III - Angel in Dreamland (partie 2)

Le vortex infernal le recracha en lui-même.

- Tu es enfin réveillé !

Ce n'était qu'un songe, différent du rêve habituel qui lui faisait revoir le cadavre de sa sœur, mais tout aussi cauchemardesque.

- Tu es resté inconscient une journée entière.

Pensif et encore secoué, Angel resta un moment à contempler une poutre au plafond. Tout d'un coup, tout lui revint.

- Tu te sens mieux ?

Le garçon sursauta et tourna brusquement la tête vers la voix féminine :

- Où est-ce que je suis ?!

- Calme-toi, l'apaisa la jeune femme qui se tenait à côté de lui.

Elle possédait une chevelure étonnante, du même bleu que des cieux exempts de toute traînée d'avion, courte d'un côté et cascadant jusqu'à sa taille de l'autre. Elle se tenait agenouillée près du lit où reposait Angel.

- Mais qui êtes-vous ? Qu'est-ce qui s'est passé ? gémit le garçon en se frottant le front et les yeux.

- Je t'ai transporté ici juste avant que tu ne t'écrases dans le mur. Il n'empêche que ç'a été un sacré choc spirituel.

Angel interrompit le massage de ses tempes, soupçonnant le bruit de frottement près de ses oreilles de l'empêcher d'entendre clairement les paroles qu'on lui adressait.

- Pardon ? Je crois que j'ai mal compris. Vous avez quoi ?

- En fait, je voulais te proposer un marché...

- Minute papillon !

- Oui, oui, ne t'en fais pas, je vais recommencer du début.

- Vous m'avez pris en otage, c'est ça ?! Je vous jure que je n'ai aucune valeur, relâchez-moi, je ne parlerai pas !

- Qu'est-ce que tu aurais à avouer ? Tu vas m'écouter un peu, plutôt ?

- Mais pourquoi moi ? Laissez-moi partir ! À l'aide, quelqu'un !

La jeune femme posa ses mains sur les épaules de l'adolescent pour capter son attention. Il la repoussa violemment à grand renfort d'insultes :

- Me touche pas salope ! Bon Dieu !

- BLASPHEME ! tonna-t-elle tout en lui collant une gifle, ce qui eut pour effet immédiat de le faire taire. Bien. D'abord, je ne veux plus t'entendre dire de grossièretés, c'est compris ?

Trois notes claires retentirent alors, la coupant une nouvelle fois. Elle sortit en soufflant son téléphone portable de sa poche avant de lâcher :

- Putain de bordel de merde ! Un appel manqué ! Tu vois, avec tes conneries !

- Plus de grossièretés, hein ?

- Ça ne m'aurait pas dérangée si ça n'avait été qu'un collègue. Mais là, c'était un séraphin supérieur.

Angel se dégagea discrètement des couvertures.

« Elle débloque, faut que j'me casse de là rapidement. »

Toujours penchée sur son téléphone, tournée dans la direction opposée à la sienne, la jeune femme l'empêcha d'aller plus loin :

- On ne bouge pas, jeune homme. Pas avant d'avoir fait les présentations. Je suis Yara, ton ange gardien.

Avant qu'il ne réplique quoi que ce soit, elle ajouta :

- Évidemment, il te faut une preuve.

Angel comprit que la jeune femme lui tournait délibérément le dos lorsqu'elle retira son T-shirt et qu'il vit s'étendre sous ses yeux un spectacle perturbant. Deux profondes entailles labouraient la peau pâle, pétale de rose tailladé. Les plaies se rejoignaient en un V fatal, marque de malédiction.

- Qui vous a fait ça, mademoiselle ? s'enquit le garçon, passant de l'angoisse à la terreur.

Qu'est-ce que ça signifiait ? Allait-on lui faire subir le même sort ?

- Ne t'en fais pas, on n'ampute pas quelqu'un de ses ailes aussi facilement. Elles vont repousser rapidement.

En effet, les bords de la blessure étaient couverts d'un léger duvet bleuté.

- Touche, si tu veux, tu verras que ce n'est pas un simple maquillage, l'invita-t-elle.

Le garçon secoua la tête, écœuré.

- Bon, soupira Yara, je suis ton ange gardien, je te connais donc sur le bout des doigts. Par exemple...

Elle entreprit de se rhabiller tout en se tapotant le menton, pensive.

- Par exemple, tu as eu ton piercing pour ton treizième anniversaire ; tu fais semblant de détester la musique classique mais en réalité tu en écoutes souvent car Mika t'a appris à l'apprécier ; récemment, tu as décrété que ton nombre fétiche ne serait plus le 14, jour de ton anniversaire, mais le 666 ; enfin, tu fais toujours le même cauchemar depuis la mort de ta sœur, un cauchemar qui rend compte de ta culpabilité en retraçant au détail près la fin d'après-midi du drame.

A mesure qu'elle parlait, Angel affichait une expression de plus en plus sidérée. La jeune femme fit volte-face sur sa conclusion, très sûre d'elle :

- Alors, dis-moi si je me trompe.

- Comment savez-vous... ?

- Le rêve que tu viens de faire était différent, n'est-ce pas ? le coupa-t-elle. Je te l'ai dit, je suis ton ange gardien. Fais-moi confiance et raconte-moi ce que tu as vu.

Fortement désappointé, il refusa catégoriquement :

- Mes rêves sont privés !

Sa voix et ses pensées trébuchèrent. Il ajouta rapidement :

- Du moins je le pensais. Et puisque vous êtes si douée, vous n'avez qu'à deviner. Vous n'avez pas besoin de ma permission pour soutirer des informations de mon esprit, apparemment.

Yara ne broncha pas.

- Je sais que c'était encore en rapport avec ta sœur. Où était-elle ? Qu'est-ce que tu as vu ?

Comme Angel avait un mouvement de recul à chacune des questions qui l'assaillaient et s'enfonçait dans le silence de la stupéfaction, la jeune femme finit par s'énerver :

- Bon sang, vas-tu parler à la fin ?

- Il y a deux minutes, dit le garçon à mi-voix, avec l'air de qui s'est injustement fait gronder, vous m'avez dit de me taire, que je n'avais rien à avouer qui pourrait vous intéresser. Alors qu'est-ce que ça peut vous faire ?

Yara prit quelques secondes avant de reprendre la parole et Angel eut l'impression, sous l'aiguille de son regard, qu'elle s'adressait à quelque chose qui se trouvait profondément enfoui en lui :

- Si son corps est mort, son âme ne l'est pas. Quelqu'un l'a seulement emportée et je peux t'aider à la retrouver.

Angel vit les particules de poussières qui voletaient dans la pièce s'immobiliser soudain, comme retenant leur souffle en passant dans le champ d'un rayon de soleil qui séparait son visage des lèvres de Yara. Ces dernières fabriquèrent un murmure :

- En échange de quoi tu me donneras un coup de main pour reconquérir ma place dans le monde céleste.

- C'est totalement ridicule. Même si vous disiez la vérité, ce qui ne peut pas être le cas, on ne négocie pas avec un ange déchu ou je sais pas quoi.

Cependant, Yara avait remarqué que toutes les informations qu'elle détenait sur lui, ainsi que sa proposition l'avaient ébranlé. Elle assena un dernier coup :

- Très bien. Mais réfléchis-y sérieusement. Parce que c'est la dernière chance qui te reste de faire quelque chose de ta vie.

Elle avait dit cela d'une voix glaciale et sur un ton trop grave pour qu'il en ressorte indemne, incapable de la contredire. Si elle avait des pouvoirs de medium qui lui permettait de lire dans les esprits, elle pouvait tout aussi bien connaître le futur. Mais, l'instant d'après, elle dit encore, d'une légèreté avenante qui tranchait avec ses précédents mots :

- Si tu changes d'avis, tu me trouveras ici. Maintenant, puisque c'est comme ça, va-t-en.

Angel, tout confus, fila sans demander son reste. Il entendit encore la voix amicale crier derrière lui :

- Tutoie-moi la prochaine fois : nous sommes amis.

Le garçon traversa des couloirs bien trop longs, descendit des escaliers bien trop pentus et ne reprit son souffle qu'après avoir claqué la porte derrière lui. Alors seulement, il se retourna pour examiner ce qu'il venait de fuir. Le Manoir des Apparitions le dominait de toute sa hauteur. Le contre-jour brouilla sa vue et lui donna des maux de tête.

Il fonça chez lui pour retrouver sa mère, toujours à la même place, devant un verre d'alcool, dans un état aussi apathique que pathétique. Néanmoins, il s'attendait à l'entendre s'exclamer : « C'est maintenant que tu rentres ? Ou étais-tu ? Je me suis fait un sang d'encre ! »

- Je peux tout t'expliquer, s'avança-t-il, en fait je... eh bien, je... Maman...

Sa silhouette n'eut aucune réaction. Il se dit qu'elle dormait peut-être mais ses yeux vitreux, ouverts au-dessus des poches qui les boursouflaient, semblaient seulement ne pas le voir. Se souvenait-elle seulement de la raison de son désespoir ?

Angel alla se changer. Il fit un détour par le téléphone pour vérifier la messagerie. Personne n'avait appelé, pas même le collège. Rien d'étonnant à cela : ses absences étaient devenues si fréquentes qu'on ne se souciait plus de savoir où il était. De plus, il n'était pas le seul élève à s'offrir quelques journées de vacances anticipées à la fin de l'année scolaire. Quant à ses anciens amis, ils s'étaient habitués à le voir s'isoler et disparaître. Son père enfin, avec ses horaires de travail, n'avait rien dû remarquer.

L'adolescent ressortit sans un mot et enfourcha sa vieille bicyclette. Là où il allait, il savait que des gens s'inquiétaient pour lui. Il n'imaginait pas à quel point. Parvenu au 666, il laissa tomber le vélo devant le hangar et adressa aux quelques gangsters présent un salut de la main qui ne reçut en réponse que des regards stupéfaits et méfiants. Ils affichaient une mine épuisée, ayant l'air d'avoir passé la nuit blanche. La tension était palpable dans l'atmosphère. Des éclats de voix coléreux émanaient du hangar. Leur multiplicité laissait entrevoir une réunion bien plus importante que de coutume à une heure si matinale.

- Bah alors les gars, qu'est-ce qui ne va pas ? hasarda Angel.

La porte du hangar grinça furieusement et un Yoann affolé lui tomba dessus :

- Je vais te dire, moi, ce qui ne va pas ! Tu viens d'avoir un accident qui aurait pu te tuer ! On ne retrouve même pas ton corps. Et tu réapparais le lendemain sans la moindre égratignure pour nous demander ce qui ne va pas !

La panique ambiante gagna Angel qui fit de son mieux pour la maîtriser :

- Yoann, doucement, tout va bien.

- Tout va bien ! C'est exactement ça le problème ! Je ne veux rien savoir de la comédie d'hier, tu dégages de là tout de suite et c'est tout ! Ne reviens plus jamais ici ! Tu es banni de la bande... Hum... Sacré performance : tu es banni de la bande sans en avoir jamais fait partie.

Joignant le geste à la parole, il repoussa brutalement Angel qui tomba en arrière. Les larmes au bord des yeux, l'adolescent se releva, récupéra son vélo et n'eut d'autre choix que de s'enfuir à toute vitesse.

Les paroles des uns et le silence des autres tambourinaient dans son crâne sans parvenir à s'organiser. Rien ne collait. Tout le monde criait. Et malgré cela, il remarqua tout en pédalant le calme qui régnait sur toute la ville. C'était une matinée encore fraîche enveloppée d'une légère brume que le soleil s'amusait timidement à teindre de couleurs chaleureuses. Le chant des oiseaux accompagnait cette paix silencieuse, si douce et reposante après les derniers événements. Cette fois-ci, Angel aurait pu se croire, non aveugle, mais presque sourd. Il n'arrivait pas à réaliser.

« Alors tout le monde s'en fout vraiment. Ma famille n'a pas un regard pour moi, mes amis ne veulent plus de moi. Et, pendant ce temps, la journée éclot dans les rues désertes, l'herbe pousse au bord des trottoirs et les nuages passent. Je suis inutile pour l'univers et l'univers ne présente aucun intérêt à mes yeux. À quoi bon ? A quoi bon naître, pourquoi apprendre, pourquoi aimer et détester, pourquoi construire une vie ? Est-ce que c'est seulement possible ? À travers les regrets et la mélancolie, tout s'écroule en souvenirs douloureux, qu'ils soient tristes ou trop heureux. Je ne veux pas de tout ça. Je préférerais être vraiment seul. Mais je serai toujours soumis à la présence des autres qui m'étouffe de peurs, de déceptions et de violences... Si j'étais vraiment seul, alors peut-être qu'il pourrait y avoir assez d'espace pour mes rêves. »

Ainsi ses pensées pessimistes le ramenèrent-elles au Manoir des Apparitions en une belle matinée de juin.

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