Chapitre 3 - Un point d'ancrage.
Silhouette - Aquilo
Ma journée avait été à l'image de la nuit que j'avais passée : longue, chaotique et hantée de souvenir. J'avais cru voir Romane au détour d'un couloir au moins trois fois, et cru entendre sa voix plus encore. L'effet était le même à chaque fois, pendant les courtes secondes où mon esprit était trompé par ce qu'il espérait désespérément voir, rien d'autre n'avait ni d'intérêt ni d'importance. Si bien que j'oubliais totalement tout ce qui m'entourait ; de la personne à qui je pouvais bloquer le passage à celle qui était en train de me parler. J'étais dans cette bulle qui nous entourait, Romane et moi. Mais maintenant que je m'y retrouvais seul, l'air y était irrespirable ; je suffoquais de solitude. C'était mon cœur qui me ramenait sur terre. En pleine souffrance tant je le privais d'oxygène, il en devenait douloureux et m'alertait à l'aide de pincements, aussi douloureux les uns que les autres. Mais pas plus douloureux que le retour à la réalité.
« Dr. Andrews ? Tout va bien ? »
Je clignais des yeux, plusieurs fois, et secouais la tête pour retrouver mes esprits. Mon interne était en train d'agiter sa main sous mon nez pour essayer d'attirer mon attention. Tout ce qu'elle réussissait à faire, c'était me faire grimacer. Je chassais sa main de sous mon nez, lui lançant un regard d'avertissement. C'était la troisième fois qu'elle venait me voir aujourd'hui. Et les deux premières m'avaient déjà fait lever les yeux au ciel tellement haut qu'on aurait pu me croire sujet à des convulsions.
« Quoi ?
- Rien je... enfin si. J'ai les résultats pour la petite Chloë.
- Il était temps. T'es allée les chercher où ? En Australie ?»,
Elle balbutia quelques excuses que je n'écoutais pas, j'étais déjà plongé dans les résultats qu'elle m'avait amenés. Je me concentrais sur les chiffres, leurs significations que je devinais aussitôt. Avec l'habitude, lire des chiffres revenait à lire un petit roman, ou même passer de l'anglais au français : un jeu d'enfant.
Je me souvenais encore de mes premiers jours en France. Le changement d'habitudes, la perte totale de repère, et ce chamboulement de la langue. C'était ce qui m'était le plus difficile. La médecine reste la médecine, quel que soit le pays, mais en parler était plus compliqué. A présent, je cherchais beaucoup moins mes mots, voire plus du tout. Et il ne me restait que très peu d'accent.
En somme, j'avais tout ce qu'il me fallait pour remballer une interne qui me cassait les pieds pour pas grand-chose. Mais je prenais sur moi. J'avais aussi un devoir d'enseignant et si je voulais qu'elle sache se débrouiller, je me devais de lui montrer les choses.
Je lui fis alors signe de me suivre, et nous emmenais dans une salle de soin. Loin de moi l'idée de l'isoler pour mieux la torturer. En fait, je voulais surtout être au calme pour pouvoir lui expliquer ce qu'il fallait. Parce que même si j'étais de mauvaise humeur ou simplement aigri, je restais tout de même quelqu'un de fiable pour ce qui était d'expliquer, de former.
Je pris mon temps pour tout expliquer, sans prendre de détour, en m'attardant sur des détails que je jugeais utiles. Le but était qu'elle n'ait plus besoin de moi pour ce genre de choses, petit à petit, et c'était tout un apprentissage. De la lecture de résultats d'analyses aux choix des traitements, de l'application du traitement aux conversations avec le patient et/ou sa famille, c'était un apprentissage quotidien. Même moi, j'en apprenais tous les jours un peu plus sur ma profession. C'était sûrement pour ça qu'elle me passionnait autant ; c'est un changement constant, il faut sans cesse s'adapter, se renouveler, s'améliorer.
Je n'étais pas du genre à être excessivement sûr de moi, loin de là, mais une fois les portes de l'hôpital passées, je savais toujours ce que je faisais, ce que je devais faire et pourquoi, comment, et mes mains ne tremblaient jamais, je ne doutais jamais.
« Tu as bien compris ?
- Je pense, oui.
- Non, tu dois être certaine d'avoir compris ce que je viens de t'expliquer. On recommence. »
Et ça pouvait durer longtemps comme ça. Tout devait être clair, sinon à quoi bon ? Je lui expliquais une seconde fois, et finalement même une troisième avant d'être sûr que ce soit bien rentré. Après tout, s'il arrivait quelque chose, je serais aussi fautif qu'elle.
Je la laissais retourner à sa patiente, avant de rester un instant dans la salle de soin.
J'avais besoin d'une minute, juste une minute. Certes mon esprit avait été occupé pendant quelques minutes, et ces quelques minutes avaient été synonymes de soulagement. Mais là, tout me revenait de nouveau brutalement en plein visage.
Je m'appuyais contre la table d'examen, mes mains serrant fermement les bords de la table, et je fermais les yeux, essayant tant bien que mal de me focaliser uniquement sur ma respiration. J'avais pris l'habitude de faire ça quand j'étais plus jeune. J'essayais de chasser ces espèces de démons qui rodaient dans mon esprit, simplement en le concentrant sur quelque chose d'autre, qui n'avait rien à voir.
Mais cette fois-ci, ça ne fonctionnait pas. Je sentais mon cœur prendre une allure plus folle, moins rythmée, et ma respiration suivait. Mes mains serraient à présent les bords de la table si bord qu'elles en tremblaient.
Inspire, Charly... expire...
J'étais allé dans la mauvaise salle de soin, celle qui regorgeait de souvenirs qu'il m'était impossible d'ignorer, et je m'en retrouvais entouré.
Pris au piège pas des souvenirs qui me hantaient déjà d'ordinaire, à présent ils étaient bien trop proches, ils m'étouffaient. Ma vision devenait floue, et tout ce qui m'entourait n'existait plus. Les battements précipités et affolés de mon cœur résonnaient dans mes oreilles, comme un bourdonnement lointain et sourd. J'étais là sans être là. J'étais physiquement présent, mais mon esprit avait quitté mon corps. Et franchement, comment le lui reprocher ? Chaque cellule de mon corps était une souffrance à elles seules, alors comment vouloir rester ?
Je revoyais ses mains sur moi, se posant sur mes avant-bras et remontant lentement jusqu'à ma nuque, pour que ses doigts s'engouffrent dans mes cheveux. Je revoyais son sourire, si doux, si tendre, qui provoquait automatiquement le mien. Mais par-dessus tout, je revoyais son regard, épris d'amour et de bienveillance, et quelque part de fierté aussi. Jamais personne ne m'avait regardé comme elle l'avait toujours fait, parce que personne ne m'avait vu comme elle me voyait. Le vice de la situation allait même jusqu'à me faire encore sentir ses lèvres contre les miennes, cette douce pression dont j'étais devenu accro, jusqu'à me faire entendre l'écho de sa voix. Je ne voyais plus qu'elle sous mes yeux, d'un réalisme fascinant. Une parfaite illusion toute droit venue de mes souvenirs.
Je me surpris à tendre une main tremblante vers sa silhouette, qui s'évaporait aussitôt.
J'étouffais de me sentir aussi proche de mes souvenirs, mais aussi loin d'elle, aussi loin de la réalité.
« Docteur... ? Tout va bien ? », une voix me fit sursauter.
Je peinais à relever la tête, à retrouver mes esprits.
J'essayais de me sortir de cet état en me concentrant sur ma respiration, rien de plus. Ne focaliser mes pensées que sur ça.
Inspire, expire...
« Docteur ?, répétait la voix, cette fois-ci plus insistante.
- Une seconde. »
Je commençais à peine à me détendre, tout doucement. Mon corps m'offrait juste un peu de répit, là. Une respiration moins rapide, des tremblements peu à peu maîtrisé, et une vision plus nette.
Mes yeux se fermèrent pour achever le processus, pour que je sois sûr et certain qu'une fois rouverts, tout était rentré dans l'ordre.
Je n'entendais plus que ma respiration, que j'accentuais volontairement. De grandes inspirations, des expirations profondes... et un raclement de gorge pour me rappeler que je n'étais pas tout seul dans la pièce. Décidément.
Lorsque je rouvris enfin les yeux, je me rendis compte que cette fameuse voix était celle de mon interne, déjà de retour, sûrement avec une autre question assez stupide.
« Est-ce que... vous faisiez une crise d'angoisse ? », me demanda-t-elle, visiblement surprise, et apparemment prête à en rire.
Une crise d'angoisse. La première depuis tellement longtemps. Ça faisait sûrement des années que je n'y avais pas été sujet, et ça ne m'avait pas manqué. Tout comme cette fatigue extrême qui m'envahissait subitement. Je soupirais, longuement, et passais mes mains sur mon visage.
« Est-ce que tu rirais au nez d'un patient suite à un diagnostique de crise d'angoisse ?
- Oh.. hm. Non, pardon.
- Sors d'ici. Tout d'suite. »
Je ne vérifiais même pas qu'elle sortit de la pièce, de toute façon je l'avais parfaitement entendu ronchonner et claquer la porte derrière elle.
Abrutie.
Je trouvais ça tellement idiot, cette réputation qu'on donnait aux gens qui étaient sujet à ces crises.
« Sujet », oui, pas « victime ». Je refusais d'utiliser ce mot.
On sous-estimait beaucoup trop la violence de ces crises, et à quel point il fallait être fort pour les affronter. Fort mentalement, mais physiquement aussi. Parce que l'esprit martèle le corps de toutes ses angoisses, ses craintes, ses névroses. Le choc, l'impact est brutal. Il vous laisse complètement sonné, groggy, et vide de votre énergie. Il fallait être fort pour vivre ça, pour se sentir complètement hors de contrôle de quoique ce soit, de ses émotions et de son corps, mais parvenir à se calmer. Il fallait être fort pour affronter celle qui arriverait prochainement, parce qu'elles sont rarement isolées. On fait face à ses peurs, ses angoisses, on leur fait front lors d'une crise.
« Trouve un point d'ancrage », me répétait ma mère, lorsque j'étais enfant.
Les crises étaient plus nombreuses, moins violentes qu'à présent. Mais elles étaient bien là, et pour un enfant, c'est quelque chose d'extraordinairement effroyable. On ne comprend pas, on ne sait pas ce qu'il se passe, ni pourquoi. Je ne parvenais d'ailleurs à me souvenir que de ça, de la voix de ma mère qui répétait sans s'arrêter que je devais l'écouter, que je devais trouver un point d'ancrage et ne pas le lâcher. A l'époque, je ne comprenais pas. Tout ce que je savais, c'était qu'elle était là, et qu'elle m'aidait, alors je me focalisais sur sa voix. Ce n'était qu'à présent que je comprenais que j'avais trouvé un point d'ancrage en elle, et puis d'autres en grandissant.
Et à présent ? Le seul point d'ancrage que je connaissais, c'était moi.
Je devais bien me contenter de ça.
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