4. Vérités prononcées
[OneRepublic - Say ( All I Need) ]
— Maman ?
La porte entrouverte grince lorsque je la pousse lentement afin de pénétrer dans le petit appartement. Une odeur nauséabonde me parvient immédiatement aux narines et me contraint de me boucher le nez. Le séjour est plongé dans le noir, seule une faible brise de lumière transperce les rideaux. J'avance dans la pièce obscure et shoote par mégarde dans ce qui semble émettre le bruit dune canette en plastique froissée. Un juron s'échappe de mes lèvres et j'escalade les obstacles qui jonchent le sol, jusqu'à la fenêtre que j'ouvre pour laisser entrer la lueur matinale. Mes yeux se posent sur l'origine de cette mauvaise odeur omniprésente. Je soupire en détaillant la vaisselle sale dans l'évier et les cadavres de bouteilles d'alcool abandonnés au pied du sofa.
— Maman, répété-je plus fort. Réveille-toi.
Elle ne bouge pas d'un pouce, allongée sur le canapé piteux situé au centre de la pièce. Une peur familière me prend aux tripes. Je me rapproche de son corps frêle et beaucoup trop maigre. Ses cheveux noirs cachent son visage. Je tente de l'appeler, encore et encore, mais elle ne répond pas. Mon coeur se serre lorsque mes doigts effleurent son épiderme glacial. Je suis pétrifiée. Je cherche son pouls désespérément, les mains tremblantes et les larmes au yeux. Ce n'est pas possible... Je la secoue en vain, dans un dernier espoir. Puis soudain, elle grogne et se retourne face à moi.
— Romane ? C'est toi, ma chérie ? marmonne-t-elle dun ton endormi.
Ma poitrine saffaisse de soulagement au son de sa voix grave et enrouée. Je laisse à mon coeur le temps de se calmer et reprendre un rythme régulier. Ce n'est pas la première fois qu'une chose pareille arrive ; chaque fois que je la retrouve au bord de l'inconscience, je ne peux m'empêcher d'imaginer le pire. Penser que peut-être, elle ait succombé à son addiction. Que la mort ait cessé de l'épargner. Que cette fois-ci, je sois enfin libérée d'elle... La culpabilité finit par me ronger à cette idée égoïste, cette nouvelle qui pourtant me ferait autant de mal que de bien.
— Qu'est-ce que tu fais là ? articule-t-elle difficilement en se relevant de son fauteuil.
Je commence à ramasser les bouteilles en verre qui traînent parterre, trop énervée pour communiquer avec celle à l'origine de tous mes problèmes. Je ne possède même pas la force de croiser son regard, souligné par ses rides creusées par l'âge, la fatigue et le chagrin. Je refuse d'affronter cette vision douloureuse de ma propre mère, rongée par son addiction et soumise à cette lueur éphémère de réconfort que lui offre la boisson. Depuis mes quatorze ans, je l'ai regardé sombrer petit à petit, contrainte de voir son état se détériorer au fils du temps, sans pouvoir l'aider d'une quelconque manière ; un spectacle auquel aucun jeune adolescent ne devraît assister.
Le cendrier sur la table du salon déborde, je réprime une grimace en remarquant les cendres et les mégots tombés à côté.
— Tu as des nouvelles de ton père ? dit-elle d'un ton amère, encore habitée par la tristesse.
— Non, réponds-je sèchement.
— Il doit certainement se réjouir de nous avoir quittés pour cette bimbo plus jeune que lui. Quel égoïste, crache-t-elle. Il sen fou complètement de savoir si sa fille va bien, ni même si nous avons assez d'argent pour survivre.
Je l'écoute répéter ce discours habituel d'une oreille distraite, trop occupée à nettoyer ses conneries derrière elle. Mon père est parti il y a plus de sept ans, et pourtant, elle continue de ressasser le passé comme si cela suffisait à le faire revenir. Elle prétend avoir tourné la page mais elle souffre encore de son départ ; son addiction à l'alcool remplace le vide qui la consume. Cest le seul moyen qu'elle a trouvé pour noyer sa peine.
Depuis le jour où il nous a annoncé qu'il partait vivre avec cette femme – celle avec laquelle il a trompé ma mère – je n'ai pas gardé contact avec ce traitre. Maman a insisté pour avoir une pension, elle n'a cessé de réclamer de l'argent et après maintes visites au tribunal, nous avons fini par abandonner. Dès lors qu'il a franchi la porte de notre ancienne maison, il est devenu un étranger. Il ne faisait plus parti de notre vie. Elle ne s'est jamais vraiment remise de cette déception et jusqu'à maintenant, je ne lui en voulais pas. Malgré qu'en grandissant, j'ai été obligée de me débrouiller toute seule, de trouver des petits boulots pour payer le loyer car elle ne se levait plus le matin pour aller travailler. Elle restait sans cesse cloîtrée dans cet appartement étroit, entre ses quatre murs, dans lequel nous avons été obligées demménager suite à la vente de la maison.
Elle se laisse mourir à petit feu, avec l'espoir quil revienne un jour.
J'ai grandi dans ce taudis dépourvue de gaieté, monté plus d'une fois les marches de cette cage d'escalier délabrée, traversé des centaines de fois ce quartier malfamé et pourtant chaque fois que j'y retourne, je sens mon coeur se comprimer.
Quand mes dix-neuf ans sont arrivés, j'ai décidé de réunir tout l'argent économisé pour me payer un appartement. Prendre mon indépendance a été la meilleur chose qui me soit donnée. Durant ces deux dernières années, j'ai peut-être gagné en liberté mais même si je n'étais plus physiquement ici, à regarder ma mère séffondrer sous le poids de la vie, mon esprit n'a jamais cessé d'être là, enfermé dans ce taudis qu'on appelle « maison ». À présent, savoir que ma mère n'essaie même pas de se relever, près de sept ans plus tard, me met hors de moi.
— Je t'ai amené huit-cents euros pour finir le mois, précisé-je en me tournant dans sa direction.
Je peux apercevoir une lueur de jubilation dans les yeux, qu'elle sempresse aussitôt de dissimuler. Je connais ce regard : elle réfléchit déjà à la quantité d'alcool quelle va pouvoir s'offrir quand toutes ses dettes seront remboursées.
— Tu peux le ranger dans le tiroir, réplique-t-elle en me remerciant.
J'ouvre le compartiment sous l'évier de la cuisine et mes sourcils se froncent tandis que je fixe la boîte vide. La somme totale de mille trois cents euros a disparue, certainement déjà entièrement dépensée. Je me tourne vers ma mère tout en essayant de garder mon sang-froid.
— Où est passé largent que je t'ai apporté la semaine dernière ? Tu as payé les factures ?
Elle acquiesce mais son air coupable trahit le mensonge quelle tente de me faire croire. Je la dévisage avant de fouiller dans le tas d'enveloppes étalées sur la table de la cuisine, et lorsque je trouve un courrier de rappel concernant le loyer et les factures impayées, ma colère resurgit.
— J'arrive pas à croire que tu as tout dépensé en alcool et cigarettes ! Tu n'imagines même pas ce que me coûte de trouver cet argent pour m'assurer que tu aies un toit sur la tête, grondé-je. Toi, tout ce que tu trouves à faire, c'est agir comme une adolescente en pleine crise. Sauf que tu n'as plus quinze ans, maman ! Comporte-toi en adulte et gagne ton propre argent.
À cette vérité prononcée, recroquevillée sur elle-même comme une enfant en tort, son visage se déforme sous la surprise. J'ai parfois l'impression que les rôles sont inversés ; le sentiment d'être l'adulte sensée et elle, l'enfant déraisonnable. Elle se comporte de façon immature, repousse toute responsabilité, sans se soucier des conséquences. Pendant longtemps, supporter son attitude m'a semblé exigible après tout ce qu'elle a sacrifié pour moi mais aujourd'hui, je suis fatiguée. Je veux qu'elle assume son rôle de mère et qu'elle se comporte comme telle.
— Ça fait des années que tu restes anéantie dans ce trou, à te morfondre sans même essayer de t'en sortir. Comment espères-tu t'en sortir si tu n'essaie pas de remonter la pente ? Réveille-toi, maman ! Bouge-toi un peu !
— Romane, grogne-t-elle alors que son visage évoque sa culpabilité mêlée à une once d'humiliation. Parle-moi sur autre ton !
— Non, maman. Je ne me tairai pas une fois de plus, pas aujourd'hui. Tu n'as jamais fait d'efforts quand tu devais t'occuper de moi alors que je n'étais quune gamine de quatorze ans putain ! J'ai dû apprendre à me débrouiller seule. À partir de maintenant, tu devras trouver ton argent par toi-même si tu continues à dépenser le mien dans ces futilités.
Elle se lève du canapé sur ses jambes tremblantes, si bien que je crois un instant qu'elle va s'écrouler. Elle pointe un doigt accusateur vers moi.
— Tu ignores tout de ce que je ressens depuis le jour où...
— Oui ! Je crie à plein poumons jusqu'à me casser les cordes vocales. Oui, papa est parti, mais c'était il y a sept ans ! Il ne reviendra pas, d'accord ?! Il faut que tu te fasses une raison, bordel !
À bout de souffle, les mots meurent sur le bout des mes lèvres comme une bombe à retardement destinée à imploser. Un silence écrasant règne dans le petit appartement. Je suis même certaine que les voisins, comme l'immeuble tout entier, ont entendu notre dispute à travers ces murs de papier. En la détaillant sans plus aucune pitié, je sens le poids sur ma poitrine se disloquer comme les morceaux d'une vie brisée. Une larme se fraie un passage à travers mon armure. Il ne me reste que le soulagement d'avoir exprimé ces vérités et le regret de ne pas avoir eu le courage de le faire plus tôt.
— Tu n'as vraiment aucune pitié pour ta vieille mère ? Tu es tellement ingrate.
Ces mots tranchants me font l'effet d'un poignard dans mon estomac, qui s'enfonce dans mes plaies ouvertes, à vif. Une voix me souffle comme une brise glaciale que je fais preuve d'égoïsme, me parcoure l'échine cruellement et qui, malgré mes supplication, refuse de se taire.
— Et toi, Romane, ne me dis pas que ton pauvre boulot de serveuse te rapporte autant. Tu te crois tellement au-dessus de tout le monde, mais pourquoi tu ne m'avoues pas où tu trouves tout cet argent ?
Ma mâchoire se crispe à lentente de son accusation et c'en est trop ; je ramasse mon sac à main et m'apprête à dégager de ce taudis. Qu'essaye-t-elle de me faire dire ? Que je passe mon temps à sacrifier ma dignité pour m'assurer qu'elle ne soit pas à la rue ? Que son comportement m'oblige à mettre de coté mon amour-propre pour quelques centaines d'euros ? Je refuses d'entrer sur ce terrain.
— Règle les factures avec cet argent mais si tu le dépenses encore de cette manière, ne compte plus sur moi à l'avenir.
Je claque la porte derrière moi, une boule amère coincée dans le fond de ma gorge.
Putain, je déteste l'emprise qu'elle a sur moi !
Mes jambes avancent frénétiquement jusqu'à l'arrêt de métro le plus proche et au bout d'une quinzaine de minutes, je passe les portiques en métal. Au même moment, un homme se colle à moi brusquement dans l'espoir de passer sans ticket. Il me bouscule dans sa lancée et m'assène un violent coup de sac à l'arrière de mon crâne. Je grogne, habituée par ce comportement récurrent, et lui crie d'acheter un ticket la prochaine fois .
— Va te faire foutre, salope !
Cette impolitesse ne me choque même plus tant bien que je roule des yeux, puis continue ma route jusqu'au quaie. Les portes du métro sont déjà ouvertes et je m'engouffre rapidement à l'intérieur. Je souffle enfin de soulagement lorsque mes fesses se posent sur le siège. L'odeur nauséabonde me fait tirer une légère grimace, mais je me perds rapidement dans mes pensées. Toutes mes idées se mélangent, l'épisode de ce matin, ma mère, ses insinuations sur mon deuxième travail... Ma gorge s'assèche et mes poings se serrent. Ella n'a pas le droit de m'accuser de la sorte, alors que tous ces sacrifices, je les fais pour elle. Puis soudain, quelque chose d'autre vient obscurcir mon esprit. Le souvenir de Nathanaël, hier après-midi, en train de me suivre refait surface. Des frissons me parcourent l'échine et je sens mes poils se hérisser. Je l'avais remarqué depuis déjà une bonne heure, avant que je ne le surprenne. Mon instinct ne me trompe jamais et j'étais également au courant qu'il avait déjà tenté de me contacter. Heureusement que Raphaël m'en a informé. Cest assez creepy d'ailleurs, la façon dont il a insisté auprès de mon collegue pour connaître mon adresse. Depuis le premier jour où je l'ai rencontré, cette fin d'après-midi au bar, j'ai su que quelque chose d'étrange planait autour de lui. Je l'ai d'abord aperçu dans son costume noir, le visage pâle et vide d'émotions, puis le litre d'alcool qu'il s'est enfilé m'a confirmé la raison de sa venue. Je n'ai pas posé de questions, et je l'ai laissé faire son deuil en se noyant dans l'alcool, sans lui rappeler la limite de consommation obligatoire infligée aux clients. J'ai servi chaque nouveau verre qu'il m'a demandé tout en le sentant m'épier dans chacun de mes mouvements.
Une vague de chaleur me parcourt l'échine lorsque je me remémore la manière dont ses yeux me déshabillaient. La façon dont ils tombaient le long de mes jambes, pour remonter jusquà mes seins. Il pensait peut-être se montrer discret, mais pour une personne observatrice telle que moi, rien ne passe inaperçu. Je ne devrais pas ressentir ces choses pour un homme si perfide et menaçant en apparence, mais incapable de résister, mon corps lui, réagit sans même que je lui accorde mon autorisation. Le fait qu'il m'ait suivi m'excite d'un certain côté. La vérité est que j'ai toujours été attirée par les mauvais garçons.Une moiteur s'installe entre les cuisses à mesure que je revis l'instant dans ma tête, et je presse d'autant plus mes cuisses entres elles pour tenter de la contenir.
Mon regard se relève et croise celui d'un homme face à moi, dans la quarantaine et qui visiblement me reluque d'un air pervers. Ses yeux tombent bien bas sur mes cuisses pressées entre elles, et remonte jusqu'à ma poitrine, tout en se léchant les lèvres comme si j'étais son quatre heures. Il a dû remarqué mon désir naissant, perdue dans les souvenirs de la veille. Mes joues rougissent de honte mais je ne me laisse pas intimider. Ce n'est pas la première fois que j'ai affaire à ce genre de cas.
— T'as fini de me reluquer, sale porc ? Je pourrais être ta fille, crachai-je avec dégout.
Ses pupilles rencontrent enfin les miennes et une once de moquerie les transperce furtivement. Son vieux débardeur recouvert de tâches de couleur suspecte lui colle à la peau, laissant entrevoir les poils sur son torse. J'observe ses bras rougits par le soleil et le vieux bonnet jaune qui recouvre ses cheveux gris, lui arrivant jusqu'aux épaules.
— Je profite juste du spectacle, renchérit le pervers.
Son sourir qui s'élargit aussitôt me laisse entrevoir sa dent manquante, ce qui me provoque une grimace. Heureusment, le métro s'arrête à la prochaine station et le viel homme se lève, puis s'en va, en me lançant un dernier regard obscène. Je dissipe le dégoût engendré à son égard de ma tête lorsque mon téléphone émet une sonnerie. Un nouveau message vient d'arriver et je reconnais aussitôt le numéro qui n'est enregistré sous aucun nom, mais que je connais pourtant par coeur.
« Tu es libre ce soir ? »
Je fixe quelques secondes l'écran de mon téléphone avant de taper frénétiquement ma réponse, sachant pertinemment que je n'ai pas le choix. Je range le téléphone dans ma poche, souffle un coup, et me reconcentre sur les galeries souterraines qui défilent à toute allure par les fenêtres.
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