L'accident
Ça faisait maintenant 3 ans que la femme de John, Olga, était morte. Le petit Nathan n'avait que sept ans lorsqu'elle s'est éteinte. Ce jour-là commençait comme une journée banale pour John. Levé à 6h15 du matin par l'assourdissant réveil de son téléphone portable, il ne se réveilla que lorsque les chaudes effluves de café fraîchement moulue par lui-même pénétra son nez ; qu'il avait bien petit. La radio allumée comme tous les matins depuis aussi longtemps qu'il se souvenait, lui dressait une carte météo de la journée ; tantôt pluvieux, tantôt brumeux, autrement dit un jour comme les autres dans la petite ville de More en Utopia.
Une deuxième sonnerie retentit le prévenant qu'il était temps de réveiller son fils. Il l'habilla avant de lui faire manger ses céréales chocolatées préférées devant un de ces dessins animés qui prétendent éduquer les enfants à la place des parents. « Pathétique » se disait-il. Personne mieux que lui n'était capable d'élever son propre fils. Il éteignit la télé et monta le son de sa radio. Brume, brume, brume, course poursuite dans la ville et embouteillages sur l'A67. Rien de bien passionnant en somme. Tiens, un politique maintenant : « Dans notre beau pays qu'est Utopia, les étrangers n'ont pas leurs places ! Que ferait-il s'ils avaient le droit de vote je vous le demande ? Notre Etat courrait à sa perte. Les étrangers ne sont pas les premiers concernés par la vie du pays. Ils ne subissent pas les ravages du chômage mais vivent sous assistanat. Entretenus par ceux-là même de nos concitoyens qui ont du mal à payer leur loyer. Ceux-là même de nos concitoyens qui travaillent dur pour un salaire misérable. Je vous le dis, la politique de notre pays n'est l'affaire que de ses concitoyens. Et puis c'est tout ! ». John sourit. Face à de tels discours il ne trouvait que cette façon d'échapper à la colère. « Tous pourris » aurait-il pu dire si ce n'était que la bête en lui qui s'exprimait. A la place, il préférait laisser s'exprimer l'humain et se dire que c'était le pouvoir en lui-même qui était pourri. Le Pouvoir est ce fruit défendu pleins de vers dans lequel seuls les plus avares sont prêts à croquer. Une fois qu'ils y ont gouté, ils sont transformés jusqu'à ce que leur égoïsme se révèle à leur être comme la nudité à Adam et Eve.
Toute cette journée commençait ordinairement. La routine étant à son climax, quand l'accident les frappa. Juste en face de chez eux.
Sortie de nulle part, ce jour-là une autre voiture arriva en trombe. Fauchant dans son élan et le père et le fils.
- Je suis resté à l'hôpital pendant deux semaines, me dit John. Dans un coma profond. A peine me réveillais-je, qu'une seule chose était présente à mon esprit « Où est Nathan ? ». Alors, encore dans les vapes, je murmurais aux infirmières avec la plus grande force que peut avoir un corps malade le nom de mon fils. « Reposez-vous » me disaient-elles. Mais je persistais à m'épuiser jusqu'à ce que, mon énergie disparue, l'envie de dormir s'emparait de moi. Quelques jours plus tard, j'arrivais à faire des phrases. Mais qu'elle importance ? Pour moi, seul mon fils comptait. Jusqu'au jour où, en me réveillant, je l'ai vu assis sur une chaise. Avec pour seules marques de notre accident, un bandage entourant sa tête. « Restes en vie, Papa ! » s'écria-t-il. Puis je me rendormi. Je pouvais enfin reposer en paix. Mon fils était vivant, qu'aurais je fais sans lui ?
En effet, qu'aurait pu faire un homme face à la solitude du décès ? D'abord sa femme, puis son fils. Aucun...aucun esprit aussi génial soit il ne pourrait supporter autant de douleur. Les pleurs deviennent le quotidien. La peur l'emporte sur l'amour. Dans le décès meurent toutes nos certitudes. Au crépuscule des rêves commencent le sommeil éternel. Le cerveau ne s'illumine plus que d'un petit feu follet; douce folie des âmes sans vie ! Les neurones scintillent de vie bien encore après que le cœur s'arrête. La rivière de vie que sont les vaisseaux sanguins deviennent lentement d'infâmes Styx. Achille lui-même en gardera les séquelles. Ne lui doit-on pas d'ailleurs l'expression le talon d'Achille ? Bien que sans talent, la Mort exécute sa tâche herculéenne. Les 12 travaux n'ont aucuns secrets pour elle. « Terrible femme que tu es ! Je ne serais pas effrayé par toi ! » hurla John dans son sommeil. Perturbant par la même occasion quelques infirmières dans les leurs de travaux.
- Et savez-vous ce qu'est devenu le conducteur de la voiture ? A-t-il été arrêté ? Lui dis-je sur un ton grave mais avide d'en savoir plus.
- Avec la justice, démontrer la culpabilité ne suffit plus. Vous pourriez avoir des preuves indubitables et irréfutables de ce que vous avancez que cela ne servirait pas à faire condamner à coup sûr votre bourreau. La Justice de Salomon n'est plus si équitable.
- Que s'est-il passé ?
- Le conducteur jouissait d'une immunité diplomatique. En effet, c'était le fils d'un important dignitaire d'Arabie saoudite. Alors, il est sorti de garde à vue aussi rapidement qu'il y est entré. Sans bavure. Seulement celle des juges... Et c'est à ce moment-là que j'eus une révélation aussi subite qu'inattendu : « au fond, peut-être qu'ils étaient tous pourri ? ». Pour la première fois je remettais en question les fondements de ma vision politique du monde. Je n'en revenais pas. Jouir du privilège de l'irresponsabilité, voilà toute la crapulerie de notre époque. Les vrais voyous ne portent pas de jogging, ni basket mais bien des costards. Voilà l'habit de leur méfait ! Avec ça pas besoin de cagoule, la cravate suffit à masquer vos intentions. Plus besoin de braquer la banque pour être riche, il suffit de la posséder. Tout simplement. Pourquoi personne n'y avait pensé avant ?
- Vous exagérez, lui dis-je. Vous généralisez un cas particulier à l'ensemble des êtres humains. Certes, il y a des crapules dans ce monde, mais il y a aussi des hommes et des femmes dont le cœur est bon.
- Croyez-moi sur parole Lucie. Aujourd'hui la société n'engendre que des égoïstes. Il faudrait être Dieu ou enfant pour être véritablement altruiste. L'un n'existe pas, l'autre n'existe plus. On devient adulte de plus en plus tôt. Autrement dit, on devient égoïste dès l'aube de nos vies. J'ai longtemps cru que mes gestes étaient totalement et purement désintéressés. Peut-être qu'au début ça l'était, mais aujourd'hui j'en suis sûr : tout altruisme n'est qu'hédonisme caché.
- Je ne pense pas jouir d'un plaisir quelconque lorsque je donne une pièce à un malheureux. Bien au contraire, je souffre bien plus que je ne jouis. De cette souffrance naît du soulagement, pas du plaisir.
- Et qu'est-ce que le soulagement si ce n'est le plaisir de ne plus être dans la souffrance ? Nous y revenons Lucie. Tout altruisme n'est qu'hédonisme caché.
- Vous avez tort, lui répondis-je passablement énervée. Vous réduisez l'humain qu'à son cerveau. On peut être d'accord sur les mécanismes qui sont sous-jacents à l'altruisme. On peut avoir du plaisir à être altruiste. Mais contrairement à d'autres plaisirs plus organique comme celui que l'on prend à déguster une barre de chocolat, on ne recherche pas le plaisir de l'altruisme. On ne court pas après comme une souris de laboratoire courrait après sa récompense. Voilà la différence entre l'altruisme hédoniste et l'altruisme véritable qui, pour moi, est le seule qui existe : on ne dépend pas d'elle.
- C'est une fine argumentation que vous avez là. Mais l'expérience l'emporte toujours sur la théorie.
- Votre cerveau est unique John. Bien avant votre naissance des réseaux neuronaux se forment en interaction avec votre environnement. Tu sais... je peux te tutoyer?
- Oui bien sûr
- Tu sais, les êtres humains vivent parfois des expériences similaires. On vit par exemple tous des peines d'amour. C'est universel. Mais la façon dont on a appris à gérer la douleur de la peine d'amour diffèrent. Justement parce que notre cerveau apprends des choses toute sa vie par imitation ou éducation. Deux hommes selon leur passé ne réagiront pas de la même manière au même événement. La pression de l'environnement peut être aussi puissante qu'elle le veut, le comportement ne dépend que de l'amas de petites expériences accumulées. Parfois oubliées, mais jamais par le cerveau. L'expérience n'est que la confrontation d'une subjectivité à l'objectivité des faits.
Sans que je comprenne pourquoi John se mit à applaudir.
- Fantastique ! s'écria-t-il vraisemblablement joyeux. Vous devenez philosophe maintenant, rit-il. Combien de talent me cachez-vous encore?
Faisant face à mon silence gêné, John repris.
- Quoi qu'il en soit, à l'époque, la colère seule était ma compagne. Je me revoyais essayant d'esquiver cette voiture encore et encore. Dans mes rêves, j'imaginais ma mort. A chaque impact de la voiture contre mon corps, j'émergeais de mon sommeil en sueur. C'est pourquoi, à chaque réveil, ma soif de pouvoir prenait le dessus sur ma raison.
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