I - Le deuil ne dure pas un jour (partie 1)
« Ce drame ne serait jamais arrivé si je ne l'avais pas laissée seule. Cette horreur, c'est ma faute. »
Voilà ce que se disait Angel depuis la tragédie. À chaque minute de sa vie, une petite voix résonnait dans sa tête, lui rappelant sa responsabilité dans ce drame, lui interdisant d'oublier et de faire son deuil. Alors il se souvenait.
***
Angel avance courbé sous le parapluie de Julien, serré comme une sardine entre ses cinq amis. Ces garçons-là, c'est la bande bien connue du quartier. Ils ont fait leurs premiers pas ensemble au bas de leur immeuble et ne se quittent pratiquement jamais. En ce début de soirée, ils reviennent trempés du terrain de foot. Trempés de sueur et détrempés par la pluie. Car ils ont voulu préserver leur amour propre aux premières gouttes et ne se sont réfugiés sous le parapluie que lorsque l'averse, devenue trop violente, leur avait déjà offert une douche. Après lui avoir dit et répété, à Julien, qu'un parapluie était inutile, qu'il paraîtrait ridicule à le traîner toute la journée, il est difficile de reconnaître son tort. Mieux vaut se laisser mouiller plutôt que de capituler. Enfin, jusqu'à un certain point. C'est ainsi qu'ils se sont retrouvés entassés les uns sur les autres sous la toile de l'objet. Mais après tout, ça n'a pas d'importance, la bonne humeur est là. Les averses sont fréquentes en cette saison et soulignent l'approche de l'été. Les éclaircies estompent vite les nuages de pluie et en cette fin de journée le soleil brille encore assez haut dans le ciel.
Ils sont déjà en retard pour le dîner. Tant pis s'ils se font morigéner par leurs parents, il fallait profiter jusqu'au bout. Angel sait qu'il ne se fera pas gronder : ses parents se sont absentés et il ne reste plus que sa sœur jumelle à la maison. Il avait promis de s'occuper d'elle... en croisant les doigts dans le dos. C'était vraiment égoïste de sa part et, maintenant, il se sent un peu coupable.
Les six jeunes gens parviennent à la porte de leur résidence et se séparent après avoir traîné quelques minutes près des boîtes aux lettres sous prétexte de récupérer le courrier. Angel est le premier à se détacher du groupe. Il grimpe quatre à quatre les marches du vieil escalier carrelé de blanc tirant sur le gris et fêlé en de nombreux endroits. Au fur et à mesure que la distance diminue entre lui et son appartement, l'éclairage se fait plus lugubre. Peut-être n'est-ce qu'une impression due à la transition avec la lumière du dehors ou aux néons anciens mais Angel ne peut s'empêcher de frissonner tout en sortant sa clé de sa poche et en l'introduisant dans la serrure. Deux tours vers la droite. La porte s'ouvre.
- Mika ? C'est moi, je suis rentré !
Pas de réponse. Elle est sûrement fâchée d'avoir été abandonnée et est partie bouder dans un coin. Elle lui pardonnera vite.
- Mika ? appelle Angel un peu plus fort.
Le trois-pièces reste silencieux. Une tension qu'il ne s'explique pas s'empare du garçon tandis qu'une étrange odeur vient piquer ses narines. Une odeur assimilée au goût qui se répand dans sa bouche quand il se mord la langue ou suce le bout d'un doigt coupé sur le bord d'une feuille de papier. S'ajoute dans son esprit l'idée d'un liquide accompagné d'une couleur rouge vive. Des hurlements de films d'horreur sifflent à ses oreilles. Tous ses sens sont en alerte.
L'adolescent s'avance dans le couloir. Il se dirige vers la chambre qu'il partage depuis toujours avec sa sœur. La porte est grande ouverte. Un spectacle terrifiant d'une incroyable violence s'étale devant lui. Une jeune fille – sa sœur – gît sur la moquette qui s'imprègne de son sang. Il semble qu'elle se soit ouvert la crâne. Mais de quelle façon ? Tout est parfaitement en ordre dans la pièce, jusqu'au fauteuil roulant qui se tient droit sur ses roues près du corps étendu de sa propriétaire.
Oh, mais pourquoi Angel pense-t-il à ça ? Sa sœur est à l'agonie et il veut en connaître la cause plutôt que de la secourir ! Le premier choc passé, il se précipite vers elle pour la relever. Elle est gelée et raide, ses yeux, fenêtres de l'âme, sont voilés, comme si cette dernière s'était envolée. Maintenant, Angel sait. Cependant, il ne veut pas comprendre. Il la prend dans ses bras. Ses vêtements s'imbibent de l'hémoglobine. C'est bien le cadet de ses soucis. Il la secoue, hurle son nom. Comme il fallait s'y attendre, aucune réponse ne vient aux supplications. La vue du garçon se brouille de larmes de terreur, de culpabilité et d'une tristesse infinie. Tout devient flou.
Il est trop tard.
***
Angel se réveilla en sursaut. Ses cheveux et son pyjama lui collaient à la peau, comme passés sous une averse de printemps. Il était en sueur. Il venait encore de faire ce rêve affreux. Ce rêve... Si seulement il ne s'était agi que d'un cauchemar !
Le garçon repoussa ses couvertures puis écarta les rideaux de la fenêtre pour constater qu'il faisait jour. Le réveil confirma : « 7h00 ». Encore une merveilleuse journée en perspective ! Angel s'habilla rapidement et jeta un coup d'œil à son reflet dans le miroir. Sweat, jean et baskets, une tenue passe-partout qui se permettait un petit extra : un piercing du côté droit de sa lèvre inférieure. Une mèche de cheveux blonds en bataille tombait sur son œil gauche. L'autre, bleu ciel, était souligné d'un cerne violet, si ce n'était noir, qui lui donnait l'air d'un mort-vivant.
Il se rendit à la cuisine où il se passa un filet d'eau sur le visage pour effacer les traces de larmes de la nuit. Il se servit un verre de jus d'orange qu'il but immédiatement, puis se hissa sur la pointe des pieds pour atteindre avec peine le paquet de pain de mie rangé au sommet d'un placard : Angel était de taille moyenne, plutôt petit. Il beurra une tranche de pain, attrapa ensuite son sac et fila en vitesse. Il mangerait la tartine sur le chemin de l'école. Il ne devait pas s'attarder ici, ces lieux lui faisaient trop mal.
Moins de dix minutes plus tard, parvenu au collège, il s'appuya contre un mur et attendit que se poursuive son cauchemar. Il aperçut du coin de l'œil Mathieux qui se dirigeait vers lui à grands pas. Calvaire, le retour. Mat' faisait partie de sa bande de grands copains. Cependant, pouvait-il encore les considérer ainsi ? Ce matin, il avait été plutôt soulagé de n'avoir croisé aucun d'eux, chose rare. Il s'en voulait de souhaiter les éviter au maximum.
- On voudrait savoir si tu viendrais au ciné avec nous, samedi, fit Mathieux.
- Quel film ?
- Crematory.
Mais il leur en voulait davantage encore. Quand ils avaient appris la mort de Mika, Angel s'était trouvé au centre du groupe et de toutes les attentions. Angel ou plutôt sa sœur. Les questions s'étaient enchaînées. C'était plus un moyen d'obtenir des détails morbides que de le consoler. Il l'avait vite compris. Quoi ? Quand ? Comment ? Ses amis voulaient être au courant de tout. Or, au-delà de la scène de la découverte du corps, le garçon n'en savait pas plus qu'eux. Ça lui semblait irréel, impossible. On avait conclu à un accident. Il n'y avait aucun indice, pas la moindre trace désignant la cause du décès. La jeune fille s'était ouvert la tête. On ne savait même pas sur quoi. Angel doutait. Il ne lui restait que cette vision d'horreur qui le rattrapait chaque nuit. Au début, la bande ne cessait de sortir la même tirade :
- Oh putain ! C'est terrible ! À ta place, je serai effondré. Les sœurs, on les supporte pas toujours, mais, quand elles sont plus là, on est foutus ! Si tu as besoin de quelqu'un, tu peux compter sur moi en toutes circonstances. Tu peux tout me dire.
Avant de conclure :
- Tu veux en parler ?
Non ! Non, il ne voulait pas en parler. Ça ne faisait que raviver sa douleur un peu calmée. Ils n'y comprenaient rien. Mika, c'était plus que sa sœur. C'était un autre monde. Dès qu'il les laissait pour passer la porte de son appartement, il était accueilli par une fée toujours dans l'extrême démesure de l'imaginaire. Elle habitait un rêve dans lequel elle permettait à son frère d'entrer. Chaque jour, après les cours, il s'évadait loin de ses soucis grâce à elle. L'après-midi du drame, il l'avait égoïstement abandonnée à quelque songe perdu car il mourait d'envie de tester le nouveau terrain de football récemment ouvert pour compenser les déficiences de l'ancien. Maintenant, il se demandait si ça en avait vraiment valu la peine ? Non, bien sûr. Il ne pouvait pas savoir ce qui allait arriver mais ça ne changeait rien au fait que sa jumelle avait besoin d'assistance. Si elle était si différente de toutes les personnes du quartier, c'était parce qu'elle ne les fréquentait guère et avait dû construire son propre univers de toutes pièces. Mika n'avait pas fait ses premiers pas au bas de l'immeuble avec les autres pour la raison qu'elle était incapable de marcher, ses jambes étant paralysées depuis sa naissance. Des deux jumeaux, elle était la plus fragile. À cause de sa faible constitution, on la voyait rarement en dehors de la famille. Les amis d'Angel connaissaient son existence mais elle n'était pour eux rien de plus qu'une ombre invisible, sans texture, sans matière ni substance, inutile. Du moins jusqu'à sa mort qui présentait un intérêt particulier pour une bande de voyeurs assoiffés de jeux vidéos sanglants.
- Non merci, je n'ai pas très envie d'aller voir un film en ce moment.
- Oh, tant pis. Une autre fois peut-être.
- Ouais, c'est ça.
Et Julien s'éloigna. Angel souffrait en silence. Il allait perdre tous ses amis si les choses continuaient ainsi. Un garçon en dépression n'a rien d'amusant. Il devait s'en remettre vite ou bien aller voir ailleurs. Personne ne savait comment le soutenir mais on n'acceptait pas non plus de lui laisser le temps de faire son deuil seul, dans son cœur. La bande lui proposait une toile. S'il avait refusé, c'était parce qu'il avait la sensation qu'on se moquait de lui. Après ce qu'il venait de vivre, il n'y avait rien de pire au cinéma que ce film d'horreur des plus macabres.
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