3. Mauvaise graine
[The Offspring - Kids aren't alright]
Dix-sept ans plus tôt
Papa me pousse gentiment dans le dos pour me forcer à avancer. J'essaie de m'échapper mais il me rattrape par l'épaule et me guide vers la porte en bois. Il ne me laisse pas le choix. Je jette un dernier regard au couloir blanc et clinique avant de franchir le seuil. La pièce sent le neuf. Une vieille dame attend patiemment dans un fauteuil en cuir noir, puis nous fait signe de nous approcher. Son visage est tout ridé et ses cheveux gris ressemblent à ceux d'une grand-mère. Papa offre une poignée de main au fossile en décomposition.
— Docteur Fitzgerald, merci de nour recevoir si vite.
Il s'assied sur le canapé rouge et m'intime d'en faire autant. Mon ventre crispé me fait mal et mes mains tremblent. Je n'ose pas lever les yeux, alors je fixe le bout de mes baskets trouées que Papa m'a achetées le mois dernier.
— Bonjour Nathanaël, articule la vieille femme d'une voix blanche.
Je ne réponds pas et papa me donne un léger coup de coude en guise d'avertissement silencieux.
— C'est un garçon timide et réservé, commence-t-il, mais je suis certain qu'il finira par s'ouvrir davantage lorsqu'il aura confiance. Il est très mature pour son âge.
Je ne sais pas pourquoi il m'a emmené voir cette femme. Papa affirme que je ne suis pas un petit garçon normal ; il dit souvent que j'ai des problèmes. J'ignore ce qu'il entend par là... Parfois, quand je faisais des bêtises, il semblait énervé et me répétait qu'il me conduirai consulter un psychiatre. Papa m'a expliqué que c'est un docteur pour les enfants, qui s'occupe de chercher les problèmes cachés dans notre tête. Sauf que ma tête est comme celle des autres enfants et que je ne veux pas être ici !
Et maintenant, j'ai peur d'être différent.
Peur qu'il me rejette.
— Réponds au docteur Fitzgerald, mon chéri.
Mes doigts s'enfonçent dans mon jean et je presse ma cuisse pour contenir la sensation douloureuse qui me creuse l'estomac. Je fuis le regard de papa car je ne veux pas parler à cette dame. Si je reste silencieux, peut-être qu'elle me laissera tranquille.
— Ce n'est pas grave, assure-t-elle. Nathanaël pourra me parler quand il le voudra. Pour l'instant, Monsieur Andres, vous pouvez commencer par m'expliquer les motifs de votre venue.
Papa se redresse dans le canapé et se racle la gorge. Je me tourne dans sa direction pour observer son visage. Il paraît soucieux et ses cheveux bruns, qui lui arrivent aux épaules, sont attachés en un chignon, comme à son habitude. Il a laissé pousser sa barbe. J'ai les mêmes yeux bleus que lui. Il me dit souvent que j'ai le nez de ma maman, mais je préfère ne pas y penser. Il est le seul auquel j'ai envie de ressembler.
— J'ai remarqué depuis quelque temps des comportements étranges chez Nate. Sans doute rien de très inquiétant pour un enfant de six ans, mais je pense que parler à quelqu'un lui ferait du bien. Il refuse de s'ouvrir à moi.
Je ne suis pas bizarre !
Il me jette un sourire rassurant avant de continuer :
— Ses humeurs changent constamment et varient selon les jours ou semaines. La plupart du temps, il est assez ouvert à la discussion, n'hésite pas à intéragir avec moi ou ses camarades d'école... Il se comporte normalement. Mais il lui arrive de se comporter comme un petit monstre, de courir partout comme s'il était excité, de faire beaucoup de bêtises, de refuser de dormir et même de défier mon autorité. Généralement, cette période ne dure pas plus d'une semaine. Au contraire, il peut aussi se montrer renfermé au monde qui l'entoure, comme s'il s'isolait dans une bulle. Il ne prononce plus un seul mot, s'alimente très peu, devient agressif... Il ne veut même plus aller à l'école.
J'écoute papa raconter à la méchante dame ces choses sur moi, alors que je n'ai rien d'étrange. Je suis exactement comme mon copain, Nicolas, qui lui aussi fait des bêtises. La dernière fois, il a tapé Lucie à l'école car elle a accepté d'être mon amoureuse. Elle est allée voir la maîtresse en pleurant. Pourtant, ses parents ne l'ont pas emmené voir cette vieille femme.
— Les agissements de la sorte sont courant chez les jeunes enfants en développement, intervient le docteur. Ils cherchent souvent les limites de ce qu'ils peuvent – ou non – faire. Nathanaël semble en effet être un enfant timide, ce qui explique son refus de parler ou intéragir avec autrui. Peut-être que ses périodes de dépression – terme auquel s'apparente les nombreux symptômes que vous venez de me citer – sont liées à l'anxiété ou au stress auquel il pourrait être sujet.
— Sûrement, réplique papa, mais ce ne sont pas les seules choses qui m'inquiètent.
Je croise le regard brun de la méchante dame et m'empresse de détourner les yeux.
— Il doit probablement être traversé par pleins d'idées, tout comme les autres garçons de son âge... mais je me fais du souci pour lui. Il ne s'agit pas de choses qu'il aurait pu voir à la télévision, j'en suis sûr. Il parle souvent de la mort et me répète constamment qu'il a peur de tuer quelqu'un par accident. Surtout depuis le dernier incident.
— Quel incident ?
Mes membres se crispent violemment lorsque papa évoque ce souvenir que j'aimerais oublier. Je ne veux pas en entendre parler ! Je ne sais pas pourquoi j'ai agis ainsi. Je regrette beaucoup mais c'est trop tard, et il avait promis de garder le secret ! Il est en train de me trahir !
— Nathanaël ne supporte pas de savoir que notre chat sort de la maison. Il fait tout pour l'empêcher de s'échapper, et pareil pour ses peluches ; il les attache toujours à son lit avant de quitter sa chambre par peur qu'elles disparaissent. L'autre jour, notre chat s'est enfui et Nate l'a suivi. Comme il était en colère, sous l'impulsion, il a jeté une pierre sur l'animal. Il n'a pas suvécu et Nate s'en est beaucoup voulu.
Mes yeux picotent et j'essuie mes mains moites sur mon t-shirt. Papa avait adopté ce chat pour mon anniversaire. Il l'avait appelé Caramel car il avait des poils oranges. Et moi, je l'ai tué.
— Pas fait exprès, je murmure de culpabilité.
Je ne voulais pas le tuer, mais je n'ai pas pu m'en empêcher.
C'était un accident.
La dame aux cheveux gris se tourne vers moi et m'examine bizarrement.
— Il semble avoir peur de l'abandon. Y aurait-il un évènement en particulier à l'origine de cette angoisse ?
Papa se gratte le menton et mentionne le sujet de maman.
— Sa mère et moi nous sommes séparés peu après sa naissance. Elle n'a presque jamais été présente depuis ces dernières années. Je sais qu'il en souffre énormément. Il se porte souvent responsable de son absence, comme s'il culpabilisait.
Les contradiction se multiplient dans mon esprit. Ce n'est pas vrai, je n'ai pas besoin d'elle ! Je ne l'aime pas !
La vieille dame approuve d'un hochement de tête. J'aimerais bien savoir ce qu'elle pense en ce moment ; trouve-t-elle que je suis bizarre, comme papa ? Que je suis différent ? Si c'était le cas, papa serait-il déçu de ne pas avoir un fils normal ? Est-ce la raison pour laquelle maman est partie, elle aussi ? Elle ne voulait pas avoir un enfant pas comme les autres. Je suis sûr que papa en a marre et qu'il veut se débarrasser de moi... C'est probablement pour ça qu'il m'emmene voir cette psychiatre ; il va m'abandonner avec ce monstre.
J'ai envie de lui crier de ne pas me laisser seul ici, mais aucun son ne sort de ma bouche.
—Nathanaël, prononce la femme aux cheveux gris. Es-tu prêt à coopérer avec moi pour que je puisse comprendre ce qu'il se passe dans ta tête ? A ucune inquiétude ; je ne mords pas. Ce que je veux, c'est simplement discuter avec toi.
Pas de réponse. Je ne veux pas lui parler. Je sens le regard brûlant de papa, que je me contente de l'ignorer. Il m'a peut-être traîné jusqu'ici, mais il ne pourra pas me forcer à échanger avec cette vieille peau.
— Nate...
— Pas de soucis, reprend la psychiatre. Avec de la chance, il acceptera de s'ouvrir à la prochaine séance... Pour le moment, je souhaiterais vous parler en privé, monsieur Andres.
— Je reviens te chercher dans cinq minutes, Nate. Sois sage en mon absence.
Je sors de la pièce sous les ordres de papa car je ne suis pas d'humeur à le contredire. Je suis soulagé que ce soit enfin fini ; mon coeur retrouve un rythme lent et la boule qui me comprimait la gorge disparaît aussitôt. La porte est restée entrouverte et j'y colle mon oreille pour attendre leur conversation secrète.
— Les symptômes ainsi que son comportement semblent me mener vers certaines pistes ; plus précisément celles de la bipolarité et des tocs obsessionnels. Il possède manifestement une grande peur d'être rejeté. Mais je préfère ne pas me prononcer car il est encore trop tôt. Je vous conseille de surveiller son comportement attentivement et d'attendre. Peut-être n'est-ce qu'une passade éphémère... Néanmoins, je pense qu'il serait bénéfique de continuer les séances à l'avenir, disons une fois par semaine.
Bipolarité ? Tocs obsessionnels ?
Je ne comprends rien à ce que la vieille dame raconte, mais je m'en fiche. Je ne suis pas une bête de foire et mon esprit n'est pas un musée à visiter. Il n'y a rien d'anormal chez moi. Je n'ai pas besoin de revenir la voir. c'est hors de question. Jamais !
— Je ne peux rien faire d'autre ?
— Rassurez-le et faites lui comprendre que la départ de sa mère n'est en aucun cas sa faute. Vous pouvez, par exemple, essayer de passer plus de temps avec lui. Pour lui prouver que vous l'aimez et que vous n'allez pas partir.
Au même moment, un garçon plus grand – environ quinze ans – traverse le couloir, accompagné d'une dame en blouse blanche. Il gueule très fort et sa voix résonne dans tout le couloir. L'infermière lui court après mais il n'en a rien à faire. Mes yeux sont attirés par ses mains abîmées, comme s'il s'était battu. Un hématome recouvre les contour de son œil gauche. Il sort un paquet de cigarettes – les mêmes que celles de papa – et en place une entre ses lèvres.
— Interdiction de fumer dans l'enceinte de l'établissement, aboie l'infermière en colère.
— J'en ai rien à foutre ! Je me casse de ce trou à rats !
Il lui fait un geste mal élevé avec son majeur – celui que papa m'interdit de reproduire – et débite un tas de gros mots. Je l'observe claquer la double porte et à cet instant, je me promets à mon tour de ne plus jamais remettre les pieds ici.
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