Chapitre 38




En media, "Bitter sweet symphony", The Verve






Malgré l'écran étoilé de mon téléphone, j'ai pu appeler Charlotte, pour la mettre la première au courant de notre réussite, puis, appuyée au capot d'une des Subaru garées n'importe comment via Garibaldi, je fume lentement une cigarette mendiée à un des flics. Les carabinieri locaux sont venus procéder à l'arrestation des trois hommes et je souris à chaque mafieux qui passe la porte. Luigi sur une civière d'abord, puis son collègue qui n'a pas survécu. C'est mon premier mort, mais ça me laisse de marbre. Œil pour œil, Domenico contre Tom. Rico ensuite, que Paolo avait laissé bâillonné et ligoté comme une suprezzata calabraise, et, le meilleur pour la fin, mon cher papa, stoïque, comme s'il était évident qu'il s'agissait une énorme erreur judiciaire. Les gyrophares silencieux éclairent la rue, j'espère qu'il voit la joie sur mon visage.

Enzo me rejoint, s'assoit à côté de moi et me pique ma clope pour en tirer deux longues bouffées, avant de me la rendre.

— Quelle soirée, dit-il enfin.

— Oui... j'ai bien cru que tu n'allais jamais tirer.

— Désolé, j'attendais d'avoir le meilleur angle. Il fallait que je sois sûr de moi, si je le loupais, tu y passais... tu imagines la pression ? 

— Mais tu l'as eu, et tu m'as sauvé la vie, murmuré-je, émue, en me levant pour l'enlacer. Enzo, je ne sais pas comment te remercier... tout ça, c'est grâce à toi.

— Louise, t'as tout fait comme une grande, ou presque. Tu as été incroyablement courageuse, et persévérante. Avec ce qui vous est arrivé, à Tom et toi, la plupart des gens auraient abandonné, se seraient laissés tomber au fond du trou, mais tu es allée jusqu'au bout... Néanmoins, si tu veux me faire plaisir, commence par aller te faire soigner, parce que tu es bien arrangée.

— C'est rien ça, une égratignure, dis-je en passant machinalement ma main sur ma gorge ensanglantée.

— Allez, je t'accompagne.

Nous nous dirigeons vers la seconde l'ambulance, l'autre étant déjà partie sous escorte pour emmener Luigi à l'hôpital. Un médecin observe la plaie, la désinfecte et pose un pansement.

— Alors, la suite ?

— On a tout Louise. On a les aveux de Montolo concernant Giuseppina, Paolo a tout entendu, et tu seras appelée à témoigner. Avec un test ADN, nous pourrons confirmer sa paternité et si ta mère souhaite porter plainte, une instruction sera ouverte. Le délai de prescription est dépassé, il ne sera pas jugé pour le viol mais le témoignage pourra appuyer le dossier. Ensuite, il a tenté de t'assassiner, c'est pas trop bon pour lui non plus. Et enfin, avec ce que Charlotte a subtilisé, on a de quoi faire inculper l'ensemble de la famiglia. Ils seront tous arrêtés cette nuit. Demain matin, il n'y aura plus un membre du clan Montolo dans les rues de Casalnuovo. Si tu savais comme ça me rend heureux...

— Mais c'est recevable ce truc ? Y a pas une loi qui dit que si c'est obtenu sans commission rogatoire, ça n'a pas de valeur légale, comme en France ?

— On s'arrangera pour que ce le soit. Il n'y a pas de trace d'effraction chez Carmelo, ni sur sa porte d'entrée, ni dans son bureau puisque Charlotte a utilisé les clefs. Et à l'intérieur, il y a les noms et les sommes de tous ceux qui ont été rackettés. S'ils ne sentent plus en danger, s'ils ne craignent pas de représailles, je suis certain qu'ils seront nombreux à témoigner.

***

La nuit a été longue. Nous sommes arrivés au commissariat vers trois heures. Enzo m'a offert un café, et, dans l'intimité de la salle de pause, j'ai fait la connaissance de mon sauveur, Paolo, et de Stefano. L'union fait la force. On aura réussi en équipe.Une belle leçon pour moi.

Après mon audition, Enzo m'a redéposée via Catania au lever du jour, avant de rentrer chez lui pour aller se coucher aussi. Je n'ai même pas eu la force de monter me doucher et me coucher, je me suis jetée telle quelle sur le canapé et me suis endormie en boule sur le plaid décoré.

J'ai mal partout quand je me réveille le lendemain, en début d'après-midi. La nuit sur le sofa, mais surtout les séquelles de ces derniers jours. Je me sens dans un drôle d'état, comme dans une dimension parallèle. L'euphorie de la veille retombe, et je me souviens que je n'ai pas eu de nouvelles de Tom depuis plus de vingt-quatre heures.

J'appelle mon ami flic, mais son téléphone sonne dans le vide, il doit encore dormir.

Après un café bien mérité, je prends une longue douche, brûlante malgré la chaleur, pour délasser un peu mes muscles endoloris. Je reste circonspecte devant le miroir. Mes pommettes ont pris une couleur vert violacé qui ne va guère avec mes yeux, et j'ai la trace des mains de Montolo sur mon cou. Sans parler des marques de coupures un peu partout : joue, gorge, arcade... bref, je ne ressemble pas à grand-chose. Je n'essaie même pas de me maquiller, c'est trop douloureux, et franchement, je crois que ça ne changerait rien. Je me contente d'une paire de lunettes de soleil et d'un foulard pour aller dire au revoir à ma copine.

***

Il est cinq heures cinquante-six quand Vincenzo Nicoletti coupe de contact de sa fiat Brava, en bas de chez lui. C'est une petite maison de ville, mitoyenne comme partout ici, dans un quartier résidentiel. Trois étages, un appartement par niveau, sans jardin. Avant de sortir du véhicule, il pose ses mains sur le volant, et son front sur les avant-bras tendu. C'est fini. Il n'arrive pas à savoir ce qu'il ressent. Une immense fatigue, mêlée de bonheur, d'excitation, mais aussi, un grand vide. C'est cela, il se sent complètement vidé.

Il a reçu un appel de son N+2, l'équivalent du Commissaire-divisionnaire en France, avant de quitter le commissariat, pour le féliciter de ce magnifique coup de filet. L'homme a parlé de promotion, de médailles pour tous les acteurs de grand nettoyage, de service rendu à la Nation. Il est fier d'imaginer le soulagement des casalnuevesi, se réveillant et découvrant ce qui s'est passé pendant la nuit, leur commune débarrassée de ces sangsues. Son seul regret est de n'avoir pu parler franchement à Montolo, citer le nom de son père, mais ça aurait été se compromettre, et mettre en péril sa carrière. Néanmoins, Louise a eu sa vengeance, et le parrain va passer le reste de sa vie en tôle, c'est une belle victoire.

Lentement, il sort de sa voiture et, clefs à la main, se dirige vers la porte de l'immeuble. Il déverrouille puis gravit l'escalier qui le mène à son appartement. Il ouvre sans bruit, pour ne pas réveiller Charlotte, qui doit dormir. Il lui a laissé sa chambre, il devra se contenter du canapé pour se remettre de cette folle nuit.

Mais son invitée ne dort pas. Elle l'attend, en chemise de nuit, dans le salon. Elle se lève à son arrivée, pose la tasse qu'elle tenait entre ses mains, et se dirige vers lui, son visage de poupée reflétant une émotion intense.

— Merci, murmure-t-elle d'une voix éraillée.

Elle passe ses bras autour de la taille d'Enzo, et pose sa tête sur son torse. Il savoure un moment ce corps contre le sien, lui qui n'a pas eu de contact physique avec une femme depuis si longtemps, à part Louise, mais Louise, ça ne compte pas. C'est la femme de Thomas, presque comme une petite sœur pour lui.

Charlotte est belle. Elle sent bon, la vanille et les épices, un parfum sensuel, d'été et d'insouciance. Il est tombé sous son charme dès qu'il l'a vu sortir de chez Cuncettina, avec ses jambes interminables, ses longs cheveux chocolat, puis il a appris à la connaître un peu. Une femme forte, volontaire, téméraire dont l'engagement en amitié est si solide qu'elle a accepté de plonger la tête la première dans le danger, pour aider Tom et Lou. Mais ce qui lui a le plus plu, c'est cette fragilité qu'il devine derrière le courage, l'éclat un peu fêlé de ses grands yeux verts. La sensation d'avoir trouvé son alter ego féminin, même si leur passé s'écrit différemment.

Il se recule légèrement, et plante ses yeux noirs dans ceux de la brune. Elle soutient son regard, et quand il pose, incertain, ses lèvres sur les siennes, elle ne le repousse pas, bien au contraire. 

Enzo n'a pas fait l'amour depuis deux ans, et ça ne lui a pas manqué. Mais ce matin, tout est différent. Il désire la jeune femme autant qu'il a besoin de combler le vide à l'intérieur de lui. Ce matin, Enzo a envie d'être un homme comme les autres. C'est elle qui s'enhardit, commence à déboutonner sa chemise, retirer sa ceinture, et, alors qu'il fait glisser sa chemise de nuit, il n'en revient pas de susciter de l'intérêt de la part d'une femme telle que Charlotte. Sans cesser de s'embrasser, ils se dirigent vers la chambre, et là seulement, ses yeux toujours dans ceux d'Enzo, la brune s'éloigne pour aller s'allonger sur le lit. Il reste un instant en admiration devant le corps parfait qui l'attend, seins ronds, ventre plat, peau dorée, avant de la rejoindre pour un beau voyage vers l'oubli.

Lorsqu'il se réveille, plusieurs heures plus tard, Charlotte dort encore. Il la contemple, plus belle encore dans l'abandon du sommeil. Enzo se dit qu'une telle nuit ne pouvait pas s'achever d'une meilleure façon. Il se lève sans bruit pour aller préparer du café et retrouve son téléphone dans la poche de son pantalon qui git toujours sur le sol du salon. Il a un appel en absence de Louise, datant d'il y a deux heures. Et, avant, six de l'hôpital de Salerno. 

***

Cuncettina étouffe un cri en me découvrant derrière sa porte mais je lui fais signe de se taire et m'engouffre bien vite chez elle.

—Sbalasciu ! Ma Luisa, cosa  è successo ? s'écrie-t-elle alors que je retire mes lunettes.

— Sono caduto sulle scale.

— Non si credo...

Sourcils froncés et bras croisés, ma voisine n'est pas dupe. Je lui souris.

— Hai ragione... mi offri un caffè ?

Je la suis dans la cuisine alors qu'elle prépare la boisson, et m'installe à table. Nous restons silencieuses, puis, la cafetière sur la gazinière, elle s'assoit face à moi, en attente de mes explications.

— In fatti, non sono venuto a studiare la fauna e la flora.

— Lo so, sourit-elle à son tour. L'ho capito molto tempo fa.

— Perche non me l'hai detto ?

— Perche pensavo che se tu avessi mentito, era per una buona ragione.

Alors qu'elle nous sert à chacune une tasse de café, je prends mon portable, et ouvre une page internet, sur un site local d'actualité. L'information a déjà tourné, tout le détail de l'arrestation est en ligne. Je lui fais lire le premier article, ses yeux sont exorbités et sa bouche ouverte.

— Mamamia ! L'hai fatto ?

— Si. Ma non sola !

Incrédule, elle parcourt plusieurs articles et lève vers moi un regard admiratif, qui transpire d'amour et de respect, avant d'essuyer une larme avec le coin de son tablier.

— Grazie Luisa. Sei brava.

Vient le moment des adieux. Nous sommes très émues toutes les deux, je la serre dans mes bras, lui promettant de revenir un jour, bientôt, pour de vraies vacances cette fois, et je suis sincère. Je l'invite en France mais je comprends qu'elle préfèrerait mourir que de prendre l'avion. Elle me recommande de prendre soin de mon amoureux, de lui faire un bisou de sa part quand il sera rétabli, et ensuite de lui cuisiner de bons plats d'ici, pour ne pas oublier la Calabre. Je l'embrasse une dernière fois, et après un ultime signe de la main, je quitte ma copine. Je repense à notre première rencontre et je n'aurais jamais pensé que je créerais de tels liens avec cette vieille femme, et c'est peut-être ainsi que naissent les plus belles amitiés. Celles que l'on n'attend pas.

Tout de suite en sortant de chez ma voisine, je passe saluer la famille Bernini au bar en bas de la rue. Avec eux, l'excuse de l'escalier passe bien mieux, tout le monde est de toute façon hypnotisé par la chaîne d'infos en continu que diffuse la télé au-dessus du bar. Certains laissent exploser leur joie, d'autres sont plus pessimistes, inquiets qu'il ne se passe pas longtemps avant qu'une autre famille ne mette la main sur la ville, mais l'ambiance est plutôt à la fête. Je bois mon dernier cappuccino casalnuevese, embrasse mes compagnons du matin en leur promettant, à eux aussi, de revenir, puis je rentre chez moi.

Je commence par envoyer un message à ma maman. Je fais une capture d'écran de la page d'actualité que j'ai montré  Cuncettina, puis je leur envoie par MMS, à elle et à mon père, avec trois mots : C'est fini. Il ne se passe que quelques secondes avant que mon mobile ne se mette à sonner. A bout du fil, un grand silence, seulement ponctué de sanglots. J'attends patiemment que ma maman se calme.

— Loulou, c'est incroyable, bafouille-t-elle enfin. C'est toi... qui as fait ça ?

— Oui, Mamoune.

—Je savais bien que tu n'étais pas seulement partie faire du tourisme... je m'en doutais mais je ne voulais pas y croire.... Louise, c'est de la folie.

—Mais j'ai réussi.

—Oui... c'est... incroyable que tu aies accompli ça.

—Je n'étais pas seule, Mamoune. J'ai été aidée par de formidables alliés... Enzo, un flic local, Charlotte, et... Tom...

Ma voix déraille en évoquant mon amoureux, et je ne peux retenir mes larmes en lui racontant ce qui s'est passé. Ma maman pleure en chœur avec moi, désolée que nous payions si cher de prix de la vengeance.

— Et tu ne sais pas comment il va ?

— Non... non je ne sais pas. Je vais le rejoindre, là. Charlotte va passer me prendre et je vais rester à l'hôpital avec lui jusqu'à ce qu'il se réveille.

Il y a un silence au bout du fil, je sais que comme moi, ma mère pense que ce n'est pas la seule issue.

— Et, alors, raconte-moi ? change-t-elle de sujet. Comment vous avez mis en œuvre un coup pareil ? Tu n'as pas été blessée au moins ?

— Non, non... mens-je prudemment.

Sur haut-parleur, je leur rapporte brièvement les événements des derniers jours et de la nuit, en omettant quelques détails, puis je raccroche, après avoir échangé les traditionnelles paroles de d'amour et de soulagement quant à la fin de cette histoire. Le « Loulou, merci... » prononcé par la voix altérée de ma mère est sans doute ma plus belle récompense.

Je range ensuite les dernières affaires dans ma valise : trousse de toilette, linge sale, chargeur de téléphone. Puis j'essuie et range la vaisselle de mon petit déjeuner. La maison est impeccable, telle que je l'ai trouvée à mon arrivée. Cuncettina sera contente. Je reverrai Enzo plus tard, il souhaite rendre visite à Thomas aussi, et de toute façon, avec le procès qui s'annonce, je sais que je n'ai pas fini de faire des aller-retour ici.

Assise sur une des chaises de la cuisine, j'attends impatiemment Charlotte. Maintenant que tout est en ordre, j'ai envie de partir très vite, j'ai hâte de retrouver mon amour. 

Mais ce n'est pas Charlotte qui arrive, c'est Enzo. Il ouvre la porte à toute volée, sans frapper, essoufflé, et surtout, très pâle.

— Lou... murmure-t-il, c'est Tom.

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