Chapitre 39
En media, "Somewhere over the rainbow", Israel 'IZ" Kamakawiwo'ole
Assise aux côtés de mon amour, je ne peux pas empêcher les larmes de couler. Je ne pensais pas que j'en avais encore autant en réserve. Son beau visage est complètement détendu, j'arrive même à imaginer un sourire sur ses lèvres, maintenant qu'il n'a plus ce satané respirateur dans la bouche.
Quand j'ai vu Enzo, blême, débouler chez moi, j'ai cru que mon cœur allait cesser de battre. Les trois heures de voiture qui nous séparaient de l'hôpital de Salerno ont été les plus longues de toute ma vie. J'ai senti s'égrainer chaque seconde, plus lentement encore que lorsque j'ai pensé mourir, la nuit dernière, entre les mains de Montolo ou de Domenico. J'avais si peur de ne pas arriver à temps.
— Son score de Glasgow est à onze, Lou. C'est une très bonne nouvelle. On a toutes les raisons de penser qu'il va se réveiller.
Enzo a profité du trajet pour m'expliquer ce qui me manquait pour comprendre ce progrès soudain dans l'état de Tom. C'est mal à l'aise qu'il s'est confié à moi.
— En fait, Thomas est sorti du coma profond vendredi dernier, soit il y a exactement une semaine. Je t'ai menti parce que j'avais peur que tu ne sois pas concentrée sur notre objectif. Si je t'avais avoué la vérité, tu n'aurais pensé qu'à une chose, c'est le rejoindre, et j'avais besoin que tu restes focus sur Montolo. Je suis vraiment désolé Louise, mais c'était pour ton bien, et quand je repense à notre succès total de cette nuit, je ne regrette pas de t'avoir caché son amélioration.
Je suis restée silencieuse, bouleversée d'apprendre que Tom allait mieux toute cette semaine alors que je me faisais un sang d'encre à l'idée que chaque jour de coma profond l'éloignait encore un peu de moi et des chances de récupérer.
— Et aussi, Louise, il faut que tu comprennes que même si les progrès sont significatifs, rien n'est définitif. Tant qu'il n'a pas repris un état de conscience normal, on ne peut juger de rien, et l'incertitude quant à la durée des différentes phases demeure. Pour te donner une idée, techniquement, Tom n'est plus vraiment dans le coma : il ouvre les yeux, réagit à la douleur, mais il n'est pas encore conscient.
— Les films américains, c'est vraiment des conneries, ai-je marmonné.
— Je te le confirme. En réalité, personne ne se réveille comme ça, d'un claquement de doigt, la sortie du coma est un processus lent et incertain. Mais Lou, Tom est à présent dans ce qu'on appelle un état de conscience minimal, la phase végétative. C'est-à-dire qu'il n'est pas encore capable de communiquer, mais on est sur la bonne voie ! Et chaque progrès nous éloigne des lésions cérébrales profondes.
Je n'ai pas répondu, incapable de réagir à toutes ces nouvelles inattendues, me contentant d'essayer de les digérer. Mes yeux fixés sur le tissu marine de ma robe qui recouvre mes cuisses, je me suis demandé si j'avais le droit de reprendre espoir, ou si, comme à chaque fois, tout mouvement d'enthousiasme sera suivi par une chute brusque de mon ascenseur émotionnel
— Lou... a repris mon ami d'une voix mal assurée, je comprends que tu sois furieuse contre moi, et...
— Non, Enzo. Je sais pourquoi tu m'as caché la vérité, et je ne peux pas dire que tu as eu tort. Je crois que ça aurait été pire pour moi, de me dire que mon amour allait mieux et de ne pas pouvoir fêter ça à ses côtés. Et de toute façon, c'est ça, le principal, qu'il se remette. Le reste n'a aucune importance.
La main d'Enzo a quitté le volant pour serrer la mienne avec un sourire d'encouragement. Encore trois cent vingt-huit kilomètres.
Mon ami m'a déposé devant l'hôpital, et s'est occupé d'aller réserver un hôtel où Charlotte – qui me rejoindra avec mes valises plus tard- et moi dormirons ces prochains jours.
J'ai traversé en courant le hall et les couloirs, monté les escaliers quatre à quatre pour aller plus vite que l'ascenseur, jusqu'au service des soins intensifs. Devant le bureau des infirmières, j'ai piétiné en attendant que l'on m'autorise à rejoindre mon amoureux. A leur feu vert, je me suis précipité dans la salle 12B. J'ai marqué une pause, sur le seuil, sous le coup de l'émotion de le revoir, enfin, puis me suis approchée sans bruit. J'ai pris sa main.
— C'est fini mon amour, je ne pars plus.
***
Je pose ma tête sur son torse, comme avant. Sa poitrine se soulève à intervalle régulier, et s'il n'avait pas ce tuyau à oxygène dans le nez, on penserait qu'il dort. Je ne peux pas parler, je ferme simplement les yeux, ensevelie sous les souvenirs que me procure cette position. J'ai l'impression que je l'ai quitté depuis des mois, alors que ça ne fait que neuf jours.
Le neurologue passe une demi-heure après mon arrivée. C'est une femme, d'une cinquantaine d'années. Je me redresse aussitôt, et sèche vivement mes larmes avec mes mains en m'excusant, mais elle me sourit avec bienveillance, avant de me répéter ce qu'Enzo m'a exposé dans la voiture. Elle est accompagnée d'une infirmière qui traduit en français les termes techniques. J'apprends, entre autres, que l'électro-encéphalogramme montre une activité du cerveau satisfaisante, et, enfin, je reprends espoir, je réapprends à avoir confiance en l'avenir.
La durée entre l'éveil et la reprise de conscience peut être très variable, mais compte tenu de l'âge de Tom, de la durée du coma et des bons résultats aux différents examens, il n'y a pas de raison que cette phase se prolonge.
Son discours se nuance néanmoins quand elle m'explique que la sortie du coma n'est que la première étape. Notre itinéraire médical ne fait que commencer. Même sans grosses séquelles, la rééducation physique et neurocognitive sera longue. Elle conclue son discours en m'encourageant à lui parler, lui faire écouter ses morceaux de musique préférés, le câliner, lui faire respirer des odeurs familières, toutes ces stimulations personnalisées ne pourront que l'aider.
Enzo arrive à la fin de l'entretien, il m'observe craintivement alors que le médecin et l'infirmière prennent congé.
— Ça va, Lou ? questionne-t-il, inquiet de ma réaction face à ces nouvelles mitigées, mais je lui adresse un sourire.
— Oui. Parce qu'il n'y a que comme ça que je peux l'aider au mieux. Alors, ce sera peut-être un marathon, mais c'est pas grave, j'ai de bonnes baskets, et je n'ai plus peur de rien.
***
Prévenue par Enzo, Charlotte fait un détour à l'hôtel pour déposer nos bagages, puis nous rejoint au chevet de Tom. Nous nous étreignons longuement. Je sais que malgré ses révélations, plus rien ne sera comme avant entre nous. C'est l'une de mes meilleures amies depuis plus de treize ans, mais au cours de cette aventure, elle m'aura prouvé la puissance de son amitié pour moi, pour nous, la force de son engagement à mes côtés. Tout le monde n'a pas la chance de se dire qu'il a dans son entourage une amie prête à risquer sa vie, pour de vrai, juste pour vous venger.
Je lui propose de passer voir Thomas, et elle accepte, après une courte hésitation, quand je lui assure qu'il ne ressemble qu'à un homme endormi. Finalement, il est beaucoup plus présentable que moi avec mes bleus, mes contusions et mes pansements partout sur le visage. Je patiente avec Enzo dans la salle d'attente, et elle réapparaît au bout de quelques minutes seulement, le pas léger, sourire aux lèvres.
— Je lui ai tout dit à lui aussi, comme ça je n'ai plus rien sur le cœur, chuchote-t-elle à mon oreille. Il l'a très bien pris, ajoute-t-elle avec humour. Bon, on mange ? Il est vingt et une heures passées et moi, j'ai faim !
— D'accord, mais sur place, je ne veux pas m'éloigner.
— T'inquiète, il ne va pas s'envoler, ton petit Toto, se moque mon amie avant de passer son bras sous le mien, en quête d'une cafétéria où nous restaurer.
C'est une grande pièce déprimante, éclairée au néon, située au sous-sol du centre hospitalier, où on ne nous propose que des pizze desséchées et des panini en carton hors de prix. Nous saisissons à tour de rôle un plateau en mélamine et j'opte pour une piadina, tandis que mes compagnons choisissent chacun un calzone. Il y a peu de monde à cette heure-ci, l'endroit est presque désert et nous prenons place autour d'une table dans un coin de la salle, tout en bavardant. Ils rient, plaisantent et même si je veux bien admettre que l'état de Tom et le succès de la nuit dernière mettent tout le monde de bonne humeur, je suis intriguée par tant de gaîté. Je les trouve drôlement complices et même sous la lumière blafarde, je remarque la lueur dans les yeux de mes deux amis. J'ai l'impression qu'ils flirtent.
— Bon, c'est pas tout ça mais je vais vous laisser... j'ai trois heures de route pour rentrer, soupire Enzo, notre ersatz de dîner achevé.
— Tu ne vas pas rentrer maintenant, c'est trop dangereux ! m'exclamé-je.
Le flic éclate de rire, et se penche vers moi :
— Je crois qu'avec ce qu'on vient de vivre, faire quatre cent bornes en voiture, même sur la Salerno-Reggio, ça ira !
— Sans déconner Enzo, tu as dormi quoi ? Six heures en trois jours ? Prends une chambre à l'hôtel avec nous, c'est plus prudent, et tu repartiras demain matin, et comme ça, tu pourras revoir Tom avant de rentrer.
Il hésite un instant, regarde sa montre et fais la moue.
— Je n'ai pas ma brosse à dents...
C'est au tour de Charlie et moi d'éclater de rire. C'est tellement bon de se sentir légère à nouveau.
Enzo finit par accepter de prolonger son séjour ici, et nous remontons au troisième étage, embrasser mon amour, avant de partir nous reposer.
***
Malgré la fatigue, nous prenons le temps de boire un verre au bar de l'hôtel, heureux de partager de bons moment ensemble. Plusieurs fois, je passe mon pouce à l'intérieur de mon poignet gauche, caresse mon tatouage. J'aimerais tant que Thomas soit avec nous, au lieu de dormir seul dans son lit médicalisé à trois kilomètres d'ici.
Les verres se vident, les conversations s'étiolent et les bâillements replacent au fur et à mesure les rires. Il est près de minuit, l'heure d'aller enfin nous coucher.
L'ascenseur s'ouvre au premier étage, et Enzo sort en nous souhaitant bonne nuit, puis nous remontons d'un niveau pour rejoindre la chambre 216. Mon amie et moi passons ensemble dans la salle de bains, le temps de nous démaquiller et de brosser nos dents, puis nous couchons face à face dans le lit double de la pièce. Mes mains jointes sous l'oreiller, dans la pénombre, je lui souris.
— Dors bien ma Loulou... murmure-t-elle.
— Toi aussi... Et... dis-moi, Cha, est-ce qu'il se passe quelque chose entre Enzo et toi ?
Malgré l'obscurité, je la vois rougir violemment. Grillée.
— Mais non, pourquoi tu dis ça... ?
— Arrête Cha, ça se voit comme le nez au milieu de la figure, vous n'arrêtez pas de vous sourire niaisement, glousser aux blagues de l'autre, on croirait deux gamins de CE2.
Elle reste silencieuse et se mord les lèvres.
— Ça ne me gêne pas, tu sais, poursuis-je. Vous êtes marrants. Mais sois cool avec lui, c'est un type bien.
— Je sais, je m'en suis aperçue. Je n'ai rien prémédité, Loulou. En fait, je ne me suis pas couchée cette nuit, impossible de dormir avec tous ces événements... Je ne savais même pas si tu étais encore en vie... et ce matin, à l'aube, quand il est rentré, je l'ai remercié pour tout ce qu'il avait fait pour nous... enfin, pour toi, et il m'a embrassé. Je ne sais pas Lou, c'est comme si j'avais attendu ce baiser toute ma vie. Et quand on a fait l'am...
— Quoi ? Tu as couché avec lui ?
— Oui. C'était magique. Techniquement, ce n'est pas le meilleur amant que j'ai eu, loin de là, mais il y avait une telle osmose entre nous... Émotionnellement parlant, c'était... incroyable.
Je ferme les yeux, laissant affluer les souvenirs de nos nuits d'amour avec Thomas. Aurai-je encore l'occasion de vivre ces moments d'intimité parfaite avec celui que j'aime ?
— Lou ? Ça va ?
— Oui, t'inquiète. Mais... tu ne crois pas que c'est à cause de tout ce qui s'est passé ? Forcément ça rapproche.
— Peut-être... mais pour la première fois, j'ai envie d'un type comme lui. Pas d'un beau mec, raffiné, qui se sape chez Zadig et Voltaire et entretient sa pilosité chez un barbier branché, mais je veux quelqu'un de vrai, de franc, de viril, avec qui je me sens en sécurité. C'est lui que je veux. C'est de lui dont j'ai envie, dont j'ai besoin.
— Alors, qu'est-ce que tu fais encore dans ce lit avec moi ? Fonce le rejoindre !
La brune ouvre de grands yeux.
— Tu crois ?
— C'est sûr, ris-je. File.
Elle se redresse vivement, enfile sa robe par-dessus sa chemise de nuit, ses sandales, et s'éclipse, à la vitesse de l'éclair.
Je reste seule dans mon lit, seule avec mes souvenirs, mais je suis heureuse pour eux. Si ça marche, ce sera un beau couple. Un couple de sauveurs.
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