de départ que nous cherchons.
- Oui, oui, grommela le policier en agitant la main comme pour chasser une mouche, on a compris. Maintenant taisez-vous, qu'on entende la télé pour savoir où en est l'avancée de cette vague noire. Ah... Mince, toutes les chaînes ont arrêté la diffusion.
Un écran noir, aussi noir que les ombres profondes, leur faisait à présent face. Enélos, le front perlé de sueur, sortit d'un geste nerveux une plaque de verre de la poche arrière de son short en disant :
- De toute façon, on ne peut pas attendre que le monde entier soit touché.
Elle plaça la plaque à l'horizontal, sur la paume de sa main. La surface se mit à vibrer et se fluidifia. Au-dessus de ce lac apparut l'hologramme d'un ciel parsemé de poussières. L'image se transforma, se rapprochant d'un de ces grains pour former un cadre resserré sur lui. Quand elle se stabilisa enfin, tous purent contempler une Terre en relief, toute clignotante d'un disque de points rouges formé autour de l'Europe.
- Qu'est-ce que c'est ? questionna Guillaume.
- Ma Soulgun personnelle, expliqua Enélos. Elle me permet de connaître les besoins en artefacts dans le monde. Chaque point correspond à une demande. Cette région de la planète en est saturée. C'est là que se produisent tous les drames. Sachant qu'un humain normal n'a recours à une Soulgun que dans une situation désespérée, et qu'il s'en tient généralement à un talisman, ce qu'on peut voir est vraiment effrayant.
Le zoom s'activa une nouvelle fois pour cibler le centre du cercle des demandes. Il opéra une plongée fulgurante dans l'atmosphère pour s'immobiliser sur un immeuble enveloppé de masses sombres, informes, nids d'une incroyable tension que traduisaient des éclairs et des étincelles. C'était le même édifice que celui qu'on apercevait au loin par une fenêtre du Manoir.
- C'est chez toi, Angel, confirma Mika.
Personne n'émit un seul jugement. Toutefois, Angel songea que chacun n'en pensait pas moins : c'était autour de lui et de son prédécesseur, Oni, que les ennuis avaient débuté, c'était autour d'eux qu'ils se poursuivaient. Le lieu de départ du désastre prouvait leur responsabilité. L'adolescent, tout en évitant de croiser les regards des autres, tourna la tête vers ce qui restait de chez lui. Il imaginait ses parents grièvement blessés, le sol jonché de débris en tout genre, le papier-peint arraché, son lit brisé, son bureau renversé et, circulant dans toute la maison, des anguilles gluantes et vicieuses comme des gargouilles affamées.
Guillaume le fit sursauter :
- Le déluge est là, qu'est-ce que vous attendez de plus ? Allez, on s'active !
- J'aimerais bien prendre un thé sucré dans un grand jardin, déclara Mephisto.
- Il est fou ! souligna une fois de plus Libellule ce qui était déjà de notoriété publique.
- Une fois qu'on a dépassé ses peurs, on se rend compte que ce n'était pas grand-chose, relativisa-t-il. En attendant, aux âmes citoyens !
- Parfait, soupira le policier, soulagé de le voir se taire enfin. Il leva un doigt autoritaire et commença à dispenser des directives : Voilà ce qu'on va faire. Vous, le clown, vous partez en éclaireur. Pendant ce temps je me charge de ramener des renforts.
- C'est moi qui dirige les opérations ! le contredit Mephisto, plaquant une main sur sa poitrine. Décidément, vous aurez été bête et borné jusqu'au bout. Plus il y aura de combattants et plus l'affrontement sera confus et sanglant. Il suffira que j'escorte les gosses.
- Vous escorterez ?
- Pour les protéger en cas de besoin. Moi je n'ai plus à me battre : je n'ai plus d'ennemis.
- Vous voulez donc envoyer Angel, Amanda, Maximilien et leurs armes ? récapitula Roland.
- Ainsi que Mika et Yoann.
L'ange se rapprocha de Mephisto, se faisant intimidant.
- Ça ne me plaît pas beaucoup, objecta-t-il en prenant la main de Mika dans la sienne, protecteur.
- Moi aussi je fais partie de l'équipe ! s'exclama Libellule. Je les accompagnerai. C'est notre combat.
Tout en disant cela, elle se posa entre les doigts de Roland, les saisit et s'arc-bouta pour le forcer à desserrer sa prise de la jeune fille.
- C'est insensé ! s'obstina Guillaume avec véhémence.
Mais le marionnettiste était résolu :
- Eux, contrairement à vous, connaissent la valeur de la vie et du rêve. Ils sont plus aptes que vous à se mesurer aux ténèbres. Vous ferez donc comme je vous le dirai, trancha-t-il.
Il affichait une telle détermination, respirant pour une fois la sagesse, que le flic dut capituler. Néanmoins, il ne put s'empêcher de lancer :
- Par contre, hors de question d'impliquer les anges, d'accord ? Ils ont déjà fait assez de dégâts comme ça.
- C'est terrible de se sentir inutile, déplora Shans que la situation avait jusque là laissé muet d'horreur.
- Bien, termina Enélos, je vais chercher Maximilien. Il attend à l'atelier que sa lame refroidisse. Ce doit être bon maintenant. Je lui expliquerai le plan en même temps.
Mais le jeune homme débarqua justement à ce moment-là d'un cercle de passage inter-monde.
- Quel plan ? demanda-t-il.
- Le plan, c'est qu'il n'y en a pas, répondit Angel avant de lui relater la discussion.
- Tout repose sur nous, commenta Max, tâchant de ne pas se laisser gagner par l'anxiété.
- On nous fait confiance, crut bon de reformuler le blond.
- On fera de notre mieux, approuva Maximilien. Mais...
Il considéra d'un coup d'œil son corps endormi, avachi contre le mur, déséquilibré par le membre manquant.
- Ça ne vous dérange pas d'y aller sous forme spirituelle ? Cette forme ou l'état physique reviennent au même pour ce qu'on va affronter, non ?
- Pas de problème, le tranquillisa Mephisto. Amanda et Yoann sont encore en train de jouer les secours. Je vais les informer de ce que nous avons décidé. Attendez un instant.
Quelques minutes plus tard, le groupe au complet, avisé de sa mission, était réuni devant le Manoir.
- Restez près de moi, recommanda le marionnettiste avant de bondir en l'air... et de ne pas retomber.
Les jeunes gens, ébahis, l'observèrent flotter naturellement au-dessus du sol. Angel se rappela avoir rêvé qu'il volait, quelques années plus tôt. Il avait ressenti une sensation de légèreté et d'exaltation mais avait été incapable de contrôler la direction et s'était réveillé brusquement en entrant en collision avec un rapace. Maximilien, d'un saut majestueux, se propulsa à la hauteur de Mephisto, mais ne put s'y maintenir.
- Bon... se désola le marionnettiste, la lévitation, ce n'est pas encore pour vous.
Libellule, battant frénétiquement des ailes, grogna quelques insultes envers le faible esprit humain. Mephisto tendit les mains en direction des adolescents et des ficelles de pantin argentées, nées du néant, comme de la soie d'araignée, s'enroulèrent délicatement autour de leurs tailles pour les déclouer du sol. Nul vertige ne s'empara d'eux. Cependant, un regard vers la terre ferme leur apprit que les routes étaient devenues totalement impraticables, vrillées de failles, couvertes de débris.
- J'aurais bien tenté la téléportation si je n'avais pas craint que l'un de vous ne se désintègre en chemin avec toutes ces ombres qui traînent, dit Mephisto, criant pour se faire entendre alors qu'un vent violent battait leurs oreilles. Voler est un bon compromis entre la vitesse et la prudence. Nous arriverons à destination dans très peu de temps.
Effectivement, trois minutes ne s'étaient pas écoulées qu'ils se trouvèrent extrêmement proches du nid de tornades dont des lambeaux se détachaient pour venir à la rencontre de la troupe volante. Aucune cependant ne les atteignaient. Ils se dissipaient comme des morceaux de glace fondant sous la chaleur, touchés par la lumière que dégageait le marionnettiste. Ce dernier se posa au plus près de la tempête. Les jeunes gens déglutirent en considérant les cyclones dansant dans leurs robes d'arabesques volutées : ils cherchaient à aspirer les humains, non par la force, mais en exerçant une tentation psychique.
- Les ombres sont inoffensives pour moi, expliqua Mephisto. Je vais vous aider à ouvrir un passage vers le cœur de la tourmente. Toutefois, il faudrait que payiez en quelque sorte un droit de passage.
- Comment ça ? questionna Yoann, portant l'interrogation de tout le groupe.
- Il faudrait sacrifier quelque chose qui vous est cher, développa le marionnettiste. Alors, la zone morte s'ouvrira à vous pour accueillir en elle la destruction et le chagrin. Il n'y a que vous qui puissiez affronter vos démons, moi, je n'irai pas plus loin. Mais je ferai en sorte que vous ne soyez pas blessés par vos songes malheureux en créant la percée à travers l'orage.
Tous se regardèrent, ne sachant qui se dévouerait ni ce qu'il allait falloir perdre. Puis, Maximilien se décida. Il arracha son grelot. Une pluie de maillons brisés s'abattit sur le sol en cliquetant. Le jeune homme jeta un dernier regard à l'objet.
- Il est temps d'en finir avec les tristes souvenirs qu'il renferme, déclara-t-il avant de le lancer de toutes ses forces en offrande au brouillard.
La surface polie renvoya un ultime reflet, comme une étoile qui brille plus fort qu'elle ne l'a jamais fait dans l'instant qui précède son extinction. Troués de ce rayon de soleil inattendu, les nuages se dispersèrent pour quelques minutes. Une seconde, une fumée sombre qui volait de l'autre côté chercha à s'échapper par la brèche, mais Mephisto la contint d'un geste intransigeant. Il ne la touchait pas, mais c'était comme s'il l'avait saisie entre les crochets de ses doigts et la secouait de droite à gauche d'une simple agitation du poignet.
Repoussant définitivement la fumée, il dispensa sa dernière recommandation :
- Une fois la barrière franchie, vous pénétrerez dans un monde parallèle. N'oubliez pas : de l'autre côté, on se retrouve soi-même.
Sur ces dernières paroles mystérieuses, les jeunes gens s'engagèrent dans le passage.
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