II - ... ou le tunnel de la mort (partie 2)

- Quand je t'ai vu grimper sur une bécane pour la première fois, j'ai cru que tu allais t'envoyer dans le décor. Tout compte fait, c'était encore pire que tout ce que j'avais pu craindre.

- Eh, je ne me débrouille pas si mal que ça !

- Si, comme un manche. Mon pauvre Angelo...

- Angel. Au moins je sais tenir dessus et faire quelques trucs.

- Après mes leçons intensives.

- Non ! Je ne suis pas un si mauvais débutant. Le grand frère d'un de mes amis possède une moto et il s'était amusé à nous apprendre les bases de la conduite.

- Tu as des amis, toi ?

Le garçon baissa les yeux, ne sachant que répondre à cette question qui n'avait pourtant été posée que pour le taquiner. Ce qu'il avait surtout fait de façon intensive, ces dernières semaines, c'était de sécher les cours. Rien d'autre ne l'intéressait que 666. Ses amis, sa famille, son collège, le quartier où il traînait d'habitude, les choses qu'il aimait faire auparavant, toute sa vie antérieure s'était évaporée dans un nuage de souvenirs oubliés. Tout ce résumait à ce dernier oxymore.

- Ça ne va pas, Angelo ? T'as l'air absent.

- Angel. Ça va, t'inquiète.

- Y a intérêt. Claque pas avant la course. Il ne te reste plus que trois heures, quatre dans le pire des cas, à tenir en notre mauvaise compagnie. Ensuite tu dégages et tu gâches pas ta vie, ok ? Bon, quoi qu'il en soit, ce type, là, le frangin de ton pote, c'était que de la frime. Quand on sait pas enseigner on s'abstient.

- Comment ça je dégage ? le reprit Angel, trop alarmé par la première partie de la réplique pour plaisanter gentiment sur ses vieux amis.

- Eh, comme prévu ! répondit Yoann, impassible. Tu pensais que je changerais d'avis ? Ne t'en fais pas, tes talents de chauffard m'ont conforté dans l'idée de te faire débarrasser le plancher.

- Arrête de te moquer de moi, je roule aussi bien que n'importe qui.

- N'importe qui de bourré. Tu roules pas droit. Tes actions sont imprévisibles.

Les deux garçons furent interrompus par un de leurs compagnons. Il venait de franchir la porte du hangar, rouge, essoufflé d'avoir couru, une sorte de panique peinte à la va-vite sur son visage :

- On a un problème les gars ! Enzo s'est fait une entorse !

Angel et Yoann se précipitèrent dehors pour jauger eux-mêmes la gravité de la situation. Ledit Enzo gémissait en se tenant la cheville, étalé par terre.

- Que s'est-il passé ? s'enquit Yoann.

- Il a glissé sur l'herbe mouillée en descendant la pente pour venir nous rejoindre, répondit quelqu'un.

- Qui va le remplacer ce soir ? demanda une jeune femme qui se tenait à proximité, songeuse.

Le blessé devait être le second de Yoann sur la course opposant les chefs de gang.

- C'est vrai, il n'est pas en état de participer, approuva Yoann. Qui le remplace ?

Durant une minute, on n'entendit plus que les cigales qui chantaient les derniers rayons du soleil.

- Ouais, évidemment... personne.

- C'est ta faute. Tu n'avais qu'à choisir un autre parcours. Tu sais bien ce qu'on en pense de celui-là.

Yoann se mordit l'intérieur de la joue. Il comprenait ses camarades mais, pour lui, à cause de ce que devait représenter cette course, il ne pouvait y avoir d'autre route. Il décida de provoquer ses compagnons, espérant ainsi les faire abandonner leur position :

- Alors quoi ? Vous avez peur des fantômes?

- Ce n'est pas le problème.

- C'est quoi le problème à la fin ?!

- L'entrée du tunnel... c'est trop dangereux.

- Vous vous fichez de moi. Le danger est présent sur n'importe quelle route. Ed' ?

- Nan, moi je le sens pas, j'ai pas confiance. Traite-moi de lâche si tu veux, je monterai pas sur une bécane dans ces conditions. L'entorse d'Enzo, c'est un signe !

- Olivier ?

- J'ai déjà donné.

Un autre, de façon imprévue, se joignit de lui-même à la conversation :

- On en est qu'à la moitié des courses et la plus importante a lieu dans deux heures, fonce !

- Bah vas-y, toi, répliqua Olivier.

- Non, moi je dois me réserver pour ma rencontre.

- Dis plutôt que t'as peur !

- Si moi j'ai peur, toi t'as quoi alors ? T'es juste vexé d'avoir été écrasé... non, pulvérisé par ton adversaire. C'est dommage, tu pourrais peut-être prendre ta revanche.

- Je vois pas pourquoi tu t'excites comme ça. De toute façon j'ai pas l'habitude d'être second. Et puis qu'est-ce qu'il a eu à se casser la jambe juste avant son battle, l'autre con ?

L'énervement gagnait peu à peu tout le groupe.

- Qui tu traites de con ? releva l'insulté.

- Toi bien sûr, qui d'autre ? Abruti...

- Olivier, calme-toi, c'est pas de sa faute si t'es qu'une tapette.

- Oh, doucement, hein. Jouez pas les petits malins avec moi. Vous profitez de la situation parce que Yoann m'a adressé la parole. Mais vous pourriez y aller aussi bien que moi, puisque c'est si facile. Alors j'attends ? Ah, ça y est, y a plus personne, là. Quelle bande d'enfoirés tous autant les uns que les autres... Pff...

- Répète un peu pour voir, pédé !

- Espèce de raciste.

- Commence par revoir la définition de raciste avant de l'ouvrir, Denis.

- Ouais, ouais, espèce de... de... discrimineur ! Je ne suis pas un sale homophobe, moi, au moins.

- T'inquiète, c'est un mot qui s'applique seulement à ceux qui matent des gosses. Faut pas te sentir visé.

Yoann les sépara avant qu'ils n'en viennent aux mains :

- On se croirait à l'école maternelle !

Angel tenta à son tour de calmer le jeu, voyant un faille où se glisser :

- Je peux le faire si vous voulez. Ma conduite imprévisible est un atout pour le rôle du second, non ?

- NON. Il est hors de question que tu te jettes dans cette bataille si...

Yoann suspendit sa phrase. Deux silhouettes émergeaient de derrière un arbre. Deux hommes dont l'un mesurait près de deux mètres. Il avait le crâne rasé et portait de nombreux accessoires en or qui renvoyaient les rayons aveuglants du coucher de soleil dans les yeux des 666. Les bijoux rehaussaient également sa stature impressionnante, illuminant chacun de ses vêtements en cuir et renforçant par la même occasion son air menaçant. Son compagnon faisait pâle figure à ses côtés. Il ne lui arrivait pas à l'épaule. Il semblait avoir une préférence pour l'argenté, des boucles massives de ses bottes à la pointe de ses cheveux décolorés. Plus discret, il paraissait du genre à cracher son venin au moment opportun.

- Capitaine et second des Black Heaven ? devina Yoann.

Le géant répondit par un sourire proportionnel à sa taille, dévoilant des gencives rouges et une dent en or.

- C'est la grande forme chez le diable ! s'exclama-t-il. La solidarité est moins présente que jamais. Les malédictions de ceux-qui-sont-morts-pour-rien planent au-dessus des ruines de la gloire. C'est l'ENFER ! Je me prosterne devant la grandeur de la misère, sincèrement. L'image colle au nom. On devrait se méfier. S'ils tiennent toujours leurs promesses, ils vont nous battre à plate couture. Pas vrai ?

Le capitaine donna un coup de coude à son second qui se mit à ricaner bêtement, confirmant l'impression d'ensemble de 666. Puis il reprit :

- Je venais vous poser une question avant la course, pour ne pas qu'il y ait de malentendu. Êtes-vous des démons invincibles ou des loques humaines ? Ce n'est pas que j'accuse d'être mensongère la légende des imbattables 666, mais l'incident qui s'est produit il y a un peu plus d'un an porte à croire le contraire. À moins que vous ne vous soyez simplement débarrassés, d'après les rumeurs qui se répandent comme une traînée de poudre, d'une pauvre traînée qui traînait dans la boue d'une décharge publique ou d'un caniveau. Bon, nous verrons cela à l'issue de ce battle. A moins que vous ne déclariez tout de suite forfait.

Le gang écouta les paroles de l'homme jusqu'à la dernière syllabe, sans broncher, et regarda les deux compères s'éloigner, tentant de garder au fond d'eux tout leur mépris et leur rage bouillonnante, attendant la décision de leur leader. Pas une seule seconde Yoann n'avait songé à répondre aux provocations, trop fier pour s'abaisser à cela. Il reconnaissait en cette triste agression le moyen qu'il avait lui-même utilisé quelques minutes plus tôt pour pousser ses troupes à faire ce qu'il voulait d'elles et, au travers de cela, il percevait un aveu de faiblesse des Black Haven. C'est avec une détermination incroyable dans la voix qu'il déclara :

- T'es toujours chaud, Angelo ? Allons-y.

- Angel !

***

Les quatre motards s'avancèrent sur la ligne de départ. Angel sentait ses mains devenir moites dans ses gants. Il jeta un coup d'œil aux autres. Sous leurs casques, on pouvait deviner leurs regards fixes et les muscles tendus de leurs visages. Incapable de ressentir la même tension et de se concentrer sur le signal du départ, le garçon se donnait l'impression d'être de trop. À présent qu'il ne pouvait plus éviter la course, il se demandait s'il avait fait le bon choix.

Bientôt, un foulard tomba à terre, provoquant le démarrage au quart de tour des trois habitués. Angel sursauta. Quelques secondes s'écoulèrent tandis qu'il observait, fasciné, le morceau de tissu inerte, enroulé sur ses plis comme un serpent sur ses annaux. Les grondements des moteurs s'éloignant, les cris de l'assistance ramenèrent le garçon sur terre. Aussitôt, il fonça rejoindre le peloton des trois autres dont Yoann se détachait déjà.

Ils se trouvaient dans une ligne droite qui pouvait être déterminante pour la suite. Chacun des adversaires tentait de prendre de l'avance. Yoann n'avait pas à s'inquiéter de ses capacités d'accélération. Il avait tenu à rouler sur la moto de sa sœur. Au-delà du symbole, c'était un véhicule totalement optimisé. Le souffle coupé, le cœur battant à sa vitesse de conduite, Angel ne voulait pas être en reste. Il n'aurait jamais imaginé qu'atteindre de tels chiffres au compteur était possible.

Ils parvinrent ensuite à l'entrée d'une ville et durent ralentir. Angel se remit de son léger étourdissement causé par la course folle. Il se souvint alors que son objectif n'était pas de franchir l'arrivée le premier lui-même mais d'aider Yoann à le faire. Même si son capitaine lui avait assuré qu'il pouvait gagner sans intervention de sa part et qu'il était surtout là pour la forme, lui recommandant la plus grande prudence, il ne voulait pas rester en reste. Or, le garçon se rendit compte que son aîné n'était plus dans son champ de vision. Malheur ! Il avait dû se tromper à un croisement. Pourtant, les deux Black Heaven se trouvaient bien devant lui et il reconnaissait l'avenue bordée de restaurants et de magasins aux enseignes lumineuses. Que se passait-il ? Yoann avait pris ce chemin des dizaines de fois, il n'avait pas pu se perdre. Tracassé, il ne prêta pas attention à Mr Silver qui laissait fuir de l'huile sur la route en jubilant d'avance, guettant dans le rétroviseur le moment où Angel glisserait et atterrirait dans le décor. Par chance, l'adolescent, anxieux et crispé, s'était laissé dériver sur la droite, frôlant presque le trottoir, loin de la traînée visqueuse.

Il eut ensuite à passer un pont après avoir traversé l'agglomération. Là, il recommença à accélérer, pressé d'en finir : il était peut-être arrivé quelque chose à son coéquipier. Dans la pénombre, il ne distingua pas le dos d'âne placé juste avant le pont et ni même le panneau qui l'annonçait. Ce fut une drôle de surprise. La moto fut projetée dans les airs. La réception secoua Angel. Tout tremblant, il appréhenda ce qui allait venir par la suite : une route en mauvais état entourée de champs de maïs.

Comme prévu, le garçon rebondit sur le sol cahoteux, réprimant des hauts-le-cœur. Son dos en prenait un coup sévère. Exténué, le corps tout endolori et perturbé par la disparition de Yoann, il aurait pu tout plaquer si ce dernier n'avait pas surgi soudainement d'une route campagnarde perpendiculaire à la principale. Il avait pris un raccourci ! Un dérapage contrôlé le remit dans le bon sens. Il brûla la politesse à Mr Gold et Mr Silver qui, surpris, donnèrent un brusque coup de frein, laissant filer leur adversaire loin devant. Angel en profita pour se faufiler entre eux, regonflé à bloc. Il fit un appel de phare à Yoann qui lui répondit en levant le pouce.

Le plus dur était derrière eux. C'était du moins ce que se disait Angel. Il se trompait. Derrière se trouvaient toujours les deux redoutables adversaires dont les fuites d'huile n'étaient pas la seule ressource. Nitroglycérine, projectiles divers et autres cartes en réserve, ils attendaient leur heure.

Le fameux tunnel était en vue. L'adolescent comprit le danger qu'il représentait : un virage accompagné d'un passage étroit. Il ralentit prudemment, mais sans cesser ses zig-zags joyeux. Agacé par son étrange trajectoire, Mr Silver se rapprocha de lui par la gauche et l'obligea à se rabattre contre le mur. Ne se sentant pas en sécurité, Angel chercha à se dégager, peu envieux de subir le même sort que Cathy. Mr Silver lui laissa l'illusion d'une échappatoire, mais ce ne fut que pour mieux le coincer la seconde d'après, pauvre animal pris au piège. Angel serra les dents. Il suffisait de tenir encore un peu. Juste encore un peu. La ligne d'arrivée, Yoann allait la franchir dans un dernier sprint contre Mr Gold et tout serait terminé. OUI ! Ça y était ! Il l'avait atteinte ! Un sentiment de libération envahit le garçon.

Seulement, c'était sans compter sur la rancune de Mr Gold. Toute la violence contenue en lui se déchaîna d'un coup. Le cri de joie d'Angel se transforma en hurlement de terreur quand il fut brutalement percuté par le géant. Tout se passa trop vite, sans qu'il ne puisse rien comprendre. Il s'encastra dans le mur et, la dernière chose dont il se souvint avant de perdre connaissance, fut la voix de Yoann, épouvantée, semée d'accents hystériques :

- ANGELOOO !!!

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