Partie 4 - D'amour et de musique
Musique :
Slip Away - Mumford & Sons
Dark Cloud - Younha
Les autres ne l'avaient pas retenu, évidemment. Il aurait fallu être idiot pour ne pas voir que Namjoon s'esquivait sans discrétion. Mais sur le chemin du retour, celui-ci se demanda quelle mouche l'avait bien piqué. Que faisait-il ici, s'il était incapable de tenir leur compagnie ? Il ne comprenait plus rien à lui-même, et cela le fatiguait.
C'est donc en traînant les pieds, perdu dans ses pensées moroses, qu'il parvint devant la très grande maison des Collins.
Autrefois, c'était un hôtel chic, mais dans les années soixante-dix, à mesure qu'Ocean Beach devenait le repère des bohèmes et des hippies, il avait perdu de sa splendeur en même temps que sa clientèle privilégiée. Puis George l'avait racheté avant que l'immobilier ne flambe dans le quartier, quand ses livres avaient commencé à avoir du succès. Il souhaitait en faire l'Ocean Beach Cottage qu'il était devenu. À l'époque, l'habitation tombait un peu en ruine, mais les Collins l'avaient retapée entièrement de leurs petites mains de voyageurs, afin de créer ce lieu d'accueil et d'échange dont ce couple de babas-cool avait toujours rêvé. Le premier pied-à-terre qu'ils s'étaient autorisés après 15 années de voyages aux quatre coins du monde. Celui qu'ils avaient choisi pour construire quelque chose de durable, le seul endroit convenable pour accueillir ce fils qu'ils attendaient depuis longtemps. Car existait-il plus bel endroit pour fonder une famille ? C'était à Ocean Beach, sur la plage, que Venda et George s'étaient rencontrés, là aussi qu'ils s'étaient promis de passer le reste de leur vie ensemble. Il allait de soi que leur fils grandirait sous ces palmiers.
Ils en avaient donc fait une sorte de havre de paix pour leur petite famille, en imprégnant le bois des murs de l'énergie du rêve et de l'amour, afin qu'il devienne un refuge au bord de l'océan. Et un refuge, il l'était devenu. Pour eux et pour bien d'autres, Namjoon était bien placé pour le savoir.
Cernée de palmiers, et plantée à l'angle de Saratoga Avenue et Abbott Street, à quelques mètres de la plage, cette habitation se découpait en deux ailes surmontées chacune de toitures pointues, presque coquettes, comme si deux maisons mitoyennes avaient été réunies en une seule, et repeintes de la même couleur : un bleu très clair, se confondant parfois avec le ciel à l'aurore. Elle ne dénotait pas vraiment dans ce quartier de San Diego, où bizarrement, il n'existait presque aucune homogénéité dans le style des maisons. Chacun ayant construit celle qui lui ressemblait le plus, se moquant ouvertement de l'esthétisme général. A Ocean Beach, on se moquait d'être semblable aux autres, il fallait voir le détail pour savourer la beauté de l'ensemble.
La propriété était encadrée d'une palissade en bois blanc, décorée de ci, de là, par de gros rubans rouges à l'occasion de Noël. C'était la première fois que Namjoon la voyait ainsi, toute parée de guirlande écarlates et de couronnes en sapin, cette maison de hippies. Il y avait dans ce spectacle, quelque chose de surprenant qu'il n'aurait jamais imaginé avant de le contempler. Et, bizarrement, cela lui fit chaud au coeur. Même si à présent, l'Ocean Beach Cottage n'accueillait plus de touristes, il vivait un peu encore.
— Hey cariño ! Viens me voir ! héla une voix aux rondeures latines depuis la terrasse du premier.
Namjoon reconnut Venda sans la voir. Sa voix grave et rauque, éraillée par des années à s'autoriser tous les plaisirs, ne pouvait tromper personne. Cela ajouté à son accent mexicain qui ne l'avait jamais quitté, en faisait probablement la voix la plus reconnaissable de tout Ocean beach. Peut-être même de la ville entière. Et Namjoon aimait vraiment beaucoup cette voix. À dire vrai, il aimait beaucoup Venda.
Tous deux avaient toujours partagé une relation particulière. Ils semblaient en tous points différent, et pourtant, le rêveur et la femme partageaient nombre de points communs, telle que la finesse et l'empathie, le goût de la philosophie et de la réflexion.
Dès l'adolescence, Namjoon avait trouvé en la mère de son ami une forme de guide, de professeur du vivant, auquel il avait posé ses questions existentielles et que les réponses ou les conseils n'avaient jamais déçu.
Quand il avait revu pour la première fois à l'aéroport ce petit bout de femme qu'il n'avait pas vu vieillir avant de la quitter, sa migraine avait été presque foudroyante. Un lourd marteau avait cogné l'enclume sur ses tempes en même temps que son cœur faisait un bon dans sa poitrine. Et lorsque Yoongi avait surgi à ses côtés, Namjoon n'avait rien pu faire contre le flot d'émotions qui avait remonté son corps, de sa mémoire vers son cœur. Paralysé, figé. Il s'était retrouvé comme un idiot qui aurait tout oublié au milieu du hall des arrivées, un amnésique qui ne savait plus où il se trouvait. Mais aucun des deux autres n'avaient semblé le remarquer. Sans prévenir, Yoongi avait bondi vers lui et l'avait plaqué contre sa poitrine, dans une étreinte que la pudeur ne leur autorisait jamais autrefois. Puis le jeune homme s'était écarté en reniflant, et Venda avait pris sa place, des larmes partout sur ses joues ridées.
— Regarde-toi, guapo, tu es si beau. Mais où étais-tu passé, enfin ? Tu n'es pas trop fatigué ? Tu as mangé dans l'avion ? Tu es marié on m'a dit ! Un si bel homme, c'est normal ! ¡Dios! Comme tu m'as manqué !
Elle n'avait cessé de parler, lui embrassant les joues, l'étreignant comme une mère qui retrouverait son fils après des années d'absence. Et Namjoon n'avait rien dit, à peine remué, comme un animal anesthésié qui serait conscient de tout sans pouvoir réagir. Mis à part son coeur battant à tout rompre dans sa poitrine, il avait perdu la conscience de tout son corps. Incapable de bouger. Ni même cette main qu'il aurait aimé poser dans le dos de Yoongi, ni ce bras qui aurait dû se refermer sur la silhouette ronde et minuscule de Venda.
Et le voilà qui était à nouveau figé sur le perron de la maison bleue, dans une forme d'hésitation haletante, le laissant désarmé. C'était pitoyable, quand-même, cette façon qu'il avait de perdre le contrôle de lui-même. Lui qui s'était toujours trouvé solide, clairvoyant sur sa personne et plein de sang froid, se sentait se décomposer depuis plusieurs mois. Mais jusque-là, il était parvenu à contenir la catastrophe. Un à un, il avait ramassé les boulons que la mécanique de son cœur avait perdu en chemin. Puis il y avait eu cet appel inattendu de Seokjin, le prénom de Jimin qui avait ressurgi dans l'espace en écho tardif, et le creux de ses mains n'avait plus semblé suffir pour tout contenir. C'était sans doute la raison pour laquelle, lorsqu'il était arrivé, tous les moteurs avaient été coupés, afin d'éviter que tout ne déraille et ne se disloque.
Pourtant, ils étaient tous là, posant sur lui un seul et même regard tendre, attendant qu'il fasse un pas dans leur direction, avec une patience qu'il ne pensait pas mériter. Lui qui les avait lâché, tous, quand il aurait fallu se rassembler.
En partant, Jimin avait créé le vide, et par le vide naissait le neuf. C'était ce que Namjoon avait toujours appris. Pas de retour possible, la vie continuait avec le renouveau qu'elle avait à offrir. C'était logique de laisser certaines choses derrière lui, sans se retourner. Un espèce de réflexe inconscient. Et pourtant, dans sa poitrine aujourd'hui, il avait plutôt l'impression que trop de choses s'entassaient et l'étouffaient.
Où Jimin s'était tenu, rien n'était vide. Il ne restait que du plein. Celui qu'il n'avait pas voulu voir, le cachant sous le lit de la chambre avec ses photos d'enfance, sans réaliser qu'il y avait trop de bonheur dans ces boîtes pour pouvoir réellement les fermer.
Et là, à l'angle de Saratoga Avenue et d'Abbott Street, devant une maison qui avait été construite pour qu'un petit garçon y rêve et que les voyageurs se reposent, tout déborda. Les moteurs se relancèrent et s'enrayèrent, les boulons de la mécanique du cœur roulèrent partout sur le bitume et Namjoon s'effondra contre le bois blanc de la palissade, se recroquevillant sur les marches du perron. Ses sanglots furent presque douloureux sur le moment, hâtés de filer vers la plage, dans le bleu de la nuit. Tout son corps se détendit d'un coup tandis que la tête lui tournait. Sa respiration s'emballa avec ses pleurs et la rue déserte disparut derrière un voile épais de chagrin, qui finalement, n'avait jamais dépassé sa date de péremption.
Et c'est quand il se sentit basculer dans une forme d'ivresse désespérée, que deux mains chaudes le rattrapèrent, se posant délicatement sur ses joues trempées.
— Venda, articula-il à bout de souffle, Je... Je vais pas y arriver... Je peux pas...
— Tu ne peux pas quoi, cariño?
— Tout. J'y arrive pas... Je..., il hoqueta, je suis pas prêt.
— Hey, viens là mon cœur.
La femme, accroupie à ses côtés, enlaça son cou et le tira contre lui, se faisant ainsi le réceptacle des angoisses du rêveur, comme autrefois. Il se laissa aller contre elle, enveloppé dans son parfum d'encens, sous la caresse de ses cheveux gris. Il respira profondément pour tenter de rassembler les morceaux de lui-même éparpillés un peu partout dans la rue. Comme avant, elle lui murmura des phrases en espagnol dont, s'il n'en comprenait pas le sens exact, il percevait l'intention, la douceur et l'affection derrière la chaleur des "r" roulés.
Tout-à-coup, il avait à nouveau six ans, comme la toute première fois qu'il avait mis les pieds ici. Ce soir où, terrorisé et réfugié dans les jambes de son père, il avait retrouvé un à un les six visages que sa mémoire d'enfant n'avait pas effacé. Il n'avait pas su comment réagir alors, tout aussi étranglé par l'émotion qu'il l'était à présent. Avec la spontanéité de l'enfance, il avait aussi choisi les larmes pour exprimer tout ce qui, en lui, ne trouvait aucun mot. Et comme ce soir, Venda, qu'il ne connaissait pas encore, s'était approchée de lui et l'avait pris dans ses bras, murmurant des mots rassurant dans cette langue inconnue pour lui souhaiter la bienvenue.
Derrière elle, Jimin avait surgi les bras grand ouverts sur ce câlin permanent qu'il avait au creux de lui, le définissant. En deux ans, le bébé dont Namjoon se souvenait était devenu un petit garçon, sûrement le plus bruyant de tous d'ailleurs. Mais déjà, tout au fond de ses prunelles, le noyau d'une étoile irradiait de lumière, donnant de la couleur aux ombres rampantes.
— Tu es là, hyung, avait-il maladroitement murmuré en coréen, ça fait presque longtemps que je t'ai attendu.
Puis, en collant sa petit tête contre Namjoon, il avait ajouté en riant.
— Oh, j'entends ton coeur.
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