Épilogue
Parce qu'avec toi le temps a pris de nouvelles dimensions
Que ma routine s'est égarée dans ces changements de direction
Parce que les jours de la semaine se mélangent dans ce bazar
Parce que c'est toi, parce que t'es là, je n'ai plus peur du dimanche soir
Parce que ça arrive tellement souvent que je sois en pic de sentiments
Et que ma pudeur accepte quand même de te le faire comprendre gentiment
Parce qu'il paraît que l'homme s'habitue vite, s'habitue trop
Et qu'moi je sais que mes deux mains ne se lasseront jamais de ta peau
Quand je vois tout ce qu'on a construit, je me dis que dix ans c'est tellement long
Et puis je me dis que c'est tellement court à chaque fois que s'affiche ton prénom
Parce que le temps n'a pas d'emprise sur la couleur de tes yeux
Parce que le vent éteint une petite flamme mais attise un grand feu
Parce qu'on s'est tant rapprochés que nos souvenirs se ressemblent
Parce que quand la vie n'est pas simple, c'est tellement mieux d'être ensemble
Parce que je sais que le lundi, je vais te parler et te voir
Parce que c'est toi, parce que t'es là, je n'ai plus peur du dimanche soir.
...
"dimanche soir", Grand Corps Malade (en media)
Jamais je n'aurais cru qu'elle me ferait sa demande.
Lou n'est pas douce, ni délicate. Elle est souvent pénible. Elle est stressée, parfois stressante. Elle est susceptible, veut tout contrôler, dit beaucoup de gros mots, elle a un caractère de cochon. Elle est parfaite pour moi.
J'ai tant de fois pensé lui demander de m'épouser, mais j'étais sûr de me faire jeter.
Ce soir où nous avons fêté les « un an » de nos retrouvailles, autour d'un dîner aux chandelles dans mon appartement, mais je n'avais pas de bague, ce n'était pas préparé, je me suis finalement dégonflé. Et à d'autres moments impromptus, à chaque fois que j'étais touché par sa grâce. Sur cette plage corse, où nous avons passé nos vacances l'été dernier, on mangeait une granita au citron en se baladant, les pieds dans l'eau. La fois où on s'est disputé à cause d'une histoire de vaisselle sur l'égouttoir, il paraît qu'il faut la ranger avant d'en remettre de la mouillée par-dessus, je l'ai embrassée pour la faire taire, elle m'a repoussé furieusement, et la seule chose que j'ai pensé en voyant les flammes danser dans ses prunelles grises assombries par la colère c'est « je veux qu'elle devienne ma femme ». Et peut-être aussi, chaque matin, quand ses yeux ensommeillés s'ouvraient, chaque soir, quand sa respiration se ralentissait et que je caressais son dos nu, sa peau au grain si doux alors qu'elle sombrait dans le sommeil. A chacun de ses sourires, à chacun de ses baisers, à chaque fois qu'elle s'abandonnait dans mes bras après un moment charnel. A chaque fois que je m'interrompais pour la regarder rire, s'énerver ou se concentrer, parce que je la trouvais bouleversante. Elle disait : « Quoi ? », les sourcils foncés ou les yeux plissés, et je répondais : « Rien, rien », à la place de cet « Épouse-moi » qui n'a jamais osé franchir la barrière de mon espoir.
Combien de « Viens, on se marie », ai-je retenu, par peur qu'elle hausse les épaules, ou pire, se moque, me traitant d'homme conventionnel, prétendant ne pas avoir besoin de ce lien supplémentaire pour nous prouver notre amour ?
Au final, nous n'avons jamais clairement abordé le sujet, et je crois bien que j'ai fini par me persuader que ce n'était pas pour nous. Que ce n'était pas ce dont elle avait envie pour notre avenir.
Et pourtant, c'est elle qui a pris les devants. Je croyais tout savoir d'elle, mais Louise pouvait encore me surprendre, me montrer qu'elle ne serait pas toujours où je l'attends, que dans la vie, rien de se passe toujours comme on l'a imaginé, mais que ça vaut aussi de belles surprises, des moments de bonheur intense, comme cet instant, sur la piazza Michelangelo où j'ai compris que, malgré ses velléités d'indépendance, nous avions finalement les mêmes envies.
A vingt ans, nous nous sommes séparés parce que je suis parti, certes, mais au fond, surtout à cause de mon égoïsme et de son orgueil. Nous n'étions pas assez forts pour passer outre ces défauts, notre couple, qu'on pensait inattaquable avec la candeur de nos jeunes années, n'était pas aussi solide qu'on aurait voulu le croire.
Les épreuves de la vie forgent le caractère, et peuvent séparer les amoureux, ou rendre leurs liens encore plus puissants. C'est ce qui s'est passé pour nous. J'ai été là pour elle quand l'annonce de ses origines a chamboulé le cours de son existence, je l'ai accompagnée dans sa recherche d'identité, et quand c'est mon monde qui s'est écroulé, elle a été présente pour moi aussi, et même bien plus que cela. Ma vraie béquille c'est elle, et je n'aurais jamais pu avancer sans son amour, sans son soutien inconditionnel.
Elle a applaudi tous mes progrès, aussi infimes soient-ils, a supporté les moments d'abattement, dents serrées, me remotivant pour ne pas laisser le découragement s'installer. Mais surtout, surtout, et c'est le plus beau car c'est le moins évident, elle n'a pas failli à la promesse faite en Toscane : ne plus laisser la culpabilité l'habiter. Chaque échec a été accueilli avec pragmatisme. Elle n'a jamais baissé les yeux, ne m'a jamais considéré d'un air navré. Je n'aurais pas supporté de voir de la pitié dans son regard, et c'est justement cette confiance, ce courage que j'y ai lu qui m'a donné la force de dépasser les limites de la douleur, de l'épuisement physique et mental, et si aujourd'hui je peux me tenir debout quelques minutes sans canne, faire un ou deux pas, c'est grâce à elle, à ce qu'elle a fait en sorte que nous soyons l'un pour l'autre. Un roc inébranlable, deux êtres soudés à jamais. Après ce que nous avons vécu ensemble ces quinze derniers mois, j'ai la certitude absolue que plus rien ne pourra jamais nous atteindre.
***
Nous avons continué notre vie, comme on l'avait laissée, avec un bonus, le fils de Caro et Clément, l'adorable petit Victor qui a enrichi le groupe.
J'avoue que j'avais espéré qu'en faisant la connaissance de l'enfant de sa meilleure amie, Lou se découvrirait des envie de maternité, mais ça n'a pas été le cas. Pourtant, quand je la vois avec ce tout petit être blotti contre elle, quand je constate combien elle est capable de convertir son énergie bouillonnante, son mauvais caractère en un puits de tendresse et de douceur, quand le bébé est dans ses bras, je ne peux pas m'empêcher d'être ému par cette image, et d'espérer qu'un jour elle revienne sur le sujet avec une bonne nouvelle.
Pour ma part, j'ai poursuivi la rééducation cinq fois par semaine dès mon arrivée en France, espacées ensuite à un jour sur deux. J'avais ajouté à cela des séances dans un groupe de parole spécialisé dans l'acceptation du handicap, ce qui m'a aussi permis de remettre ma propre infirmité en perspective. Oui, je ne pourrai plus jamais courir, mais j'avais la chance de me tenir debout, marcher, me mouvoir, et comparé à certains accidentés, c'était déjà formidable. Lou et moi suivions également une thérapie ensemble, pour parler de tous les évènements qui s'étaient déroulés à Casalnuovo : mon accident et ses conséquences, mais aussi les agressions dont elle avait été victime, et tout simplement, son passé et ses origines. Elle tenait notre couple à bras le corps, et je craignais qu'elle ne s'effondre le jour où j'irais mieux. Vivre en sachant qu'on est la fille d'un psychopathe, ce n'est pas rien.
Mais le temps est parfois le meilleur des remèdes, et je crois que six mois après notre retour, nous avons plutôt bien exorcisé nos démons, appris à gérer notre douleur, compris qu'on ne peut pas réécrire le passé. Assister et témoigner au procès des 'Ndranghetistes casalnuovesi nous a aidé aussi. C'est malheureusement incroyable de voir combien la vengeance est un processus salvateur.
Montolo, droit dans ses bottes et regard fixe dans le box des accusés, a pris perpétuité. Son bras droit et Luigi s'en sont tirés avec trente ans de réclusion, associé à une période de sureté de vingt ans, et le reste de la clique, Carmelo, Rico, Benito et compagnie, d'un assortiment entre quinze et huit ans. Bien sûr, un jour, ils sortiront. Bien sûr, un jour, avant qu'ils ne réapparaissent, quelqu'un aura pris la suite. Mais en attendant, Montolo a payé, et Casalnuovo peut vivre plus sereinement.
Louise a retrouvé avec bonheur sa librairie, ses livres et ses clients. Entre temps, Sarah s'était attachée à l'endroit, et est volontiers restée aider Lou à ma place le temps qu'on embauche quelqu'un. Elle y travaillait le mercredi et le samedi en renfort, plus le jeudi pour que Lou ait un jour de congé.
Ma sœur avait su conserver le calme et chaleur à notre boutique, et si nos habitués ont été ravis de retrouver mon amoureuse, ils nous ont assuré que Sarah, malgré son maquillage noir outrageux et ses pantalons de cuir détonants entre les murs pastel, avait parfaitement réussi à assurer l'intérim. Pour le reste, les factures, les commandes, les retours, c'était un sacré bordel, mais au moins, elle a eu le mérite de tenir notre rêve debout, de garder la boutique pérenne, et c'est déjà formidable.
Par la suite, elle a suivi ma voie. Tous les deux, et à la différence d'Emma la benjamine, bien plus studieuse, nous n'avons pas de diplôme. La mort de nos parents est tombée sur elle a un âge charnière, où elle était déjà adulte, mais sans avoir assez de plomb dans la cervelle pour la garder sur le droit chemin. Comme moi, elle s'est cherchée, sans avoir la chance de se trouver. Jusqu'au jour où le type du café de la rue parallèle, où elle avait l'habitude de déjeuner, a annoncé ses projets de départ. Sa femme souffrait de spondylarthrite, ils quittaient la région à la recherche de davantage de soleil. Sarah a sauté sur l'occasion et le pas de porte à céder. Nous sommes désormais voisins, et son look un peu gothique cadre mieux dans son nouveau bar que dans le rayon enfant de notre librairie.
Lou a recruté un employé pour remplacer ma sœur. Mes séances de kiné et notre thérapie étaient chronophages, et je crois que même si nous aimons tous les deux passionnément notre métier, nous n'avions plus envie de passer soixante-dix heures par semaine dans la librairie. Nous voulions du temps ensemble. C'est finalement Lola, la jeune vendeuse qu'elle avait formée il y a deux ans et demi, lorsqu'elle travaillait encore dans la mode, qui s'est présentée pour le poste. Mon amoureuse l'a immédiatement engagée.
Lou et moi avons également repris nos recherches d'appartements, sérieusement cette fois. Nous avons changé d'agent immobilier, car aucun de nous n'avait osé rappeler Mme Grangier, vu la manière dont s'était soldée notre dernière entrevue. Vingt-huit visites et autant de déceptions, parfois quelques hésitations, mais enfin, le coup de cœur. Fin avril, soit quatre mois après notre retour, nous signions pour un cent trente mètres carrés mansardé, au dernier étage d'un petit immeuble, à la lisière du centre-ville, avec trois chambres, au cas où, un ascenseur pour ma patte folle, une terrasse plus un jardin partagé, et surtout à quinze minutes à pied de la librairie. L'appartement méritait un bon coup de peinture, la salle de bains et la cuisine étaient à refaire, mais c'était un peu la fusion de nos deux logements actuels, des poutres et de grands espaces, des fenêtres de toit et du parquet, un mélange de ce qu'on aimait, la combinaison de nos personnalités. L'appartement qu'il nous fallait, celui qu'on attendait. L'emménagement est prévu pour le mois d'août.
Enzo et Charlotte, quant à eux, ont fait les allers-retours durant quelques mois, mais s'en sont vite lassés, épuisés par les voyages, étranglés par le prix des billets. Alors, le flic a pris une décision, celle qui lui trottait dans la tête depuis notre départ. Un lundi matin, il a posé sa lettre de démission sur le bureau de son chef, et quand il a repris l'avion pour la France, la fois suivante il n'avait pas de billet retour. Il a obtenu un titre de séjour provisoire, et intégrera en septembre la Brigade Anti Criminalité de Metz, après des mois de bras de fer entre les deux services, italien et français, pour faire reconnaitre son diplôme et ses compétences ici.
C'est incroyable que ça marche entre eux. Et pourtant, quand on les voit ensemble, cela semble être une évidence. Comme un mélange de saveurs sur lequel on n'aurait pas parié un centime, et qui pourtant fonctionne du tonnerre, chaque aliment révélant l'autre.
Je n'ai jamais dit à Charlotte que j'ai entendu ce qu'elle m'a avoué lorsque j'étais semi-conscient. Ça ne sert à rien. Maintenant, chacun a trouvé chaussure à son pied.
***
Nous nous sommes dit « oui » ce matin, samedi six juin. Une étape de plus dans notre histoire.
Nous avions pensé à repartir à Florence, comme on se l'était promis il y a onze ans, une jolie cérémonie laïque sur le belvédère, ou dans la campagne toscane. Mais on avait laissé nos casseroles là-bas, c'était encore un peu tôt pour y retourner, et puis je crois qu'on en avait soupé de l'Italie. Florence est restée la ville des fiançailles, ce n'est déjà pas si mal.
On a ensuite évoqué les Seychelles, un mariage sur la plage au coucher de soleil, avant de se dire que ce n'était pas évident à préparer de si loin et aucun de nous n'avait envie que l'organisation de cette union ne devienne une contrainte.
Finalement, on est restés chez nous, simplement entourés de nos proches. Les parents de Lou et ses grands-parents, mes sœurs, Nico et Solène, mon oncle et ma tante, et les 3C avec leurs conjoints, quelques amis. Je porte un costume trois pièces en lin gris clair, Lou une longue robe en mousseline rose pâle, et des fleurs piquées dans les cheveux. Noces d'accord, mais pas au point de céder aux sirènes du mariage traditionnel. Ni meringue en tulle blanc, ni banquet, ni bal, mais un dress code pastel et un méchoui dans le jardin de ses parents. Je sais pourquoi elle a refusé obstinément toute convention. Elle a voulu nous éviter ce moment où je ne pourrais pas entrer dans la mairie au bras de ma mère, ce moment où nous ne pourrions pas présenter notre première danse en tant qu'époux, sous le regard humides de la famille et des amis. Peu importe, c'est un jour exceptionnel, comme chaque moment que nous partageons. Mademoiselle Louise Morin est devenue mon épouse, Madame Morin-Lartigue, mais elle reste ma Lou, celle qui, au moment de confirmer ses vœux, me regarde en biais, yeux qui pétillent et nez plissé, comme pour faire durer le suspense, avant de clamer, une voix claire et forte : « Oui ».
L'assemblée a applaudi, je crois que je n'étais pas le seul à ne pas en revenir. Pas de grands discours, les mots d'amour, on les garde pour nos tête-à-tête.
La fête est formidable. Une longue table est dressée dans le jardin fleuri, décoré pour l'occasion de fanions colorés et de ballons. Il y a de la musique d'ambiance, une tireuse à bières, du champagne et du punch maison, des cris d'enfants, des rires, du bonheur. Et moi, assis à table, à côté de Caroline qui berce dans ses bras son tout petit, j'admire, subjugué, ma femme déambuler sur l'herbe, ses pieds nus dépassant de sa robe longue, si belle, si joyeuse, entre deux baisers qu'elle vient déposer sur mes lèvres. Sur son visage, plus de trace de ses confrontations avec les mafieux, à peine une cicatrice sur le sourcil gauche qu'elle camoufle avec du maquillage. Il ne reste que les blessures intérieures. Je regarde Clément et Thibaut jouer au foot avec les enfants qui poussent des hurlements de joie, Enzo discuter avec nos amis, son bras entourant la hanche de Charlotte, aux anges. Et je suis peut-être assis, mais je suis infiniment heureux.
Michel profite du fait que je sois coincé entre Caro et Maria, la grand-mère de Lou, pour venir me faire son speech.
-Thomas, grogne-t-il, comme à son habitude. On peut se parler ?
Nous marchons pour rejoindre l'avant de la maison, plus au calme. Mais aujourd'hui, point de menace, pas de « Si tu fais encore souffrir ma fille, je te pète les dents, le semi-Rosbeef ». Il pousse les mains au fond de ses poches, se racle la gorge pendant un temps interminable avant débiter son discours d'une traite, les yeux sur ses chaussures bien cirées :
— Thomas, je ne vous l'ai jamais dit, mais merci d'avoir accompagné Louise dans sa folle entreprise, si son vrai père est en prison, c'est aussi grâce à vous. Françoise et moi nous vous en sommes infiniment reconnaissants. Et merci de la rendre aussi heureuse. Vous avez été très con à vingt ans, mais aujourd'hui vous êtes un gars bien.
— Merci Michel, ça me t...
Il m'assène une grosse claque sur l'épaule qui me fait chanceler sur ma canne, m'empêchant de poursuivre.
— Allez, on y retourne.
La journée se prolonge, même quand le soleil se couche, je crois que personne n'a envie de rompre le charme, alors on allume des bougies et des lampions, Michel va acheter du pain, et Françoise sort fromage et saucissons que nous accompagnons des restes de midi, avant de ranger tous ensemble. Certes, ce n'était pas Florence ou une île paradisiaque, ça ressemblait davantage à un bel anniversaire, ou à une soirée de fin d'étude, mais je crois que c'était le plus beau mariage dont je pouvais rêver. J'ai épousé Lou, entourés de nos proches, c'est la seul chose qui compte pour moi.
Tout le monde s'embrasse ensuite, il est tard, les petits tombent de sommeil. Les personnes âgées et les jeunes parents partent les premiers, puis Lou prend place à côté de moi dans ma nouvelle voiture.
— Salut, madame Lartigue.
— Morin-Lartigue, rectifie-t-elle. Hello, mon mari tout neuf. Alors ça y est, on l'a fait. On est mariés.
— Oui... Tu regrettes ?
— Pas encore.
Elle glousse et se penche vers moi, prends mon visage dans ses mains pour m'embrasser.
— Surtout que j'ai une alliance en diamants.
J'ai dû lâcher à regret ma vieille Clio noire pour acheter un modèle de voiture autonome de chez Nissan, que je peux conduire sans me fatiguer. Lou s'est enfin décidé à passer son permis, mais compte tenu de son assiduité aux cours de code, je crois qu'il vaut mieux que je n'attende pas sur elle pour nous déplacer.
Depuis mon accident, et en attendant notre emménagement prévu dans deux mois, c'est chez moi que nous passons tous nos moment ensemble, tout simplement parce que mon immeuble dispose un ascenseur. Lou accepte cela, elle dit que c'est une manière d'abandonner son refuge en douceur.
Mais ce soir, alors que je mets mon clignotant pour bifurquer en direction du parking que je loue au centre-ville, elle pose sa main sur mon bras.
— On peut passer chez nous d'abord ?
— Chez nous... au nouvel appart ? Qu'est-ce que tu veux y faire à cette heure-ci ?
— J'ai oublié mon foulard la semaine dernière, j'aimerais bien le récupérer.
— Maintenant, sérieusement ? Ça ne peut pas attendre demain ?
— Tom... on est mariés depuis quoi, quinze heures ? Et le premier service que je te demande, tu refuses ? s'offusque-t-elle.
Je soupire et change de voie. Lou a parfois des lubies curieuses mais ce n'est pas le soir pour s'engueuler. Je m'exécute, elle se radosse au siège, l'air satisfait. Je me gare cinq minutes plus tard en bas de notre futur immeuble.
— Tu as tes clefs au moins ? bougonné-je. Parce que j'ai filé les miennes au plombier et l'autre jeu au peintre...
— Ne t'inquiète pas. Tu viens ? Tu ne vas pas attendre dans la voiture... et puis j'ai peur toute seule en haut dans le noir.
— Allume la lumière, suggéré-je, mais elle fronce les sourcils, et je détache ma ceinture en me disant que je ne peux rien lui refuser. Certaines femmes adressent des moues implorantes, des regards doux, des bouches suppliantes à leur conjoint pour les faire céder, moi j'ai droit à sa tête de chat contrarié et je tombe dans le panneau illico.
— Tu sais où tu l'as laissé au moins ? demandé-je alors que nous pénétrons dans la cabine de l'ascenseur.
Elle appuie sur le bouton du troisième étage et lâche, tranquillement :
— Je suis presque sûre qu'il est dans la chambre du fond. Sinon dans le salon ou la cuisine...
— En fait, t'en a aucune idée.
— Non, rigole-t-elle.
Elle s'approche doucement de moi et m'embrasse délicatement, de cette manière qui me fait fondre, parce que ce n'est pas si souvent que Lou est délicate.
—Je ne pensais pas que ce serait si facile, ajoute-t-elle en souriant alors que les portes de métal coulissent.
Je m'avance, stupéfait de voir la porte de notre appartement ouverte, et une douce lueur à l'intérieur. Mon épouse me rejoint sur le pas de la porte, et m'entoure de ses bras.
—Surprise...
Plusieurs dizaines de bougies allumées sont disposées sur le sol, entourant un matelas posé par terre, sur lequel on a dispersé des pétales de roses.
—Lou... c'est... whaou !
—Pour une fois dans ma vie, pour célébrer notre union, j'ai décidé de faire l'effort d'être un peu romantique. Mais ne t'habitue pas, hein.
—C'est merveilleux... Mais comment tu as fait ?
—J'ai été un peu aidée, me confie-t-elle en entrant. D'ailleurs, j'avais pas commandé les fleurs. C'est pas un peu kitch ?
Je vois les têtes hilares de Thibault et Clément dépasser de la porte d'une des chambres où ils étaient cachés, et ils nous rejoignent, satisfaits.
—Nice job, buddies, les félicité-je en tapant dans leur paume tendue alors qu'ils s'apprêtent à quitter les lieux.
—Bonne nuit de noces, les amoureux, répondent-ils avec un clin d'œil entendu, avant de fermer la porte derrière eux.
Lou s''approche de moi et m'enlace.
—On a du champagne, des draps frais, des affaires de toilettes et des rechanges, poursuit-elle en désignant un petit sac de voyage dans un coin, entre deux pots de peinture, et même de quoi faire du thé et du café pour demain matin...
—Moi, je t'ai, toi. Et je n'ai besoin de rien d'autre.
***
Allongés l'un contre l'autre, mon torse collé à son dos, les doigts entrelacés, nous regardons les lumières de la ville qui passent par les fenêtres encore dénuées de stores.
—Je ne t'ai pas encore offert ton cadeau de mariage, murmure ma femme, après un long silence.
—Mon cadeau ? C'était pas ça mon cadeau ?
—Tu parles de la mise en scène, ou de ce que je viens juste de te faire ? glousse-t-elle en se tournant vers moi.
— Ça marche pour les deux en fait, réponds-je en l'embrassant mais elle se détache de moi et se lève.
Je ne me lasserai jamais d'admirer les courbes de son corps nu, surtout ainsi, dans le clair-obscur.
Elle va fouiller dans le petit sac de voyage près de la porte, et revient avec deux enveloppes en kraft. Elle joue avec, sans me les tendre.
—Alors, déjà... on n'a pas encore décidé de ce qu'on allait faire pour notre voyage de noces...
—Parce qu'on s'était dit qu'on allait attendre un peu avant de repartir.
—Oui. Mais bon, j'y ai un peu pensé de mon côté quand même, dit-elle en me tendant la plus petite des deux enveloppes.
Au format, je sais déjà que ce ne sont pas des billets d'avion. Louise guette ma réaction, en se mordant les lèvres, à genoux près de moi. Je déchire le rabat, intrigué, et ce que j'y trouve est bien mieux. Un petit rectangle rose, plastifiée, de la taille d'une carte de crédit. Je plisse les yeux pour comprendre.
—Mais tu... ? Enfin, c'est... ? Lou, tu as passé ton permis ? m'exclamé-je.
—Oui, fait-elle fièrement. Surprise !
—C'est incroyable ! Vingt-trois mai... déchiffré-je sur la carte. Il y a quinze jours ! Mais pourquoi tu ne m'as rien dit ? Comment as-tu pu garder cela secret ?
—Je ne l'ai dit à personne, je voulais que tu sois le premier au courant. Il n'y a que Sarah et Lola qui le savent, car elles me remplaçaient parfois à la librairie. J'ai commencé dès notre retour, comme un défi personnel. Je prenais mes leçons le matin tôt, à la pause déjeuner, pendant tes séances de kiné... Seulement vingt-six heures de conduite, et sésame décroché du premier coup !
—Mon amour, je suis vraiment très heureux pour toi, et très fier ! C'est une nouvelle fantastique.
—En fait, comme je te disais, ça a commencé comme un challenge contre moi-même, puis j'ai eu une idée, et il fallait vraiment que je me dépêche de l'obtenir, pour t'en faire la surprise aujourd'hui, parce que ça a un rapport avec cette idée de voyage.
—Je t'écoute, murmuré-je.
—J'avais dans l'idée... enfin, j'en ai pas mal parlé en douce avec ton ami Colin, qui a passé deux ans à Ouagadougou, et... je pensais qu'on pourrait peut-être aller en Afrique, tous les deux, deux ou trois semaines. On louerait une camionnette dans laquelle on entasserait des tas de bouquins, nos invendus, et ceux que nous auraient rapportés nos habitués, si on leur demande, ils ont bien de vieux trucs qu'ils ne lisent plus. On traverserait quelques pays, tu me ferais visiter les beaux coins que tu as découverts à l'époque, et on irait de village en village, offrir un peu de lecture à ceux qui n'ont pas les moyens d'acheter un livre... Une sorte de librairie ambulante, mais ces bouquins, on leur donnerait.
—Lou, soufflé-je, la gorge nouée, tu es sérieuse ? Tu as vraiment envie qu'on fasse ça ?
—Oui, répond-elle dans un sourire presque timide. Peut-être en octobre ou novembre, entre la rentrée littéraire et Noël, ou en février, c'est assez calme... Ça te tente ? Et si ça nous plaît, on pourra recommencer.
—Tu plaisantes ? Concilier mes deux... mes trois passions : les bouquins, les voyages et toi ! C'est le plus beau voyage de noces que tu pouvais me proposer... On va découvrir des cultures, des paysages merveilleux, et aider des gens, leur faire plaisir, c'est... Oh Lou, je t'aime, si tu savais combien...
Je me jette sur elle, et prends son visage en coupe entre mes mains.
—Merci, Babe, Merci... murmuré-je, entrecoupant chaque mot de baisers.
—J'ai un autre cadeau, Tom.
Je la lâche et elle me tend alors la seconde enveloppe. Je la sens plus anxieuse, tendue, et elle file se réfugier sous le drap. Je la suis, puis déchire le papier. Je reste perplexe devant son contenu.
—Des... graines ?
—Des graines de tomates et de fraises.
—Oui, je vois... C'est chouette mais il y a un message ? Parce que s'il y a quelque chose à comprendre...
—Je suis prête, Tom.
—Tu es... prête ?
—Le soir où on s'est remis ensemble, il a deux ans et demi, tu m'avais dit que lorsque nous aurions des enfants nous planterions à chacune des naissances un arbre fruitier dans notre jardin, tu t'en souviens ? Et à mon tour, quand tu étais dans le coma, que je te parlais, je t'ai dit qu'en attendant d'avoir un grand jardin, on pourrait leur planter des graines de fraises, ou de tomates... les voici, parce qu'on pourrait, peut-être, en avoir bientôt besoin.
Il me faut plusieurs secondes pour intégrer les paroles de Lou, comprendre ce qu'elle vient de me dire, tant je ne m'y attendais pas du tout. C'est presque trop beau.
—Tu es bien sûre de toi, Lou ? Ce n'est pas quelque chose que tu dois faire pour moi, pour mon bonheur, tu dois en avoir vraiment envie aussi...
—Je suis aussi sûre de moi que ce matin il y a six mois, sur la piazza Michelangelo, où je t'ai demandé de m'épouser. J'y ai beaucoup réfléchi Tom, et je suis sûre de moi. Je veux qu'on tente l'aventure, qu'on devienne parents. J'ai envie d'un enfant de toi, Tom. Je ne sais pas si je serai une bonne mère, mais ce qui est certain, c'est que j'aurai les meilleures guides possibles, mes parents, parce que s'il y a des personnes qui savent comment rendre un enfant heureux et le protéger envers et contre tout, c'est bien eux. Et surtout, cet enfant aura un papa merveilleux, qui m'épaulera, l'entourera de tout l'amour dont a besoin, dont peut rêver un tout petit.
—Rien ne garantit que je serai un aussi bon père que tu sembles le croire.
Comme lors de sa demande en mariage, si une partie de moi éprouve une joie infinie à cette proposition tellement inattendue, je ne peux m'empêcher, une fois encore, et maintenant que cela devient plus concret de m'assombrir par des pensées parasites.
—Je n'ai absolument aucun doute à ce sujet, mon amour. Je m'interroge encore souvent sur mes propres qualités, même si maintenant j'arrive à prendre assez confiance pour accepter de me lancer dans cet incroyable challenge. Mais toi Tom, avec tout l'amour que tu as à donner, je sais que tu seras le meilleur papa du monde.
—Le meilleur papa du monde, il joue au ballon avec ses enfants, il les porte sur ses épaules quand ils sont fatigués, il pousse le landau...
—Chut Tom, souviens-toi de ce que l'on s'est promis. Je sais que c'est difficile pour toi, que cette nouvelle étape est un pas en avant autant qu'un nouveau deuil, que tu dois imaginer une image de la paternité bien différente de celle que tu avais probablement fantasmé. Mais nos enfants auront un père qui leur enseignera le nom des essences d'arbres et des constellations, qui leur inculquera le sens critique et l'humour, la tendresse et la considération, la liberté, la solidarité et l'amour, à aider les autres. Ils auront un père drôle et fantasque, qui aime et respecte leur maman, et qui, plus que tout, leur prouvera que même lorsque la vie ne déroule pas le chemin qu'on avait imaginé, on peut trouver le moyen de rebondir. C'est à nous de transformer cette épreuve en bénéfice, ce chagrin en cadeau, et ton attitude leur montrera ce que c'est que le courage, la revanche sur la vie quand elle a été trop injuste. C'est tout ça un bon papa, Tom. Ce sera toi ! Et n'abuse pas non plus, promener le landau, je suis sûre que tu y arriveras ! Alors, qu'est-ce que tu en dis ?
Le rouge de ses joues se diffuse jusqu'à sa poitrine, tant elle a mis de passion dans ses mots pour me rassurer, me convaincre. Ses yeux gris, plongés dans les miens, m'interrogent.
Quand nous nous sommes remis ensemble, il y a deux ans et demi, c'est moi qui ai dû user de tous les arguments possibles et imaginables pour faire céder les barrières qu'elle avait construites autour d'elle, parce qu'elle avait peur de souffrir, de croire en l'avenir, parce qu'elle pensait ne plus avoir droit au bonheur. Aujourd'hui c'est son tour, et comme elle m'a suivi par le passé, j'ai envie de lui faire confiance. Elle a raison, il est définitivement temps de passer à la suite.
—J'en dis, Lou, que je t'aime comme un dingue, et que j'ai très envie de te faire cet enfant, là, tout de suite !
Mon amour rit et se rallonge sur notre lit de fortune pour m'accueillir dans ses bras, alors que nous décidons, dans cet appartement en travaux, entre bâches, outils et cartons de carrelage, d'écrire ensemble le prochain chapitre de notre histoire.
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