Setsuna sortit brusquement de sa torpeur. L'individu qui venait de parler n'était autre que son frère. Le magicien aux doigts de fée s'arrêta ; les pantins tombèrent à terre dans un claquement assourdissant. Le marionnettiste affichait une mine sombre. Setsuna ne put déterminer si c'était par mécontentement d'être interrompu ou si les mots de l'autre avaient dessiné un mauvais pressentiment dans son esprit.
- Je suis venu vous faire une proposition, poursuivit Oni, un sourire aimable aux lèvres. Puisque nous sommes des êtres supérieurs, que notre valeur dépasse de beaucoup celle du commun des mortels...
- Tais-toi, le coupa froidement le marionnettiste. Je n'accepte pas qu'on tienne ce genre de propos aberrants devant moi.
- Ce que je dis est pourtant incontestable, fit innocemment son interlocuteur en haussant les épaules.
- Tu oublies que chaque être a les mêmes capacités que son voisin mais qu'il faut seulement du temps pour les développer.
- À ce train-là, du temps, ils n'en auront plus, rétorqua à son tour Oni, se faisant cette fois intraitable. Ce n'est pour rien de moins que sauver le monde que je vous demande ce soir de vous allier à moi. Nous devons prendre les rênes de la planète. Pour pareille entreprise, je dois m'assurer que les forts ne s'opposeront pas à ma domination, exercée bien sûr dans l'intérêt des faibles. Comprenez mon raisonnement.
Setsuna ouvrait des yeux de plus en plus ronds, peinant à suivre l'agôn en langue shakespearienne. Au contraire, les paupières du marionnettiste s'abaissaient, se plissaient, se resserrant avec courroux autour d'Oni.
- Reprends-toi mon garçon, fit-il. Tu ne vois pas que tu es rongé de l'intérieur par une arrogance sans borne et une ambition démoniaque ? que tu veux être adoré ? posséder tout ce qui se trouve entre ciel et terre et au-delà ? Ce sont des vices qu'à ton niveau on n'est plus censé éprouver.
- Hypocrisie ! bondit l'autre. Qui de nous deux est le plus orgueilleux ? Qui regarde de haut ces pauvres hommes s'agiter en vain dans leur fourmilière incendiée ? Que nous agissions avec ou en réaction contre la société, c'est toujours par rapport à cette masse grouillante que nous vivons. Puisqu'il y a pas d'autre choix que de suivre ses règles, du moins serai-je le plus puissant. Je la dirigerai. Comme un berger pour des moutons idiots.
- Comme une calculatrice idiote pour des écoliers.
- Comme ça vous plaira le mieux. Il est facile de berner tout ce monde. Ne le faites-vous pas vous-mêmes ? À voir la salle, je suppose que ce n'est pas le prix des places qui vous assure le gîte et le couvert.
Le marionnettiste poussa un long soupir d'agacement et de frustration de ne pouvoir répliquer à cette dernière pique.
- Parfait, continua l'autre avec un sourire narquois. Battons-nous en duel. Celui qui remportera la victoire imposera sa décision de sortir de l'ombre ou au contraire d'y rester terré.
À ce moment, le marionnettiste sut qu'il valait mieux ne pas réagir à la provocation et envoyer paître cet horripilant gamin qu'il considérait avec condescendance. Mais, songeant cela, il réalisa l'attitude hautaine qu'il avait prise, lui qui se considérait habituellement comme posé et aimable. Cela l'affligea : au fond, ce sale gosse n'avait pas complètement tort et cette pensée exacerba la rage sous-jacente qui couvait soudain contre lui-même, contre les indigestes paroles du jeune homme et contre la société entière. Il repensa à la conversation qu'il avait eue avec son âme sœur dont les aveux s'infiltraient par tous les pores de sa peau. Et si, pour une fois, rien qu'une fois, il se laissait aller ? S'il goûtait aux bienfaits de l'orage qui éclate après des jours de chaleur sèche et abrutissante ? Pourquoi ne pas défendre ses idéaux contre les fanfaronnades d'un jeune coq en les lui inculquant de la seule manière qu'il pouvait comprendre : par la force pure.
Setsuna se sentit brusquement happé dans une tornade. Il était comme tenu dans un étau impitoyable et ses os semblaient sur le point d'être broyés. Il n'avait rien saisi à ce qui venait de se passer, sachant simplement que la tension montait entre les deux hommes et que cela ne présageait rien de bon. Soudain, quelque chose poussa dans sa main : une arme blanche évanescente, sortie de nulle part, s'était nichée au creux de sa paume. Plongé dans un cauchemar, haletant et terrifié, il leva les yeux pour découvrir qu'en face de lui une troisième spectatrice, restée muette comme lui jusqu'ici, subissait le même sort.
Les deux adversaires faisaient ce qu'ils savaient faire le mieux : manipuler, improvisant des Soulgun dont on n'avait pas pris la peine d'envelopper l'âme d'un corps inerte. Le marionnettiste s'était emparé du corps de la jeune femme tandis qu'Oni contrôlait celui de Setsuna. Après s'être tourné autour quelques minutes comme des bêtes sauvages cherchant chacune à intimider l'autre, ils s'élancèrent, les coups commencèrent à pleuvoir. Leurs pauvres pantins furent projetés de force l'un contre l'autre en brandissant une lame et des flèches acérées. L'asiatique retenait son souffle et fermait les yeux toutes les cinq secondes, croyant son heure venue à chaque dard décoché. Mais son corps possédé les esquivait souplement, lui offrant quelques instants de vie supplémentaires qui l'envahissaient d'un intense soulagement tout en lui apportant, à travers la conscience de ce qu'il avait toujours à perdre, une terreur toujours plus grande. En face de lui, la fille serrait les dents et se débattait mentalement. Elle résista quelques temps, parvenant à dévier ses flèches de leur trajectoire, mais fut bientôt submergée par l'étendue d'une puissance cruelle et infinie. Peu à peu, les soldats de plomb qu'ils étaient devenus ne furent plus maîtres que de leurs expressions faciales.
Setsuna se retrouva précipité contre l'archère, si proche d'elle qu'elle ne put plus tirer. On commanda alors à la jeune femme de laisser tomber l'arc mais de planter une flèche, tel un poignard, dans l'épaule du jeune homme. Ce dernier la brisa la flèche de sa lame mais un croche-pied le fit tomber à terre. Ses bras se tendirent en avant, brandissant l'arme blanche sur laquelle la jeune femme manqua de s'empaler en se penchant au-dessus de lui. Le combat n'en finissait pas. Chacun son tour, les deux partis prenaient le dessus pour très vite perdre l'avantage.
Setsuna ne s'expliquait ni la raison ni la réalisation de cette mascarade. Il comprenait juste qu'une sorte d'esprit mauvais le dominait : son frère. Il aurait voulu lui supplier d'arrêter mais il était comme bâillonné. Des larmes roulaient sur ses joues. Un unique, un ultime désir perçait en lui : qu'il prenne un coup rapide, tranchant, et qu'on abrège cette torture. Cependant, il n'eut pas le loisir de prier longtemps. L'engourdissement continuait de le gagner, il ne s'appartenait plus. La dernière pensée qu'il eut, avant de sombrer dans le néant, fut : « Laisse-moi au moins t'apprendre qui je suis... »
C'est alors que trois silhouettes fondirent dans la mêlée et s'interposèrent entre les combattants. Fâché d'être dérangé, Oni blessa mortellement l'une d'elle en utilisant Setsuna. De la plaie béante s'échappa une étrange fumée noire qui pénétra, tel un gaz toxique, les poumons des combattants. Les deux hommes, brusquement excités par cette atmosphère maléfique, s'acharnèrent de plus belle. La peau lacérée de mille écorchures, les marionnettes humaines se vidaient de leur vie.
Oni aperçut soudain une ouverture,une faille d'une si prodigieuse bêtise de la part de son rival qu'il s'y engouffra sans réfléchir. Avec ce coup, il vaincrait. Avec cette frappe, le monde serait à lui. Il lui fallait juste un peu plus d'allonge, un manque qu'il corrigea en transformant sa lame en lance. Mais au dernier mouvement, les trois intervenants se mirent entre l'arme et les futures victimes. Ils reçurent de plein fouet ce coup d'estoc qui les embrocha tous les trois. Oni, voyant de nouveau un dangereux nuage de suie s'échapper des corps empalés, eut le réflexe immédiat de couper toute attache qui le reliait à eux eux, à commencer par Setsuna. Le jeune homme s'effondra, toujours inconscient. Le marionnettiste et la jeune femme restaient figés. Lui aussi tétanisé, retenant son souffle comme on prie pour que l'essaim de guêpes qui vous tourne autour ne vous pique pas, Oni observa avec crainte mais sang-froid la fumée envelopper tous les autres, s'insinuer en eux, avaler leur âme et la tuer à petit feu, jusqu'à l'aube.
Lorsque les fumerolles se retirèrent, se fut comme un brasier qui s'éteint après avoir tout calciné, ne laissant qu'un amas de cendres. Les cadavres gisaient, sans esprits, sans âmes, perdus à jamais pour ceux qui avaient été la source du mal. Seul un corps d'ange semblait encore consumer ses derniers instants.
Yara débarqua au petit matin. Alertée du drame, elle déboula sur les lieux dans un état végétatif. Ses émotions survoltées hurlaient toutes à la fois. Ayant renoncé à lui faire comprendre quoi que ce soit, sa raison avait cédé la place aux fonctions palliatives du vide cérébrale qui s'appliquaient à scander aléatoirement un répertoire de mots invariables préenregistrés : « Oui mais enfin non c'est pas possible assez stop bon doucement ok d'accord voilà ! » Elle se posa, le souffle court, la gorge aussi sèche que le béton qu'elle foulait, et contempla une minute la toile lacérée de la tente. Puis elle y entra pour découvrir, incrédule, une salle de théâtre dévastée : les chaises renversées, les marionnettes de bois ou de porcelaine brisées... Bouleversée par ce tableau, elle accourut vers une forme agonisante roulée en boule sur le sol. Elle passa ses mains derrière ses épaules pour le soutenir.
- Que s'est-il passé ? Grands dieux, il y a du sang et des cendres partout.
- Yara... Ce n'était pas un suicide... C'était un meurtre.
Le souffle de ses râles ultimes emporta de la poussière de ses lèvres friables. Le néant l'avait vaincu à son tour.
À cet instant, Yara, plongée jusque-là dans une demi conscience, revint intégralement à elle. Son ouïe s'éclaircit, de même que sa vue, comme émergeant du fond d'un aquarium.
- Ah, ces abrutis d'anges. Tout aurait pu si bien se terminer s'ils n'étaient pas venus voleter autour de nous...
La rage qui couvait en Yara n'était pas sourde. Elle avait au contraire si bien perçu ces mots que c'est avec un regard plein de haine que l'ange se tourna vers le seul être qui demeurait debout :
- QU'EST-CE QUE TU AS DANS LA TÊTE, PUTAIN ?!! tonna-t-elle.
- Tiens, ça faisait longtemps, chère gardienne, répondit-il, impassible. Voici mon petit secret : j'ai compris à présent que j'ai en moi comme tous les hommes des désirs impurs que je ne veux plus refouler pour suivre docilement la route que tu m'as tracée jusqu'au royaume céleste. Il y a tant de choses que l'on m'interdit... Je veux pourtant connaître le bonheur physique, charnel, matériel, prosaïque, intense, que seuls offrent ce qu'on nomme les vices, assouvir ma soif de pouvoir et satisfaire ma curiosité !
- Jamais tu ne tireras satisfaction de ce genre de choses !
- Il m'importe ! S'il y a un fruit défendu j'y croquerai à pleine dent comme je croque ma vie et celle des autres. Je veux goûter le mal qu'il renferme. Alors à mon tour je détiendrai la connaissance de l'union des ténèbres et de la lumière. Je me guiderai moi-même. Et ce, même si pour m'émanciper je dois me débarrasser de toi.
Le cœur de l'ange s'arrêta un instant, mais très vite son sang se remit à battre follement dans ses tempes. Elle eut le sentiment d'avoir perdu en une seconde des centaines d'années de labeur. Rien n'avait été acquis. Elle avait envie de pleurer, non de chagrin : le sentiment qui la dominait était celui de la colère couplée à une terreur soudaine.
- J'ai toujours été là pour porter tes fardeaux, pour croire en toi, aspirer tes souffrances et, de mon âme, protéger la tienne. Et c'est comme ça que tu me remercies ? Tu ne crois pas que j'ai le droit d'être heureuse moi aussi ? Tu n'es qu'un égoïste, un faible... un démon ! Tu as pu tuer ces anges et ces humains mais moi je ne perdrai pas ma vie pour un être ignoble comme toi. Puisque c'est ainsi, je te renie ! Je renie ton existence Oni !
Invoqué une seconde fois, le néant ne fit qu'une bouchée du jeune homme avant même qu'il ne puisse crier ou tenter de s'enfuir. Cette fois, plus personne ne regardait. Personne n'assista à la fin d'Oni. Pas même la silhouette derrière le rideau des coulisses, ravagée d'avoir vu périr celui qu'elle aimait.
***
Une trentaine d'années plus tard, une femme, étendue sur un lit dans un chalet isolé au cœur d'une forêt gelée, souffrait l'Enfer depuis de longues heures déjà, attendant, priant, suppliant le miracle de la vie, la délivrance d'une naissance. Elle savait qu'il n'était pas prudent dans son état de passer l'hiver au chalet mais elle n'avait pu se résoudre à s'installer en ville. Elle craignait trop la population pressée, égoïste, ignorante, si fermée d'esprit que celui qui l'aimait l'avait lui-même abandonnée dès qu'elle lui avait révélé ses capacités spirituelles, lui laissant comme dernier souvenir la promesse d'une petite fille. Promesse qui s'effritait un peu plus à chaque minute. Sa mère se tenait près d'elle et faisait tout son possible pour l'aider, en vain.
Elle sentit tout à coup une douce chaleur lui enserrer la main et endormir la douleur. Elle ouvrit les yeux pour apercevoir au-dessus d'elle un visage duquel émanait une lumière blanche, vive, mais non agressive. Un ange, le sien. Elle se raccrocha à son aura tendre et protectrice de toutes ses faibles forces.
- Pourquoi est-ce si difficile ? gémit-elle ?
- Tu n'y es pour rien, la réconforta la créature céleste.
- Il y a quelque chose en moi qui s'en prend à mon âme, qui cherche à la déchiqueter. Un vide se creuse en moi.
- Je suis là pour te protéger, n'aie crainte.
- Pourquoi est-ce que je vois un abîme mortuaire dans un moment pareil ?
Le séraphin déglutit. Il lui fallait conserver son apparence assurée, forte et apaisante. Rien ne devait venir perturber sa lumière. Il n'en menait lui non plus pourtant pas large. Derrière son sourire éclatant, sa mâchoire se crispait d'angoisse. Ce bébé, il le savait être la réincarnation d'une humaine dont le gardien avait trépassé en tentant de la sauver au cours L'Angeocide de 69, comme avait été nommée la terrible nuit durant laquelle un homme avait engagé une bataille pour la conquête de l'univers, menant à leur perte trois anges et autant d'humains avant d'être lui-même éliminé par sa gardienne de l'âme en personne.
- Dites-nous tout ! exigea la future grand-mère.
Lucide et pleine de sang-froid, elle n'avait pas manqué de remarquer le trouble de l'ange qui n'eut plus d'autre choix que de se soulager de l'affreux secret. Ayant entendu toute l'histoire, les deux femmes se tinrent coites un moment.
- Je crains que cette enfant n'ait jamais de répit. Les ennuis commencent déjà et atteignent sa mère, avoua l'ange, ne cherchant plus à cacher sa voix tremblante.
- Faites quelque chose ! hurla ladite mère dans un accès de douleur plus violent. Si elle a besoin d'un ange, qu'on lui en fournisse un !
- Nous ne sommes pas des pansements qu'on peut tirer d'une trousse de secours, répliqua le séraphin. C'est impossible.
À ce moment, la femme reposa si ardemment le poids de son regard sur le sien, béquille de fortune, qu'il devina sa pensée bouleversante et s'empressa de secouer la tête.
- Impossible, répéta-t-il avant d'ajouter : Je ne peux me charger que d'une personne à la fois. Il faudrait détruire le lien qui nous unit. En le tissant, je suis devenu responsable de toi. Il est réellement primordial, c'est lui qui me confère toute la puissance dont j'ai besoin.
La réponse résolue l'alarma :
- Défais-le et lie-toi à ma fille. Je ne tiendrai pas le coup de toute façon. À ce rythme, on va y passer toutes les deux.
- Tu ne comprends pas ce que ça signifie ? Je sais que tu es courageuse et que tu ferais tout pour les autres... mais il s'agit tout de même de ton âme !
- C'est ma fille, je veux la sauver. Je ne souhaite pas non plus que tu deviennes un ange orphelin si j'y passe, si le mal me dévore et que le néant m'avale. Il n'y a rien d'autre à faire.
La pauvre femme caressa le visage de l'ange. Ses mots également le touchèrent profondément. Sa générosité, son bon cœur, allait au-delà de tout ce qu'il avait pu imaginer. Les rôles s'inversaient : à son tour elle le protégeait, elle se souciait de son avenir, refusant qu'il soit emporté avec elle quand les ténèbres la dévoreraient.
- Elle est si déterminée, murmura la grand-mère d'une voix à peine audible. Elle a un esprit si fort qu'il lui reste sûrement de l'espoir, même sans votre soutien.
L'ange acquiesça. Comme la situation empirait à chaque seconde, il accéda à sa demande sans plus tarder et devint le gardien d'Amanda.
***
Un an environ après la naissance d'Amanda, une âme vit le jour dans le firmament. Une âme toute jeune, toute neuve, qu'attendait une longue éducation terrestre une fois confiée aux bons soins d'un ange gardien. L'ange qui devait la prendre en charge, curieusement, refusa.
Un soir, il rendit visite à Yara. Elle s'était, depuis plusieurs décennies, cloîtrée dans un songe sans début ni fin. Le dos encore à vif de sa punition, elle était assise sur un sol de pierre glacée, les jambes repliées contre sa poitrine. Ce lieu fermé s'apparentait à la tourelle du Manoir des Apparitions : une pièce circulaire, située en hauteur, trouée d'une grande vitre au-delà de laquelle on pouvait voir un paysage sobrement constitué d'un ciel plongé dans une nuit éternelle et traversé par les flocons silencieux d'un blizzard que les murs trop épais rendaient muets.
Shans s'accroupit pour se mettre à la hauteur de Yara et posa sa main sur son épaule. Elle ne broncha pas. Il lui chuchota à l'oreille, si bas qu'il ne troubla pas la préciosité de l'interminable calme, sa proposition. La jeune femme, presque statufiée jusqu'ici, se ranima soudain. Le mouvement traversa d'abord ses yeux en une vibration imperceptible des pupilles. « Tu me laisses un nouveau né ? Tu préfères t'occuper des orphelins qui ont perdu leur ange après toutes ces morts ? Soit. » Sans réfléchir, ni se demander si cette offre était acceptable et encore moins remercier ce généreux compagnon céleste, elle saisit sa chance, une occasion inestimable de faire exploser ce qu'elle ne savait pas encore être un mélange de vengeance et d'extrémisme pour sa propre sauvegarde.
***
Roland sentit la catastrophe approcher.
- Yara reprend du service. Aïe aïe aïe.
- Tiens, un ange qui parle tout seul.
Le jeune homme leva les yeux vers la branche d'un arbre majestueux et y cueillit une sorte de libellule. Il se tenait dans le jardin secret où il aimait jadis passer du temps seul avec Yara. Il n'était cependant pas rare qu'une fée s'y aventure. Il répondit, avec un sourire :
- Un tel reproche constituant une réponse, c'est que je ne devais pas être si seul que ça. Penses-tu que la seule raison de parler soit d'être écouté ? Ça soulage parfois, de dire à haute voix ses ennuis. Tu devrais essayer.
La fée leva les yeux au ciel mais se lança tout de même, rien que par curiosité et aussi parce qu'une idée la tracassait depuis un certain temps :
- Penses-tu qu'il existe...
- Non, fais vraiment comme si je n'étais pas là : « Je me demande si... »
Un soupir, des joues gonflées, le regard tourné vers le ciel, les bras croisés... La fée était une pelote d'expressions.
- Je me demande, reprit-elle malgré tout, s'il existe un rêve, un monde où poussent tous les végétaux de la Terre...
Son petit corps se relâcha d'un coup, se faisant découragement :
- Pff... c'est ridicule. J'ai beau chercher, je n'en trouve nulle part. Sans parler que je n'obtiendrai pas de réponse. C'est encore une bêtise d'origine humaine de réfléchir à haute voix.
Roland reprit la parole :
- Pour une fois, je t'offre une réponse : la Terre.
- Eh, merci, hein ! Moi je veux quelque chose de plus concentré.
- Pourquoi ne construis-tu pas ce rêve-toi même ?
- Comme si je connaissais l'intégralité des espèces passées, présentes et pourquoi pas futures qui ont pu s'établir un jour sur le globe !
Son interlocuteur haussa un sourcil.
- Tu attends de trouver une création toute prête du Grand Chef, là-haut ?
- Quelque chose comme ça...
- N'y compte pas trop. Il a voulu que ses œuvres puissent évoluer indépendamment de lui et a donc fixé des lois naturelles pour préserver leur existence. Certaines font que des espèces ne peuvent vivre en un même lieu au même moment.
Cette fois, la fée tapait du pied, boudeuse :
- Je croyais que tu servais à semer l'espoir.
L'ange sentit sa gorge se serrer. Il ferma les yeux un instant pour que la petite créature ne puisse pas y voir passer un brusque dégoût. L'espoir, n'est-ce pas ? Comment pouvait-il semer des graines qu'il ne possédait pas ? Il n'avait pas besoin de se plonger dans un rêve prémonitoire pour savoir qu'une fois de plus sa protégée serait blessée à mort dès qu'elle retournerait sur Terre. Même pour Yara, qui avait été parfaite, tout s'était écroulé. Elle s'était retrouvée coincée sous les décombres d'un édifice qu'elle avait voulu, en le construisant, d'une incroyable solidité. La dureté des pierres ne l'avait que plus meurtrie. Elle avait raison de changer de méthode. Il prit alors sa décision. Un sourire de défi s'étira imperceptiblement sur ses lèvres tandis qu'il rattrapait le fil de la conversation :
- Je t'aiderai si tu me rends un service.
- Comment ça ? Quel service ? s'enquit la fée, surprise qu'un ange veuille formuler une requête.
- Il y a une petite fille... Elle aurait besoin qu'on lui tienne compagnie. Accepterais-tu d'endosser cette responsabilité ?
- Perdre mon temps avec une idiote d'humaine ? Et puis quoi encore ?
- Non, elle ne sera pas de ce genre-là. Tout au contraire, il faut la tirer de son ignorance, lui montrer toute l'étendue de l'univers.
- C'est vrai qu'au lieu de se plaindre de la bêtise de cette espèce, on pourrait l'éduquer.
- Oh, tu sais, ce ne sera pas dans le cadre de son évolution spirituelle... C'est très simple : quand elle souffre, je souffre. Et je ne veux plus de cette douleur incessante. La seule solution est de la ramener près de moi pour toujours. Je ne peux pas entrer directement en contact avec elle tout de suite : on découvrirait mes desseins. C'est pourquoi je vais compter sur toi pour lui ouvrir l'horizon spirituel. Je ferai en sorte qu'elle puisse te voir et communiquer avec toi. Si nous agissons discrètement...
La fée coupa brusquement l'ange lancé dans son bel enthousiasme :
- Ça suffit ! La journée ne commençait pas trop mal et il a fallu que je tombe sur un taré ! On n'a pas le droit de faire ça !
Le séraphin s'assombrit subitement, une sourde menace faisant trembler sa voix envahie de déception :
- Tu ne tiens donc pas vraiment à ton jardin merveilleux.
La fillette ailée se renfrogna. Il la provoquait, l'agaçait. Mais sa voix, soudain, se gonflait de menaces.
- Mon aide pour que tu l'atteignes, poursuivit-il, consistera à te laisser la chance de le trouver un jour. Si tu ne fais pas ce que je te dis, les anges mourront, la Terre mourra et tout disparaîtra petit à petit !
Ahurie, elle l'écouta lui conter l'Angeocide, rentrant peu à peu la tête dans ses épaules, se recroquevillant davantage au creux de la main de l'ange à chaque description violente. Bientôt prise au piège derrière les barreaux de ses doigts auxquels elle se cramponnait de toutes ses forces, ne sachant si elle faisait face à une vérité impitoyable ou si les piques d'un mensonge cruel la poussait dans sa cage, la petite fée était néanmoins très sûrement écrasée par des ténèbres inconnues. Elle obéit.
Roland avait en même temps que Yara comprit une règle fondamentale : la plupart des humains ne pouvaient se débrouiller sans les anges. Pourtant, leur assurer une protection mettait l'espèce céleste, et par-là même l'univers, en danger. Les humains les assommaient de vices, de fautes, de peurs, de représailles, de peines, de tout un pêle-mêle de péchés, de crimes et de sentiments négatifs. Les séraphins absorbaient tout, échangeant l'espoir inconditionnel qui les habitait contre les pires horreurs de l'humanité jusqu'à en être bourrés, pourris jusqu'à la moelle. Ils retenaient en eux tout ce qu'ils pouvaient pour que leurs protégés n'en soient plus blessés. À présent qu'ils étaient prêts à imploser, il était temps que naisse une rébellion, une rose épineuse poussant d'entre les détritus, s'élevant au sommet d'une décharge. Ils ne seraient plus jamais ces tristes mineurs qui nettoient les galeries de l'âme, méandres suintant d'un charbon noir propice à emplir de suie les chairs meurtries des anges. Depuis trop longtemps ils écumaient d'un sang qui collait leurs plumes. Il était temps de vivre pour eux-mêmes, de n'en faire qu'à leur tête, et ce, uniquement pour exister.
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