Intermède second
Angel se glissa dans la chambre étouffante. Étouffante comme les pensées qui enserraient le cœur de la personne y reposant. Il s'assit sur le lit et observa quelques instants la silhouette endormie sous un drap fin. Il avança la main et chassa derrière l'oreille une mèche de cheveux collée à la joue par la sueur. Elle ne pouvait pas le sentir directement, il n'était venu que sous la forme d'un esprit, immatériel, afin d'entrer dans ses rêves et de lui parler.
Il avait tant à lui dire. Depuis quelques années, à peu près la période où il était entré au collège, il n'avait jamais su que lui exprimer son irritation quand elle lui demandait de faire quelque chose, sa colère quand elle n'essayait pas de comprendre ce qu'il avait dans la tête et qui le rendait malheureux - alors que lui-même n'avait jamais fait la démarche pour elle – et pire, son mépris induit par la honte qu'il avait de sa manière de se tenir dans des situations où il aurait souhaité la voir grande et clairvoyante. La honte de ne pas avoir à ses côtés quelqu'un de plus jeune. Il lui demandait de gagner le combat contre l'âge. Il lui demandait toutes sortes de choses égoïstes et méchantes. Il le regrettait ensuite. Il pleurait en silence le soir, enroulé dans ses couvertures, en méditant son attitude sans entrapercevoir de moyen d'effacer ses fautes. Il avait peur qu'elle le repousse s'il tentait de la prendre dans ses bras, il craignait qu'elle lui réponde évasivement à la moindre marque d'affection et blesse son amour propre. Son amour propre... Même dans ses meilleurs intentions, l'égocentrisme était toujours présent. Il ne parvenait pas à comprendre qu'il était en train de concevoir un terrible mensonge : qu'on pouvait condamner la tendresse mais accepter l'antipathie.
Autre chose encore le rongeait. Sa tentative de suicide lui revenait régulièrement en mémoire et la simple idée qu'il avait pu se livrer à un acte d'une telle gravité l'affectait profondément. Il ne s'en serait jamais cru capable ; il avait l'impression de ne plus se connaître. Fouillant le sépulcre de sa conscience, il ne put découvrir l'explication de son agissement mais exhuma un des éléments qui, au contraire, avait arrêté son geste : il avait eu peur que sa mort ne provoque aucun sentiment chez l'être endormi devant lui, comme il semblait que Mika ne fasse plus, pour cette femme, partie que de contrées oubliées. Toutefois, Angel ne pouvait croire que ce soit la vérité.
- Ce qui est arrivé n'est pas ta faute, murmura-t-il. Je sais à quel point ça te rend triste. Moi aussi, tu sais. C'est terrible d'être plus âgé que sa sœur jumelle. Comme ce doit être terrible de voir son enfant mourir avant nous. N'est-ce pas, maman ?
La silhouette ne bougea pas. En revanche, une ombre s'en détacha, se redressant face au garçon, son esprit.
- Angel...
Il lui sourit.
- Ce n'est qu'un rêve. Mais il est plus vrai que la réalité. Cette nuit je dois vraiment te dire tout ce que je ressens afin que le jour où l'on doive se séparer, on ne pleure pas pour remplir la coupe vide de nos regrets mais pour arroser le jardin de la douce nostalgie où demeurent nos souvenirs heureux.
- Angel, qu'est-ce qui te prend de dire ça ? Aucun doute, c'est bien un rêve.
Elle était surprise. Il lui saisit brusquement les mains.
- C'est un rêve mais ne l'oublie pas et crois-y aussi fort que ton âme te le permettra.
Elle se tut pour l'écouter, avec un air amusé. L'image de son esprit était encore intact, loin des rougeurs, des boursouflures significatives et des sillons creusés par l'alcool et les larmes. Elle était toujours aussi belle que son amour inconditionnel de petit enfant le lui avait décrit. Il commença, la voix un peu tremblante :
- Tu te souviens, quand on rentrait de l'école ? Tu me tenais fort par la main. Tu étais toujours du côté de la route et me plaquais presque contre les palissades des maisons de l'autre côté : tu avais tout le temps peur qu'une voiture déboule à toute vitesse et m'écrase. Tu m'annonçais ce qu'on allait manger le soir et tu riais quand je répondais rien à la question : « Qu'est-ce que tu as fait à l'école aujourd'hui ? »
Angel fit une pause avant de continuer :
- Le vendredi soir, tu regardais les dessins animés à la télé avec moi. C'était devenu un rituel. Comme de me lire des histoires avant d'aller dormir. Ou de me mettre entre les mains un chiffon pour laver les vitres à chaque fois que je criais : « J'm'ennuiiiie ! J'sais pas quoi faaaaire ! »
- Je m'en rappelle, confirma-t-elle, comme si c'était hier. C'était bien tout ça. Je croyais que tu avais tout oublié.
Elle soupira avant d'ajouter en haussant les épaules, résignée :
- Ce n'est qu'un rêve.
- Maman ! gémit Angel, désespéré de lui faire garder quoi que ce soit de ses paroles au réveil.
- D'accord, d'accord.
Il fallut quelque secondes pour que se résorbe sa moue exaspérée. Alors seulement, il put reprendre :
- Et puis ça a semblé s'arrêter. Peter Pan avait raison, c'est nul de grandir. On se sent obligé de rompre avec nos habitudes d'enfants qui étaient pourtant si ancrées dans notre quotidien. Malgré tout, il y a des choses qui ne changent pas. J'ai eu du mal à m'en rendre compte. Par exemple, mon linge qui arrive comme par magie dans mon armoire, tout propre, bien repassé et bien plié. Moi j'osais me plaindre d'avoir des devoirs d'école quand toi tu passais la majeure partie de tes week-ends à faire les tâches ménagères. J'espère que tu ne m'en veux pas trop.
Pour toute réponse, elle lui caressa doucement la joue. Il apprécia le geste.
- Enfin voilà, sourit-il finalement. En ce moment, je ne suis pas à la maison mais je n'ai pas disparu comme Mika, je reviendrai vite. Avec elle. Pendant ce temps-là, tu dois te sortir de ta dépression, à tout prix. Donc je voulais juste te dire deux choses que je n'ai jamais clairement exprimées : merci pour tout et, du plus profond de mon cœur, je t'aime, maman.
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