II - Le tunnel de la gloire... (partie 1)

Il n'y avait qu'un seul chemin jusqu'au Hangar 666. Pourtant, les pas d'Angel étaient hésitants. Il ne cessait de changer de trottoir et quelque chose au fond de lui le poussait à reculer, à prendre une autre direction. Il n'était passé par-là que très rarement, à chaque fois accompagné de ses cinq amis et en pleine journée. Ces rues lui semblaient malsaines avec les façades de ces grandes maisons du XIXe envahies par le lierre. Tout semblait désert, abandonné, quoique les habitations n'étaient pas délabrées. Seulement figées, attendant le retour du passé, espérant pouvoir briller de nouveau et résonner des rires cristallins échappés des salons de la bourgeoisie et de l'ancienne noblesse qu'elles accueillaient autrefois en leur sein. Un brouillard flottait continuellement, linceul immatériel recouvrant les secrets emportés dans les tombes du cimetière proche. Peut-être était-il la cause de l'obscurité de ces rues. La tristesse et tout le macabre qui s'en dégageaient s'étalaient jusqu'ici. Les esprits des défunts erraient entre ces bâtisses plus à leur goût que le lieu de leur dernier repos. Mika s'amusait peut-être à hanter l'un de ces manoirs. Ou bien était-elle juste plongée dans le néant, ce qui était plus probable. Depuis qu'il l'avait abandonnée pour une partie de foot, Angel la sentait (ou plutôt ne la sentait pas), loin de lui, si loin, comme s'il se trouvait toujours au stade et elle à la maison, sans pensées l'un pour l'autre. Il n'avait même pas assisté aux funérailles. Il ne réalisait toujours pas... pas vraiment. Souvent encore, il songeait « Oh, il faut que je montre ça à Mika ; je dois absolument lui parler de ceci : j'ai remarqué deux piercings sympas dans la boutique de l'autre jour, elle saura me conseiller lequel choisir. »

À ce moment-là encore, il se disait en contemplant le ciel qui se teintait de pourpre et de fuchsia :

- Avec elle, cet endroit aurait paru éclatant comme les cieux. Bien loin d'être effrayée, elle s'en serait servi comme le théâtre de nouveaux jeux. Mika aurait adoré ces vieilleries lugubres si différentes des tours de HLM de notre cité, des assommants magasins pleins d'activités du centre-ville et des déprimantes petites maisons individuelles plantées autour en rang d'oignon. Un autre monde comme elle les aime. Un monde à elle. L'univers vu à travers ses yeux doit être sublime.

Subitement, Angel sentit un étrange malaise l'envahir. Quelqu'un l'observait, il en avait la certitude. Il tourna la tête de 60° vers la gauche, juste ce qu'il fallait pour que ses yeux se posent sur la façade de la plus grande bâtisse du quartier, une immense propriété haute comme un château dont elle arborait d'ailleurs les tourelles. Un mur de pierre abritait le bas de la maison des regards mais les fenêtres du second étage et la lucarne du grenier, couvertes de particules de poussières, restaient clairement visibles. Point de rideaux, cependant le voile du temps et de l'abandon enveloppait le tout de mystère. Des silhouettes à peine suggérées emballent mieux l'imagination. Ainsi, on pouvait croire distinguer le contour d'un meuble ou bien autre chose. Une présence par exemple. Le garçon eut soudain besoin d'en voir plus. Et cela était possible car, le cas échéant, noyant ses contemplateurs dans le doute et la fantaisie discréditante, jamais cette demeure n'aurait été baptisée du nom de Manoir des Apparitions. À une trentaine de pas d'Angel, à l'angle de la rue, s'élevait le lourd portail de fer hérissé de pointes dont le destin immuable était de garder les secrets derrière lui et les intrus devant. Entre ses barreaux rouillés mais encore solides et trop étroits pour que l'on puisse se glisser au travers, on voyait un court chemin de gravier galoper dans les herbes folles, serpenter près de deux grands pins et s'arrêter net au pied de trois marches de marbre détériorées qui conduisait à une porte imposante, élevée pour conserver si jalousement les biens intérieurs qu'on avait dû, pour franchir sa barrière protectrice, découper dans ses battants une autre entrée, largement plus modeste. Angel laissa son regard avancer sur chaque détail de l'architecture travaillée jusqu'à une fenêtre en hauteur, sur l'aile gauche. Assurément, une lueur bleue, fantomatique, dont le garçon était certain qu'elle était dotée d'une vue perçante alors même qu'il se trouvait tout à fait incapable de placer des yeux sur ce spectre, un être vivant ou du moins mouvant, flottait derrière la fenêtre. Un frisson d'épouvante mais aussi d'excitation et de curiosité intense poussa Angel à saisir la poignée grinçante du portail et à tenter sa chance. Mais non, c'était verrouillé. Devenait-il fou ? Pourquoi n'avait-il pas déjà pris ses jambes à son cou ? Il s'empressa d'exécuter cet ordre envoyé par la raison.

Angel courut à perdre haleine, s'éloignant le plus rapidement possible de l'antique et effrayant quartier, les yeux fermés pour ne plus voir, imprimé sur sa rétine, le résidu évanescent de l'Apparition. Il parvint enfin à un terrain vague. Une clôture de bois l'entourait mais un trou entre deux planches lui permit de passer au-delà. Il se dirigea vers les éclats de voix qui s'élevaient à l'autre bout de la vaste étendue de mauvaises herbes et de cailloux mêlés dont il eut, à la grande contrariété, des difficultés à se dépêtrer. Il était déjà en retard au rendez-vous. Il avait passé trop de temps à observer les manoirs et il était bien plus de vingt heures. Le soleil lui-même menaçait de se coucher et de le plonger dans l'obscurité s'il ne se pressait pas.

Ayant parcouru toute la largeur du terrain, il se trouva face à une nouvelle clôture, faite de plaques de tôle cette fois. Il n'eut heureusement pas de mal à l'escalader, elle n'était pas haute. Tout en s'appliquant à passer une jambe par-dessus sans se blesser ni causer de dégâts, il s'inquiéta : il entendait toujours les voix mais il lui semblait que le hangar n'aurait pas dû se trouver si loin. Il arrivait aux limites de la ville, autant dire aux limites du monde, et ne l'avait toujours pas en vue. Que fabriquait Yoann dans un endroit pareil ?

À trop penser, il ne prit pas garde à la grosse pierre pointue sur laquelle il posa le pied, trébucha et s'écroula, s'éraflant le genou avant de dévaler une pente interminable. Sa roulade s'arrêta au bas de la descente. Il se redressa avec peine, le corps endolori, les cheveux et les vêtements pleins de terre. Angel comprit alors que sa destination se situait un plan au-dessous du reste de la ville, du côté des anciennes industries. Et l'entrepôt qui le dominait de toute sa hauteur, droit devant lui, n'était autre que le Hangar 666, comme l'attestait un graff peint soigneusement à l'aide de bombes de peinture rouge et orange.

Deux jeunes, adossés au hangar, plaisantaient entre amis. À la vue d'Angel, ils levèrent la tête, surpris, avant d'afficher un air plus agressif.

- T'es qui, toi ? lança le plus grand. Qu'est-ce que tu fous là ?

Le garçon les détailla rapidement. Ils étaient vêtus exactement de la même façon : une veste en cuir, un jean, des bottes de motard et, jeté autour du cou, un foulard rouge écarlate. Un homme un peu plus âgé suivi de deux plus jeunes sortirent du hangar, l'air peu commode, venant voir ce qui se passait, eux aussi habillés comme les deux premiers.

« Oh non, pas ça... Ne me dites pas que je suis tombé sur un gang... »

Sans s'y être jamais frotté personnellement, Angel craignait les tendances agressives de ces bandes désœuvrées dont les règlements de compte emplissaient régulièrement les colonnes du journal local.

- Heu... bafouilla-t-il.

Il n'eut pas le temps d'en dire plus.

- Angelo ? le coupa-t-on.

- Angel ! corrigea le garçon, soulagé de reconnaître un visage familier parmi les jeunes gens qui semblaient émerger de partout à la fois, de plus en plus nombreux.

Yoann était bien là et ne lui avait pas tendu de piège.

- Je suis étonné. Je ne pensais pas que tu viendrais.

- Tu le connais ? C'est qui ? se mirent à chuchoter entre eux ses camarades, intrigués.

- Enfin, tu es là, tant mieux, continua le jeune homme sans prêter attention aux questions qu'on lui adressait. Viens par-ici, je vais te montrer quelque chose.

Angel obéit sans se faire prier, peu désireux de passer plus de temps en compagnie des affreux jojos. Emboîtant le pas à son aîné, il pénétra à l'intérieur du 666, à la fois inquiet et conscient qu'il allait pouvoir assouvir sa curiosité et celle de ses amis qui ne connaissaient le lieu que par le biais des rumeurs. À condition qu'on le laisse repartir vivant. Personne n'avait jamais été en mesure de révéler le secret de ces murs. Tous les on dit qu'il avait pu entendre étaient faux. Aucun ne mentionnait ce qu'il s'apprêtait à découvrir.

Le vieil entrepôt était plongé dans l'obscurité. Yoann pressa un interrupteur. La lumière clignota et mit un moment à se stabiliser avant de révéler sous son plus brillant éclairage plusieurs rangées de merveilles qui se perdaient jusqu'à un point de fuite toujours plus éloigné. De l'extérieur, le hangar avait déjà parut conséquent à Angel, mais, en son cœur rehaussé de la beauté de tout ce luxe, il paraissait sans fond. Le garçon n'avait jamais vu tant de perles de ce genre réunies en un seul endroit. Il ne savait même pas que cela était possible. Des voitures de sport, de course, de parade, et l'équivalent en motos. Elles étaient tout cela à la fois pour ses regards qui glissaient sur les carrosseries étincelantes, comme entraînés dans une cascade, courant d'exaltation, gerbes d'exagération, charriant sur chacune un peu de la magie des précédentes.

- Joli garage, n'est-ce pas ? fit Yoann.

Son visage respirait la fierté et la joie, comme si cet étalage suffisait à son épanouissement personnel.

- Où est-ce que vous les avez eues ?! voulut savoir Angel, fiévreux.

- La plupart ont été gagnées. Ne me demande pas d'où elles sortent précisément.

- Bon Dieu !

- Eh ouais ! Suis-moi. Ne t'attarde pas là-dessus. Est-ce que tu n'es pas venu pour que je te raconte la fin de l'histoire de ma sœur ? Tu parleras un peu de la tienne en passant.

L'adolescent revint à la réalité. Un énième pieu s'enfonça dans son cœur, celui de voir se profiler, déjà, la fin de l'aventure. « De toute manière, je ne devrais pas être là. Les manigances de ce gang ne me regardent pas. Je ne vais pas me créer d'ennuis, simplement discuter avant de repartir. Ce sera rapide, ma vie ne peut changer pour si peu. »

Comme Angel énumérait les marques à chaque véhicule dépassé, suivant toujours Yoann, ce dernier remarqua avec un sourire :

- Tu as l'air de t'y connaître.

- Oui, un peu. J'ai eu un pote qui, près avoir vu un film sur le sujet, est entré dans une période belles bagnoles et gros moteurs. Il disait que c'était sa vision de la liberté, aller très loin et très vite. Finalement, peut-être qu'il avait juste vu une publicité à la télévision. C'était devenu une obsession. Alors, évidemment, je n'y ai pas échappé.

- Cause toujours. Ça prouve seulement que tu sais lire ! Et cette bécane-là ?

Yoann s'était arrêté devant une moto dont aucune inscription ne trahissait le cachet. Angel aurait pu jurer que le T-shirt du jeune homme s'était mis à palpiter sous l'envolée soudaine de ses battement cœur. Lui-même ne tarda pas à être pris par l'excitation :

- Une bécane ?! C'est une blague ! Elle vaut beaucoup mieux que ça. On dirait un mélange de plusieurs autres. Elle me fait penser à une Kawasaki. À moins que ça ne soit plutôt une italienne ?

- Effectivement, elle en a reçu plusieurs pièces, confirma Yoann. En fait, c'est ce qu'on appelle une streetfighter, une moto qu'on a modifiée pour la rendre plus agressive.

- Et à l'origine ?

- Pratiquement rien de ce dont elle est composée n'est d'origine. On l'a remise en état après l'accident.

- L'accident ?

- La nuit où Cathy s'est tuée, elle roulait là-dessus. C'est un des seuls souvenirs qui restent d'elle.

La fièvre qui s'était élevée quelques instants retomba brusquement. Angel comprit que l'heure était venue de montrer à Yoann qu'il l'écoutait, solennellement :

- Ça semble pourtant être une histoire plus compliquée qu'un simple accident, d'après ce que tu as dit l'autre fois, engagea-t-il la conversation, d'une voix basse qui tranchait avec la gaieté de leur précédent bavardage.

- Oui et non...

Le jeune homme poussa un soupir, réalisant qu'il n'avait pas bien réfléchi à la manière de présenter les choses. Il peinait, laisser traîner son histoire au gré de ses souvenirs que souvent un effort de rationalisation avait dû disséquer, les écorchant et n'exposant les émotions que plus douloureusement.

- Sur le fond, il ne s'est rien passé de plus que ce qui devait finir par arriver. Mais sur la forme, ça a pris des proportions énormes. De telles misères, tu en entends tous les jours aux informations. Ça ne t'atteint pas. Tu es loin de tout ça, tu vois les choses avec du recul. Mais en coulisse, pour les familles des victimes, tout est différent. Le drame entraîne des larmes et des complications. La tristesse, la colère, soulèvent parfois la vengeance. Et personne ne se met à leur place pour comprendre. Ici, on se remet sans cesse en question. Ce que nous sommes, ce que nous faisons, ce dont nous rêvons.

Angel se taisait. Il ne savait que penser de tout cela. Il lui semblait que les informations lui parvenaient dans le désordre. Que Yoann exorcisait ses vieux démons en prononçant des phrases dont il ne pouvait saisir le sens profond. Il ne lui restait plus qu'à écouter jusqu'au bout, sans poser de questions, avant de quitter les lieux. A présent, il se sentait mal dans cet endroit. La première surprise passée, des ondes négatives s'étaient dégagées de toutes parts et le submergeaient tandis que ses propres vibrations intérieures, toujours plus sombres, bouillonnaient désireuses de rejoindre leurs sœurs du dehors, comme aimantées, et se heurtaient à la barrière de son corps. Allait-il imploser ou serait-il transpercé ? Pour le moment, il s'en sortait seulement paralysé. C'est alors qu'une pensée résonna, s'emparant de lui et balayant toutes les autres qui étaient beaucoup trop confuses pour être clairement entendues : « Bon sang, qu'est-ce que je délire, moi ? Je suis en face d'un gars capable de comprendre mon malheur et qui a très certainement des tas de choses intéressantes à me raconter et au lieu de lui prêter plus d'attention je plane à vingt mille ! » Mais le malaise ne le quittait pas.

- Ça ne va pas Angelo ? Tu es tout pâle.

- Angel. Non, tout est ok, mentit-il.

- Si tu le dis. Pour tout t'avouer, je n'aime pas ressasser. Je préfère aller de l'avant, être joyeux dans les pires moments, me projeter dans l'avenir en faisant face aux difficultés de la vie une par une.

Yoann devait sentir qu'il avait perdu son attention et amorçait une pauvre conclusion. Angel, agacé de ses propres réactions, s'empressa de dire, fronçant les sourcils :

- Mais Cathy, enfin sa...

- Sa mort, oui.

- Ce n'est pas juste un mauvais souvenir. Donc tes tentatives pour oublier sont vaines.

Yoann l'observa, l'air d'abord un peu surpris, puis se détendit :

- Ouais, tu piges vite. Quand ça s'est produit, j'étais dans une véritable euphorie. Et la seconde d'après, tout a volé en éclats.

- Pour moi aussi, ça s'est plus ou moins passé de cette façon.

Mais le jeune homme ne répondit pas. Angel se demanda s'il devait ou non l'encourager et l'interrogea finalement :

- Quelles étaient les circonstances ?

- Petit, quelle est ta raison de vivre ?

- Angel. Qu'est-ce que c'est que cette question ?

- Nous sommes trop faibles, incapables de vivre simplement, de vivre pour vivre. Nous avons besoin d'un objectif, quelque chose à quoi nous raccrocher, un rêve à poursuivre. J'ai fondé ce gang pour m'évader hors d'un monde qui ne m'apportait plus rien. Toutes les personnes ici en sont conscientes. Elles considèrent le gang comme un pilier qui les soutient et dont elles font elles-mêmes partie. La perte d'un seul élément de l'édifice a causé un dangereux déséquilibre. Beaucoup sont partis comme autant de pierres qui dégringolent, jusqu'à ce que la tour soit réduite à son minimum, à sa structure principale qui se disloque avec le temps. Mais c'est un édifice creux, les derniers qui restent ne pensent qu'à eux-mêmes, ils n'ont plus d'espoir pour le groupe. Ils continuent de profiter de lui en espérant devenir un jour pilotes professionnels, mécanos ou employés dans l'industrie automobile. Ou plutôt, ils se donnent l'illusion de vivre dans ce monde de compétition et de gloire en affrontant d'autres bandes dans des courses illégales à travers la ville, l'autoroute, les chemins de campagne, toutes les pistes qu'on trouve. Les battles se font par équipe de deux. On défini le point de départ et l'arrivée, l'itinéraire est libre. Le but du jeu est simple : passer l'arrivée en premier.

En parlant, Yoann s'était appuyé sur le capot d'une voiture, les mains dans les poches. Il scrutait un point droit devant lui, le regard fixé sur l'horizon d'une route qu'il était seul à percevoir. Angel se dit qu'il serait peut-être lui aussi capable de l'imaginer s'il en savait un peu plus :

- Et les règles ?

- Il n'y en a pas. C'est à toi de prouver ta valeur. Est-ce que pour gagner tu es prêt à tricher, à jouer des coups-fourrés à ton adversaire, à corrompre les juges ? Ta stratégie sera-t-elle l'attaque ou la défense ? Le classement du second de l'équipe n'a aucune importance. Il est là pour aider le biker principal. Il conseille, tend des pièges ou déjoue ceux de l'ennemi, il doit trouver les meilleurs solutions quand un problème technique se présente. Le soir du drame, Cathy était seconde. Nous nous mesurions au chef des Howling Pirates, un gang assez reconnu, plutôt respectable d'ailleurs. Ce fut une course admirable comme on en connaît rarement dans sa vie. Le score de nos deux bandes étaient à égalité. Hum... non, ils avaient une légère avance de vingt points.

- Il y a un score ?

Yoann sursauta, interrompu dans son élan. Il cligna des yeux, perdant de vu son horizon, et se tourna vers Angel qui commençait à penser que le règlement était plus étoffé qu'on voulait lui faire croire.

- Ah oui, j'ai oublié de t'expliquer. Les matchs se font en quelque sorte en plusieurs manches. Plusieurs équipes s'affrontent. Une victoire vaut dix points, excepté pour l'équipe du capitaine à qui on accorde trente points.

- Le capitaine de quoi ?

Le jeune homme se gratta le menton. Il n'était décidément pas facile d'être clair.

- Le capitaine, c'est-à-dire le chef de gang, mais c'est un titre dans lequel j'ai du mal à me reconnaître.

Cette fois, Angel saisissait mieux les enjeux de la course.

- Donc, si tu arrivais à passer l'arrivée en premier, ton gang prenait l'avantage sur l'adversaire. Vous avez gagné finalement ?

- Crois-tu que j'ai gagné quoi que ce soit ce soir-là ? Quand nous sommes parvenus à la dernière ligne droite, dans l'entrée étroite d'un tunnel, tout a basculé. J'étais en tête, c'était gagné. Mes deux adversaires et Cathy roulaient de front, ils prenaient toute la largueur de la route. Une voiture est arrivée en face. Cathy la première a vu le véhicule. Elle a freiné brusquement tout en se déportant sur le côté. Les deux autres se sont décalés de justesse et la voiture est passée sans dommage. Ma sœur, pendant ce temps, s'est littéralement explosée dans le mur droit du tunnel. Au moment même où elle avait manœuvré, elle savait déjà qu'elle n'allait pas pouvoir l'éviter mais c'était le seul moyen de limiter le nombre de blessés et de ne pas impliquer dans un accident des gens qui n'avaient pas demandé à participer à nos folies. N'importe qui à sa place aurait compté sur un miracle jusqu'à ce qu'il soit trop tard. J'avais franchi le tunnel de la gloire, je suis rentré dans les larmes, non pas acclamé mais accusé : puisque je suis le fondateur de 666, puis c'est moi qui avait décidé de l'itinéraire de la course, j'étais coupable d'avoir entraîné Cathy et tous les autres dans cette tragédie.

Le jeune homme fit une pause qu'Angel trouva également bienvenue, lui-même sous le choc du récit. Puis la conclusion tomba :

- Pour autant, je continuerai jusqu'à ce que ce ne soit plus possible. Parce que je ne sais rien faire d'autre. Et parce que je me sens responsable. Tant que je peux conserver une bonne réputation, même après ce qui est arrivé à Cathy, je peux avoir une influence sur les autres gangs , je crois que je peux les empêcher de causer trop de problèmes. Tu penses que c'est une illusion de plus ? Que je me laisse seulement ronger par la mort de ma sœur, que c'est le mirage de son accident que je m'imagine faire éviter à d'autres ?

Angel ne savait que répondre à toutes ces questions soudaines. Yoann seul avait les réponses.

- En tout cas, tu n'as pas l'air très sûr de toi, hasarda le garçon, attristé pour son aîné.

Celui-ci exposa le fond de sa pensée :

- Depuis peu, il y a les Black Heaven... Ils sont violents, arrogants, irrespectueux et déloyaux et ils cherchent à imposer leur loi. On n'est plus assez fort pour les faire taire. Ça veut dire qu'on n'en a plus pour très longtemps. Bientôt, ce que ces délinquants pourront bien faire ne nous regardera plus. Ce que nous deviendrons n'aura plus d'importance.

Il y avait quelque chose qu'Angel avait du mal à suivre. Il regarda les voitures clinquantes autour de lui. Pourquoi les 666 se seraient-ils affaiblis ?

- Qu'est-ce qu'on attend pour leur défoncer la gueule avant que la situation n'empire ?

C'était sorti tout seul. Pourquoi cette phrase si téméraire ? Et pourquoi s'inclure lui-même à travers ce on ? Au fur et à mesure qu'il avait écouté Yoann, quelque chose l'avait apaisé. Il pouvait voir en son aîné un jeune homme intelligent et honnête qui ne faisait rien de plus que chercher sa voie mais, totalement égaré, paraissait à peine survivre à la surface, flottant sur un radeau ballotté par des courants ne lui permettraient jamais d'atteindre une île. Yoann souffla tout le bel enthousiasme du garçon dans un éclat de rire qui le fit sursauter :

- T'es un drôle de type quand même. Tu me plais. Et c'est pour cette raison que je ne t'engagerai pas. Il est hors de question que tu deviennes un misérable vaurien à cause de la similitude d'un drame dans nos vies.

« C'est vrai, je deviens fou, » se répéta Angel.

L'adolescent glissa sa main dans sa poche. Ses doigts effleurèrent la clé qui s'y trouvait toujours. « Qu'est-ce que j'ai vu ce jour-là ? » Le contact du métal le glaçait tout entier, lui rappelant la sensation de vide et d'abandon qu'il avait ressentie devant le cadavre.

- Je ne peux pas rester ? Insista-t-il.

- Tu peux revenir quand tu veux, bien que je te le déconseille. En revanche, on ne recrute pas des gringalets dans ton genre. En fait, on ne recrute plus personne.

- Alors 666 va bel et bien disparaître, à terme, même si tu restes jusqu'à la fin.

- En réalité, il n'apporte rien d'autre à ses membres que la destruction.

- Cathy aussi voyait les choses comme ça ? Toute sa vie n'a rimé à rien ?

Une pointe d'irritation perça dans la voix de Yoann :

- Qu'est-ce que tu veux que j'y fasse ? La vie, ce n'est pas jouer les caïds en défiant d'autres gangs, se mettre en danger inutilement ni penser que ça durera toujours.

- Ça, tu l'as déjà dit. Tu n'as pas fondé ce gang pour ça mais pour t'appuyer sur des gens qui pensent de la même façon que toi et à qui la bande permet une évasion. En quoi t'es-tu senti plus libre, au début ? C'est ce que je veux savoir.

- Ce n'est pas si loin de ce qui me fait maintenant détester cette existence. L'adrénaline de l'illégal, la force et le courage du combat, la folie de la vitesse grisante. C'est un rêve dont j'émerge enfin.

- Je suis sûr que tu es encore fatigué. Prolonge-le un peu. Histoire de finir en beauté, seulement pour calmer les ardeurs des Black Heaven.

Yoann soupira une nouvelle fois, les bras croisés, proche de l'exaspération, mais le garçon remarqua qu'il avait en soufflant fermé ses paupières.

- Je peux savoir ce que tu cherches ? À quoi ça t'avance, toi, de me pousser à relever un dernier défi ?

- Ça ne m'avance à rien personnellement. Mais je pense à Cathy et à Mika et je me dis que, pour elles, tu ne peux pas tout lâcher de cette manière. Ma jumelle a tant rêvé sans jamais pouvoir réaliser ses souhaits.

- Qu'est-ce que tu veux dire ?

- Ses jambes étaient paralysées. Elle ne sortait pratiquement jamais.

- Alors elle rêvait ?

- Alors elle rêvait.

Angel sut qu'il l'avait vaincu.

- Ok, d'accord, si tu le prends comme ça, on va le faire, accepta le jeune homme, plus affecté par sa conversation avec Angel qu'il voulait bien le laisser paraître. Mais que ce soit clair, ce n'est ni pour toi, ni pour moi, ni pour le gang ou qui que ce soit d'autre. Uniquement en la mémoire de Mik' et Cat'.

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