Flottement : dans les cauchemars de Mephisto

Marionnette à l'épaule, Mephisto se rendit dans un vieux rêve dont la beauté et l'émerveillement tombait peu à peu dans celle de la fatalité mortuaire. C'était à l'origine la plus joyeuse des dimensions. L'herbe était verte, le ciel était bleu, les nuages blancs, les toits rouges et les chemins jaunes, comme dans un dessin d'enfant. On arrivait d'abord sur le plateau d'une montagne, à moins que ce ne soit le haut d'une falaise ou encore une île flottante. Cela changeait sans cesse. Le panorama était jadis sublime : on surplombait, survolait presque, une forêt s'étendant à perte de vue. Objectivement, rien n'avait changé. Pourtant, Mephisto sentait une dégradation ; il manquait aux couleurs les qualificatifs chatoyants et pétillants d'antan. Le paysage n'était et n'avait jamais été que le fruit de son imagination, mais cette dernière, auparavant si fabuleuse et mirobolante, perdait ses charmes et envoûtements.

Une écurie se trouvait à une centaine de mètres. C'était avec elle qu'il avait un beau soir découvert qu'un Mal inconnu était en train de le ronger peu à peu comme des bras puissants enserrant son torse, l'empêchant de respirer tout en enfonçant leurs ongles sous sa peau dans le but de lui arracher les poumons. Cette nuit qui s'annonçait paisible, il avait passé les portes de son écurie et tout avait semblé habituel en dehors d'une nouvelle porte apparue dans le mur du fond. Troublé, il était allé voir au-delà et avait découvert des stalles supplémentaires où vivaient de petits chevaux à l'air triste et malade. Gagné par l'inquiétude, il avait franchi une dernière porte. Tout au bout de cette troisième partie de l'écurie, une fosse. Il s'était avancé. Ses pas avaient claqué sur le sol pavé, humide d'une lumière tamisée. Au fond de la fosse mourraient des bêtes qui n'avaient plus l'air que de squelettes vivants se roulant dans la paille souillée de leur désespoir. Mephisto avait eu un violent vertige et avait manqué de tomber dans le trou. Heureusement, il s'était éveillé de justesse et avait mis une bonne demi-heure à se calmer. Ils étaient là au fond du gouffre et il n'allait pas tarder à les rejoindre.

Il avait préféré détruire lui-même ses autres rêves qui menaçaient de sombrer. Celui-ci était l'unique ruine qu'il avait conservée, la première infection qui n'avait pas tardé à se répandre comme une épidémie de peste, incolore, indifférente à ses crimes et à sa destinée. S'il y avait un moyen d'éradiquer la malédiction, il fallait le mettre en œuvre dans la dimension même de la naissance du Mal. C'est ainsi que le marionnettiste passa devant l'écurie sans un regard pour elle et se dirigea au-delà. Dans ce premier lieu, les dernières étincelles de vie s'étaient consumées depuis longtemps comme une étoile qui s'éteint et finit par former un trou noir. Il n'y avait plus rien à sauver. L'anti-vie germait généralement dans les endroits fermés : l'emprisonnement était dans sa nature.

Mephisto parvint à un pont suspendu qui reliait la falaise à une autre. Un second lieu fermé se trouvait de l'autre côté du pont. Il s'y engagea. La traversée lui parut durer un temps infini. Les minutes existaient-elles seulement dans cette dimension proche du zéro ? En dessous, les reflets bleus, rouges et jaunes des feuillages de la forêt n'étaient qu'une illusion qui cachait une surface vierge, une surface rejetant toutes les idées des artistes, une page blanche sans volume, sans désir, qui rend malade le peintre ou l'écrivain. Un vent agresseur se leva, faisant tanguer le pont, ralentissant davantage le jeune homme qui se cramponna à la rambarde et attendit que la rafale passe. Il n'en fut rien et il poursuivit son avancée dans le froid mordant.

Une fois de l'autre côté, il sentit de petits cailloux pointus s'enfoncer dans ses talons au travers de ses semelles. Il souleva le pied et en décolla un de sa chaussure : il s'agissait d'un minuscule diamant. D'autres étaient disséminés çà et là dans la terre. Mephisto reporta son attention sur une grotte dans laquelle il entra avec détermination . Plus il s'enfonçait dans les entrailles du rêve, plus le nombre de pierres précieuses augmentait. À mi-parcours, il marchait sur dix bons centimètres d'émeraudes et de topazes tassés comme neige en hiver. Puis il passa une rivière de saphirs. Des cristaux bleus électriques s'élançaient des parois. Conçus pour surprendre gentiment, ils semblaient désormais être des tridents brandis en signe d'avertissement. Suivirent d'impressionnantes sculptures constituées de milliers des petits minéraux. Mephisto soupira. Il ne reconnaissait pas son talent de joaillier en ces créations, ou plutôt ces dégénérations, intimidantes représentations de bêtes maléfiques. Les couleurs s'assombrissaient à mesure que la luminosité s'amenuisait. Améthyste, rubis, enfin onyx et alexandrite trompeuse.

La grotte s'acheva par un cul-de-sac. Le marionnettiste appelait jadis ce fond reculé sa cachette secrète, un endroit coupé du reste de l'univers, qui l'apaisait. Cependant, toutes les impuretés de son âme qu'il était venu y abandonner avaient pullulé dans leur nouvel environnement. L'atmosphère lugubre lui coupa la respiration. Le point de lumière marquant encore l'extérieur disparut. C'était comme se noyer dans un puits asséché, asphyxié par le vertige de sa profondeur. Le noir complet se fit.

Un éclair. Sur les murs de pierre brune, trop carrés et dépouillés pour appartenir à une cavité naturelle, des mots sanglants s'étendaient, se répétaient, se hurlaient à l'infini : Suicide, Alliénation... Des mots dont la simple lecture buvait les forces du moindre vœu de résistance.

- Qu'est-ce qui me terrifie à ce point ?

Il comprenait à présent d'où les entités maléfiques puisaient leur force, sur quels débris elles édifiaient leur invincibilité. Mephisto n'avait jamais trouvé l'univers effrayant. Enfin, pas exactement. En fait, il était plus exact de dire que son univers n'était pas angoissant. Il ne connaissait rien qui le fasse trembler. Cela ne signifiait qu'une chose : sa peur résidait en l'inconnu. Depuis toujours, il l'avait fuie : la société.

Dès l'instant où il put mettre un mot sur ce qu'il redoutait, le marionnettiste se sentit mieux. Toutefois, il n'était pas tiré d'affaire : des ondulations foncées glissaient lentement vers lui. Les premiers serpents s'arrêtèrent à trois mètres, se rassemblèrent, se liquéfièrent en une flaque de nuit qui s'abattit soudainement. Le reste d'une silhouette géante se projeta sur le mur. Là où aurait dû prendre pied un être effrayant, au-dessus de la mare d'ombre, ne demeura qu'une absence ou tout au plus un invisible. Cela ne dérangea pas Mephisto. Il pouvait reconstituer les mouvements de la créature en observant les formes noires agitées sur le mur. Celles-ci prenaient de l'ampleur. L'adversaire était coriace, le combat s'annonçait sans merci.



***



 - Vous êtes sa marionnette, elle est votre possession.

Laissé libre par son maître, le pantin envoya ses fils contre l'ennemi. Saisir une matière informe n'était pas chose compliquée pour le terrible marionnettiste au puissant esprit débridé. Néanmoins, les ficelles ne purent s'enrouler autour de quoi que ce soit.

- Imbriqués l'un dans l'autre, ils ignorent leurs envies...

Ce n'était pas étonnant, le match était trop inégal. Son esprit était envahi, encerclé, assiégé par une hydre de démesure, d'infamie et d'opprobre. Dans la puissance du monstre, il entrevit le point faible : cette multitude de têtes donnait naissance à des flopées d'idées embrouillées, forcées de cohabiter.

- Noyés de rêves mensongers étouffés par pression.

La créature portait les espoirs de la société – la richesse, le pouvoir – tout autant qu'elle les rendait, pire que pitoyables, irréalisables.

Soudain, une écorchure apparut sur la peau de Mephisto. Le picotement survint à retardement.

- Resserrant les mauvais liens quand échappe la vie...

Les proies du monstre avaient été mises devant un jeu qui, étant de hasard, nécessitait de tricher un peu, d'aspirer les mauvaises cartes de ceux qui n'avaient pu payer l'entrée du casino pour, de leurs deux, faire des as et constituer une réserve inutilisée.

- Les fils de quelques uns se brisent en cours de prestation.

Une ficelle de la marionnette se rompit quand l'ombre l'effleura, la paralysant du bras droit. Si la poupée n'avait pas de prise sur le monstre, ce n'étais pas réciproque. Mephisto serra les dents. L'entité qui contenait les angoisses de milliards de personnes se montrait sans surprise supérieure à lui.

- Quand les acrobates sur le fil du rasoir goûtent de la liberté une trop grande ration...

Pour mettre fin à cela, ne suffisait-il pas de supprimer les responsables de la douleur ? Les nerfs, l'âme...

- Les comédiens récitent leur texte au sens ravi.

L'hypocrisie savait aliéner les mots sauveurs ; Au fur et à mesure que le monstre gagnait du terrain, il sentait poindre en lui une colère trop longtemps refoulée. C'était comme lorsqu'on l'avait arraché à Cerisier.

- Vous l'avez édifiée à votre image, elle se fiche de vous.

Tous, tôt ou tard, devraient payer le prix des crimes de quelques uns, ce qui, peut-être, n'était pas immérité : les membres de la masse à leur place n'auraient sans doute pas agit différemment. S'il paraissait encore abusif de les punir de ce qu'ils n'avaient pas même eu l'opportunité de faire, du moins était-il recevable de leur infliger une peine pour ne pas s'être élevés contre la tyrannie.

- Belle enfant ingrate, je me sacrifie et tombe dans tes bras...

Un pas en arrière, une riposte vaine...

- Pour que nous restions ensemble jusqu'à ce que tu avoues...

Il ne lui restait plus qu'à accepter de ressentir ce à quoi il avait toujours échappé, accepter d'écouter des lamentations qu'il s'imaginait comprendre sans même tendre l'oreille. Il relâcha une seconde la tension de sa défense spirituelle. L'ombre se rapprocha de lui jusqu'à le toucher, l'envahir. Bientôt, elle fit partie intégrante de son être. Cela le répugnait mais il songeait qu'il pourrait de cette manière retenir cet amas de peurs en lui et les calmer comme il contrôlait ses propres émotions.

- À quel point tu étais laide que mon cœur s'en cabra !

Il eut soudain l'impression qu'une pluie de larmes acides se déversait dans son corps, le rongeant jusqu'à la moelle, lui faisant éprouver des malaises et des souffrances sur lesquels il n'était même pas en mesure de mettre un nom. Maudissant le Mal, l'étouffement s'intensifia, devint si fort qu'il aurait presque pu souhaiter disparaître pour ne plus avoir à subir cette asphyxie.

Brusquement, il s'aperçut de la terrible vérité. Son plan n'avait pas échoué. Il manipulait si bien l'ombre menaçante qu'elle s'était confondue avec la sienne propre. Plus il se démenait, plus il se blessait lui-même. La raison en était bien simple : son ennemi, depuis le début, n'était que lui seul. Étant par essence une non-vie, une non-création, l'horreur n'était rien qui puisse se développer indépendamment ; l'horreur n'était rien de plus que ce qui était déjà. Un orage meurtrier de sentiments contrariés s'était créé au fond de son cœur et remontait à la surface telles des bulles d'air s'échappant encore des narines d'un noyé. La quarantaine idiote qu'il s'était imposée n'avait pu lui permettre d'échapper à une contamination interne à lui seul. Les terreurs de la vie sociale avaient-elles finalement eu raison de lui ?

Alors qu'il s'affaissait, il demeurait près de lui le sourire figé dans la porcelaine. Mephisto tendit la main vers la marionnette. Avant d'être un objet, elle était une âme, une véritable amie. L'incarnation de ses démons intérieurs glissait sur elle, allait la tuer s'il ne faisait pas quelque chose. La poupée ne semblait ni résignée à mourir, ni déterminée à sauver sa vie. Elle restait la figure rose et blanche inexpressive, l'aura tranquille qu'il avait toujours connue, tandis que des flammes obscures noircissaient ses collants blancs.

« Rachel, pourquoi ne fais-tu rien pour m'aider ? »

Mephisto en aurait presque pleuré. Il était à présent très inquiet de cette indifférence qui ne reflétait nulle trahison mais, bien au contraire, une confiance à toute épreuve en leur duo.

« J'ai besoin de toi pour m'en sortir. Tu es conçue pour me protéger, c'est ce qu'a dit Enelos. »

Alors que la fin – fin du cauchemar, fin de tout – semblait proche, chaque affrontement remporté par leur petite équipe défilèrent devant ses yeux. À chaque fois, c'était en se servant d'elle qu'il avait mené ses attaques décisives, bien qu'il aurait pu se débrouiller seul. Il se repassa en mémoire tous les ordres qu'il lui avait donné, tous les caprices auxquels elle avait obéi, toutes les tortures des ficelles intransigeantes. Tout cela pour des opérations qu'il aurait pu effectuer sans elle. Réfléchir à ses fautes l'accabla davantage. Le pantin se tenait toujours prêt à répondre à ses exigences. Simplement parce que c'était sa mission, il semblait dire :

- N'hésite pas. Je n'ai pas peur d'offrir mon étincelle vitale à dévorer si cela peut te secourir. Reporte tous tes maux sur moi.

Il empoigna les ficelles. Et les arracha. Le petit corps précieux éclata en millions de morceaux et la lumière chaleureuse et rassurante de son résident déterré emplit tout l'espace dans un éblouissement de matin d'été. Qu'elle soit libérée. La panique de Mephisto n'avait plus d'importance. Sa honte prenait le dessus : il tombait sous ses propres coups, sous les projections de son imagination noire. Il allait s'éteindre sans jamais avoir commencé le vrai combat. À ce moment-là, il aurait bien fait en sorte de faire disparaître le nid de sangsues immatérielles, s'il n'avait pas été déjà trop tard. Il fallait que Rachel, au moins, soit sauve...

En fermant les yeux, il fut transporté au cœur d'une fusion entre la terre et le ciel. L'aveuglement, en ce lieu dépourvu d'horizon était paisible. Il reconnaissait cette couleur pure et généreuse qui l'avait tant de fois laissé rêveur : c'était celle des pétales de cerisier au printemps. Si le voyage de son évolution spirituelle devait ici prendre fin, dans l'enveloppe de ses sentiments les plus heureux, il pouvait se sentir béni. Il aurait certes préféré se payer le luxe de passer son éternité aux côtés de l'être aimé, au royaume des âmes, se blottir encore au creux de sa ramure ces après-midis entières où l'on respire la chaleur, où l'on a du temps à ne plus savoir qu'en faire tout au long des jours où le soleil, lève-tôt et couche-tard, ne dort plus. Ces jours qui n'ont lieu que dehors, ces jours de promenades champêtres et de piques-niques entre amis. Si Mephisto ne possédait pas camarades à inviter à un déjeuner sur l'herbe, il ne s'empêchait pas de profiter de la belle saison. Il lisait beaucoup en ce temps-là, à haute voix car il aimait résonner en cœur avec le chant des cigales, celui des oiseaux, sentir une partie de lui fendre l'air à l'exemple des hirondelles et de la brise qui amenait au bout d'une semaine l'averse bienfaisante, ou même, summum de la joie, un orage ! L'air rafraîchi n'embaumait que plus des senteurs des fleurs étourdies de leurs propres amours.

- Merry ?

La voix qui venait de retentir apporta la douceur et la déception que produit une mère revêtant fonction de réveil-matin. Cela le désarçonna. Il s'aperçut qu'il était en position allongée, se redressa et chercha des yeux la provenance de la voix, sourde comme un coup de vent et perçante comme le timbre d'une jeune personne. Ces caractéristiques contraires la rendait si impersonnelle qu'elles lui donnaient un aspect unique.

Le jeune homme se retourna vivement pour découvrir derrière lui un étrange personnage dont l'interminable chevelure jade flottait autour de lui. Il contemplait le marionnettiste avec un air bienveillant empli d'apaisement. Mephisto n'en crut pas son esprit :

- Je rêve ?! s'exclama-t-il.

- Oui, répondit simplement l'apparition.

Mephisto retint un sourire. Il se rapprocha et étendit le bras sans pour autant toucher celui qui se tenait devant lui, par peur qu'un revers de la main n'efface l'écorce du visage surnaturel, ne brise le rameau gracile de son cou ou ne déchire la toge plissée qu'il revêtait, comme des doigts posés par mégarde sur une peinture fraîche défigurent un portrait admirable.

- Toi ici. Je pensais ton âme anéantie depuis longtemps.

- Seulement transformée de telle manière que tu ne me reconnaisses pas, mais devenir un objet était le meilleur moyen de veiller sur toi alors je n'ai pas hésité.

Le marionnettiste, repensant aux sévices des ficelles, se sentit un réel tyran et en rougit de honte :

- Je... Je suis désolé, bredouilla-t-il.

Mais aussitôt après, ce furent des reproches qui fusèrent de sa bouche :

- Tu n'avais tout de même pas besoin de faire ça. Ma force personnelle me suffisait amplement pour me défendre contre quelques ennemis, terrestres ou spirituels.

- Je l'ai bien compris par la suite. C'est juste que...

- C'est bon, le coupa Mephisto en soupirant longuement. Après tout, si tu n'avais pas été mis en danger aujourd'hui, je ne me serais sûrement pas sorti de cette zone morte.

Enfin, il serra avec tendresse et fermeté l'esprit du Cerisier contre lui sans plus craindre de lui faire du mal puis, les yeux clos, se laissa glisser à ses racines avec pour seul désir de se reposer un peu au creux de l'âme éblouissante, quelques minutes de plus, épuisé.

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