Chapitre 36
En media, "We cut the night", AaRON
La vengeance pour les nuls : faire tomber un parrain de la mafia.
1ere étape : appâter la bête.
Le lendemain de mon retour de l'hôpital, je retourne camper devant chez Montolo. Mais cette fois, pas de banc sur le côté, de carnet de notes pseudo-botaniques, de discrétion feinte. Je passe la journée debout, à vingt mètres de ses fenêtres, stoïque, à attendre. Mais pas qu'il sorte, j'attends qu'il me voie.
Je recommence le lendemain. Puis le surlendemain. Chaque jour, je passe deux, trois heures, plantée comme un piquet, le regard dirigé vers lui. J'ai chaud, j'ai mal au dos, je m'ennuie, mais je ne bouge pas, je pense à Thomas, et cela me donne la force de rester immobile ainsi, plusieurs heures, à le provoquer.
Enfin, le troisième jour, je suis récompensée. Après mon pied de grue, je marche un peu pour détendre mes muscles, vais boire un café chez Bernini, et quand je rentre chez moi en fin d'après-midi, ma porte est ouverte. Je sais cette fois, qu'il ne s'agit pas de Thomas, même si ça aurait été une rudement bonne surprise.
Dans mon salon, je trouve Luigi, l'homme de main de Montolo, le grand qui parle à peu près français, et Rico, un des jeunes.
Nous y sommes, et malgré la peur légitime, je m'efforce de gommer le sourire qui ne doit pas manquer d'étirer mes traits, parce que ces imbéciles sont exactement où je voulais qu'ils soient. Je prends un air épouvanté, et cette andouille de Rico se gausse, trop heureux de me flanquer la trouille.
— On t'a dit de rentrer à ta maison, note sobrement le garde du corps.
— C'est ici chez moi maintenant, pleurniché-je, je n'ai nulle part ailleurs où aller.
Le jeune se lève et s'approche vivement de moi, en me baragouinant avec de grands gestes quelque chose en calabrais que je ne comprends qu'à moitié. Je le regarde, faussement effrayée, et tourne de grands yeux pleins de larmes vers l'autre.
— Qu'est-ce que tu viens faire devant chez le signore Montolo ? traduit ce dernier, mollement.
— Je veux juste lui parler... je n'ai plus rien à perdre... vous avez tué mon fiancé, je n'ai plus mes parents... Salvatore est tout ce qu'il me reste, sangloté-je.
— Adesso basta! smettila!
— Non, je veux qu'il accepte de me revoir, on a des choses à se dire...
— Non Capisci cosa dice Luigi? Lascialo tranquillo!
Rico s'agite. Il a un couteau dans la main, avec lequel il joue nerveusement. Je frémis, sans faire semblant cette fois, les souvenirs de la soirée d'il y a dix jours sont encore trop frais dans mon esprit. Il s'approche encore de moi, et me menace en promenant lentement la pointe froide sur les traits de mon visage. Une lueur de folie brille dans le regard du jeune homme, que je soutiens sans moufter, même quand le tranchant de la lame entame durement la peau de ma joue gauche. Je m'efforce de prendre un air implorant, comme la jeune fille complètement perdue et inoffensive que je dois être. Et ça marche.
— Basta Rico ! Salvatore ha detto di non rovinarla.
Rico range son arme, sans omettre de me jeter un regard assassin, qui me donne une idée de ce qu'il aurait fait de moi si nous avions été seuls tous les deux.
— Putana, lance-t-il rageusement en me bousculant pour passer.
Il est temps de mettre en place la dernière scène de ce premier acte, et je me jette tragiquement sur l'autre, pour l'implorer de m'aider, mais Luigi me repousse sèchement.
— Questo è il secondo e ultimo avvertimento. Ascolta il signore Montolo, et torna a casa.
Les deux hommes vissent chacun un couvre-chef pour sortir discrètement, casquette pour l'un, chapeau de feutre pour l'autre, et quittent la maison, sans un regard pour moi.
Je soupire, autant de soulagement que de satisfaction. Ces crétins sont tombés dans le panneau comme des bleus. Devant le miroir de la salle de bain, je désinfecte ma joue. Ça pique drôlement, la chair est bien entaillée. Ce sale con ne m'a pas loupé quand même, mais je ne vais pas me plaindre, le début de mon plan est allé au-delà de mes espérances. Je suis soulagée que Montolo n'ait pas envoyé Domenico, celui qui a poignardé Tom, je sais que je n'aurais pas réussi à jouer aussi bien mon rôle devant lui, forcément submergée par l'émotion et la colère.
J'envoie un sms à Charlotte et à Enzo avant de m'ouvrir une bière bien méritée.
On frappe à la porte, et sans surprise, c'est Cuncettina qui vient aux nouvelles, intriguée d'avoir vu des hommes sortir de chez moi. Mes piètres performances en italien me permettent de chercher mes mots le temps de trouver une histoire convenable à lui raconter, et elle semble me croire sur parole quand je lui parle de botanistes que j'ai contactés. Pour ma joue, j'invente une ronce qui m'a griffée. C'est un peu gros, la coupure est vraiment profonde et Cuncettina lève un sourcil un rien dubitatif avant d'aller me chercher chez elle des pansements américains et un baume qu'elle fabrique elle-même. J'ignore si je suis réellement bonne actrice ou si elle n'est pas dupe mais préfère faire semblant. Dans tous les cas, ça me va.
2e étape : attaquer par l'autre bord.
Dès le lendemain de la visite des copains de Montolo chez moi, j'ai changé de cible et me suis concentrée sur le cousin, le comptable. Cet abruti se rend dans le même bar, chaque soir, le « luna blue » une espèce de bouge branché où les jeunes du quartier viennent boire des cocktails infects qui semblent être faits avec de l'alcool à brûler, en écoutant de la techno ritale.
J'ai briefé Charlotte, nous avons maintes fois répété son rôle. Maintenant, il ne s'agit plus que de moi, je la laisse entrer dans l'arène, pleinement consciente des risques que je lui fais courir. Si tout se déroule comme prévu, dans trois jours, Montolo sera de l'histoire ancienne. Si ça loupe...
Ce soir, mon amie est dans la place, dans le rôle de Charline, jeune belge qui passe les vacances chez sa tante. Je suis assise au fond du bar, en survêtement et, cachée derrière les lunettes de vue de Tom, j'observe la scène comme je peux. Robe courte et moulante, talons de douze et rouge à lèvre carmin, juchée sur un tabouret de bar, ses jambes interminables croisées, elle boit un mojito, l'air boudeur. Elle mordille sensuellement sa paille, faisant danser les bracelets qui s'entrechoquent sur son poignet. Il ne faut que quelques minutes pour que le mafieux ne s'approche d'elle, aimanté par ses grands yeux verts. Je sais que ça va être compliqué de communiquer pour eux, ce qui est sans doute aussi bien. Sans spontanéité, moins de gaffe. Ils passent la soirée ensemble, je vois Carmelo chuchoter des choses à l'oreille de mon amie qui éclate de rire à intervalles réguliers, rejetant la tête en arrière. La soirée avance, les verres s'enchaînent et quand ils commencent à danser, collés-serrés sur la piste minuscule du bar, je me dis que la mécanique est bien enclenchée et je m'éclipse vers la prochaine étape.
Je passe très vite chez moi pour me changer. Le rue est déserte, les vieux sont couchés depuis un moment déjà. J'enfile un pantalon noir, un tee-shirt de la même couleur et un sweat à capuche sombre, pour passer inaperçue dans la nuit et court ensuite jusque chez le comptable pour guetter leur arrivée, enfin j'espère. J'attends longtemps devant chez lui. Les températures se sont rafraîchies ces derniers jours, et le vent venu de la montagne me fait frissonner malgré mes couches de vêtements. Je consulte régulièrement mon téléphone mais aucune nouvelle de Charlie. Plus le temps passe, plus l'angoisse monte, sourde, nouant mon estomac et faisant battre mon cœur jusque dans mes tempes.
Vers une heure du matin, j'entends des éclats de voix et des rires dans la rue. Je me cache sous un arbre, à une vingtaine de mètres de la maison de Carmelo. Ils arrivent, enlacés, titubant, l'un soutenant l'autre, mais je connais suffisamment bien mon amie pour savoir que son ébriété est feinte. Le comptable cherche des clefs et je vois la brune l'enlacer, l'embrasser dans le cou ou je ne sais quoi. Un frisson de dégoût me traverse l'échine et je songe à l'abnégation dont elle fait preuve à cet instant pour s'acoquiner avec cet immonde personnage. La porte se referme sur eux. J'ai peur, j'ai très peur. Je suis aveugle, incapable de savoir ce qui se passe à l'intérieur de la maison. Rien ne me garantit qu'il n'a pas repéré notre manège et qu'il n'est pas en train de couper un doigt à Charlie, ou de lui plonger la tête dans la baignoire pour lui faire avouer son dessein véritable.
Il est prévu que Charlotte réclame un dernier verre, et verse dans celui du mafieux un puissant somnifère, qu'Enzo s'est procuré dans une pharmacie lointaine pour brouiller les pistes éventuelles. Simple mais efficace. Une fois que le porc dormira, elle doit mettre la maison sans dessus dessous, et laisser un mot signé de ma part, pour faire rager Montolo. Enzo nous attend un peu plus loin, en voiture, avec dans son coffre les affaires de Charlotte qui signe ce soir la fin de son séjour ici.
J'essaie de ne pas penser à tout ce qui pourrait aller de travers dans notre projet qui me paraît d'un coup complètement bancal. J'ai du mal à respirer tant la crainte m'étreint la poitrine, je suis même obligée de m'assoir au bord du trottoir. Je distingue de la lumière qui filtre par les fenêtres en hauteur de la maison, mais aucune silhouette à l'intérieur, je n'ai aucune idée de ce qui peut se passer entre ces murs. Je repense à Thomas, et je tremble que mon amie finisse comme mon amour. Toujours rien sur mon téléphone et je ne peux pas l'appeler. La nuit est propice aux cauchemars et je ne parviens bientôt plus à me raisonner.
Il est presque trois heures quand je vois Charlotte franchir la porte de la maison à pas de loup, ses chaussures à la main. Je me précipite vers elle mais elle pose son doigt sur sa bouche et de sa main libre, attrape la mienne pour m'entraîner dans une course de près d'un kilomètre. Hors de souffle, nous nous arrêtons au petit parc, au bord duquel la Fiat Brava d'Enzo est garée. Nous nous engouffrons dans le véhicule et il démarre immédiatement. A bord, je laisse éclater ma joie, avant de serrer mon amie, ma sœur, dans mes bras. Je ne sais pas si elle est allée jusqu'au bout de sa mission, mais qu'importe. Je me jette sur elle et l'étreint aussi fort que je peux. Son maquillage a coulé, elle est complètement échevelée et ses pieds nus sont en sang, mais elle est en vie, et entière.
— Surprise ! chuchote-t-elle, quand je la lâche enfin, en me tendant un gros cahier caché sous son bras et que je n'avais même pas remarqué.
— Qu'est-ce que c'est ?
— Une chance de plus de voir Montolo derrière les barreaux...
J'ouvre le livre de maroquin et découvre, comme je l'espérais mais avec une réelle émotion, le cahier de comptes de Montolo. Je tourne les pages noircies de colonnes remplies de chiffres.
— J'ai fait comme prévu. J'ai foutu un beau bordel dans sa baraque, puis je l'ai déshabillé, ce gros porc dégueulasse, et je l'ai pris en photo, à moitié à poil et endormi comme un sac sur son canapé, après avoir écrit maiale sur son marcel blanc avec mon rouge à lèvres. Ensuite, je me suis dit que ce serait trop bête de partir si vite, alors j'ai fait deux trois trucs à la « Amélie Poulain ». J'ai échangé le sucre et le sel, j'ai découpé toutes ses cravates et ses pantalons, versé du vinaigre dans sa machine à café... et au hasard des pièces, je suis tombée sur son bureau. Et c'est là que j'ai eu l'idée. Je te jure Lou, j'ai fouillé, pour tomber sur son coffre-fort, un ordinateur, mais je n'ai rien trouvé. Ce QI négatif gardait son livre de comptes dans un tiroir de son bureau, juste fermé avec une clef. Comme au dix-neuvième siècle... Faut vraiment être un imbécile arriéré pour faire ça !
— Mais où as-tu trouvé la clef ?
— Ben... sur lui, tiens !
— Charlotte, c'est de l'inconscience à ce stade !
— T'inquiète, rigole-t-elle, j'ai déniché tout un tas d'accessoires cochons dans sa table de chevet et je lui ai attaché les mains avec des menottes à pompons. Il va pas être déçu au réveil !
J'éclate de rire à mon tour. Mon amie passe son bras autour de mes épaules, et murmure à mon oreille :
— Loulou, tu sais ce que cela signifie ? Ça veut dire que la chance tourne enfin ! On va y arriver, on touche au but !
Enzo resté silencieux jusque-là, se gare, coupe le contact et se tourne vers nous, nous sourit.
— Quand même, vous êtes de sacrées bonnes femmes toutes les deux.
3e étape : Ferrer l'animal
Enzo dépose Charlotte chez lui, où elle se cachera le temps que cette histoire soit derrière nous. Je sanglote en lui disant au revoir, fatigue, peur, gratitude, tout se mélange... Pour le moment, Charlotte n'est pas en sécurité et devra rester enfermée, plusieurs jours peut-être. Après un dernier câlin, elle monte se coucher dans l'appartement d'Enzo tandis qu'il me raccompagne chez moi. Il a également un petit sac, car il restera lui aussi caché en haut, dans la deuxième chambre, pour cueillir Montolo quand il viendra me faire la peau.
Nous nous accordons quelques heures de sommeil au lever du jour, puis le flic me fait ses dernières recommandations.
— Pas de provocation en face, Lou. Les mafieux sont des machos, ils seront déjà furieux d'avoir été humiliés par une femme. Ne leur montre pas que tu n'as pas peur d'eux. Je sais que c'est dur pour toi, mais joue la petite désespérée, ils seront dans de meilleures dispositions. Fais-le parler, et dès que c'est bon, je lui tombe dessus. Mais si tu te fais amocher, je devrais intervenir et...
— Non.
— Comment ça, non ? me demande-t-il, les yeux ronds.
— Non, tu ne bouges pas tant qu'il n'a rien lâché.
— Enfin Louise, c'est de la folie !
— Si tu interviens trop tôt, tu perdras ton anonymat, et moi mon but ultime. Laisse-moi gérer ça, je le ferai craquer, même si ça doit me coûter un doigt ou je ne sais quoi.
— Tu es complètement...
— Oui ! Oui, je suis folle ! Oui, je suis inconsciente, et j'en ai marre qu'on me le répète ! Je ne t'ai pas déjà prouvé jusqu'où j'étais prête à aller ? Je n'ai plus rien à perdre ! Si on se loupe, Tom se sera fait planter pour rien, et nous deux, on aura tout perdu ! Alors laisse-moi gérer d'accord ? hurlé-je, hors de moi, complètement dépassée par l'épuisement et l'anxiété générée.
Le flic me regarde sans sourcilier, l'air concentré, alors que je m'interromps, pour reprendre mon souffle.
— Ok, admet-il. A une condition. Un mot, un code. Si besoin, tu le prononces, et j'arrive.
— C'est d'accord. Mais qu'est-ce qu'on fait s'ils fouillent la maison ? S'ils te trouvent ?
— On improvisera... et on va surtout espérer que ça n'arrive pas, parce que ça nous mettrait franchement dans le jus. Lou, tu es bien certaine de voul...
— Merde Enzo ! Oui !
— Parfait. Alors, qu'est-ce que tu choisis comme signal ?
— Bah, je sais pas moi. Au secours ?
— Louise, explique-t-il patiemment, si tu utilises ce genre de mot, même en français, ils vont comprendre que tu appelles quelqu'un. L'effet de surprise risque d'être un peu compromis, non ?
— Ah oui, en effet. Alors... Pitié ? Ça va ?
— C'est parfait.
La journée se passe lentement. Je tourne en rond, enfermée chez moi par une chaleur étouffante, et je ne peux même pas sortir, car je dois être là au moment où il arrivera. Je tente de lire, mais impossible de me concentrer une quelconque histoire. J'échange quelques sms avec Charlotte, anxieuse elle aussi dans son four de cinquante mètres carré, mais filtre le reste des appels. En France, personne n'est au courant de l'avancée de notre projet. Dans l'après-midi, je monte une collation à mon ami qui patiente dans la chambre d'ami. Il a pris son ordinateur, ses dossiers, et avance comme il peut dans son vrai travail, celui pour lequel il est payé. Il est aussi tendu que moi.
A mesure que le jour décline, je me demande si, après, quand cette histoire sera finie, si on s'en sort plutôt bien, je connaîtrai encore la peur. Chacun de mes moments est rythmé par l'angoisse, l'effroi, la terreur. Ce soir, je ne suis pas inquiète pour ma sécurité, mais qu'ils découvrent Enzo, ou que notre plan foire, et ainsi tout ce qu'on a bâti ces derniers mois.
Il est vingt-trois heures trente lorsqu'on toque à la porte. Je suis surprise, je les avais imaginés entrant de force, défonçant le bois dans une arrivée fracassante. J'ouvre doucement, pour tomber nez à nez avec trois hommes. Je m'efface pour les laisser entrer, mais la déception est cruelle. Luigi et Domenico, les deux gardes du corps sont accompagnés d'Aldo, l'un des jeunes, mais de Montolo, point.
Ils s'alignent face à moi, alors que je referme la porte. En plus de ma désillusion de voir une partie de mon plan tomber à l'eau, je suis troublée par la présence du tortionnaire de Thomas. La soirée s'annonce difficile. Je prends une profonde respiration, et mon air lugubre n'est pas vraiment feint.
— Tu n'es pas une très gentille fille, Louise, note Luigi, d'un ton neutre.
Son français est meilleur que d'habitude, je suis sûre que cet imbécile a répété son discours.
— Je vous ai dit que je voulais parler à Montolo, soupiré-je en m'efforçant de prendre un ton humble.
— Nous t'avons conseillé de rentrer chez toi, réplique toujours le même homme.
Leur tranquillité n'augure rien de bon. Je me doute qu'ils ne vont pas se contenter de me sermonner avant de rentrer chez eux. Je n'ai pas le temps de réfléchir davantage que la paume d'acier de Domenico s'abat sur ma joue gauche. La douleur est vive, intense, et en posant ma main dessus pour atténuer le feu de la brûlure, je sens le sang couler de la coupure qui s'est rouverte.
— Tu as dépassé les bornes, petite, reprend Luigi, sans se départir de son calme, et continuant selon toute vraisemblance à réciter son speech. Maintenant, ça suffit de jouer. Salvatore a été patient, et tu sais pourquoi. Mais c'est terminé. Si tu le cherches, tu vas le trouver.
— Je veux simplement le voir, reparler de ce qui s'est passé il y a trente et un ans.
Cette fois, c'est la main gauche du monstre trapu qui m'atteint. Je ne peux retenir un gémissement de douleur, en chancelant, sous la violence du coup. Sa chevalière a fait éclater la peau de ma pommette.
— Où est le livre ? demande tranquillement l'autre.
— Je ne sais pas de quoi vous p...
Le coup de poing dans mon abdomen me fait ployer et je tombe à genoux dans un râle, le souffle coupé.
— Luisa, ne joue pas à la plus maligne avec nous.
— Ok, je lâche, vaincue. J'ai pris le livre de comptes, mais je ne l'ai plus. C'est mon amie qui l'a, et elle a pour consigne de l'envoyer à la police si jamais vous vous en prenez à moi.
Le coup de pied de Domenico m'envoie valser et mon arcade sourcilière cogne durement contre l'arête du buffet, je sens l'os craquer. Je suis sonnée, le sang coule dans mes yeux, mais je vois quand même la brute tirer de sa ceinture le couteau avec lequel il s'en est pris à mon amoureux. Alors ça y est, c'est fini ? Tout s'arrête maintenant, comme ça ? Comme Thomas.
Je dois fournir un gros effort pour me redresser, et je ne suis qu'à quatre pattes quand je annone :
— Vous pouvez... me battre à mort, me torturer, me tuer... comme mon fiancé... ça ne changera rien. Montolo est... mon père, et je veux juste le voir.
Les deux molosses échangent en calabrais, ils parlent trop vite pour que je puisse comprendre ce qu'ils se disent. Ils ne sont pas d'accord. Seul Aldo, visiblement venu pour prendre une leçon, reste silencieux. A genoux sur le sol, les yeux fermés, j'espère de toutes mes forces avoir réussi à les convaincre. Je ressens soudain une violente douleur dans le cuir chevelu, alors que je suis tirée vers le haut par Domenico qui me relève par les cheveux. Je proteste et me débats comme je peux. Il me lâche en me repoussant, le regard noir.
Luigi s'approche tout près de moi et plante ses yeux d'ébène dans les miens.
— Demain, même heure, même endroit que la dernière fois. Tu apportes le livre.
— Non... je ne vous le rendrai que quand j'aurai parlé à Montolo.
Domenico rugit et s'approche de moi, poing levé mais l'autre arrête son geste. Il lui donne une consigne que je ne comprends pas et s'éloigne au téléphone, probablement le temps d'appeler son patron. Je reste face à la brute, et à Aldo qui me dévisage, sans sourcilier, une joie méchante sur le visage. Je sens que cette bande de psychopathes ne rêvent que de me trucider, d'écraser la misérable zanzara que je dois représenter à leur yeux, et c'est encore avec Luigi que je me sens le plus en sécurité, c'est dire.
Il revient, l'air sombre.
— Demain. Mais en attendant, petite, plus de bêtises, sinon, chantage ou pas, livre de comptes ou pas, tu regretteras d'être venue te frotter à nous. Et dis à ta copine de rester bien cachée, parce que si on la trouve, on lui fera payer d'avoir joué avec Carmelo.
Ils sortent, l'un après l'autre, et je verrouille la porte derrière eux, avant de me laisser retomber sur le sol. Il me faut quelques minutes pour récupérer avant d'appeler faiblement Enzo, qui ne bouge pas. Je crie alors notre mot de passe et il dévale les escaliers à toute vitesse.
— Bon Dieu, Lou, dans quel état ils t'ont mise !
Mon ami me prend dans ses bras, il doit m'aider à me relever, je n'ai plus de force. Il m'emmène jusqu'à la salle de bain et m'assoit sur le bord de la baignoire pour soigner mes blessures. Il me parle, mais je ne suis plus en mesure de saisir ce qu'il dit, je me sens comme dans un nuage de coton.
Quand je reviens à moi, je suis en PLS sur le carrelage blanc. Enzo a posé un gant de toilette mouillé sur mon front, il me regarde, inquiet, à genoux près de moi.
— Lou, il faut qu'on aille à l'hôpital.
— Non, ça va. C'était juste... le trop plein d'émotions.
— Est-ce que tu te souviens où ils ont frappé ? Je t'ai posé la question, mais tu n'as pas eu l'air de comprendre, et ensuite tu as perdu connaissance, j'ai juste eu le temps de te rattraper avant que tu ne tombes.
— Dans le ventre, un coup de poing, et un coup de pied, c'est tout. Et je me suis cogné à la table...
— Tu as peut-être une hémorragie interne, et il faut te faire recoudre...
— Je ne bouge pas d'ici. Je ne sortirai pas de cette putain de baraque tant que je n'aurai pas tenu Montolo par les couilles, tu m'entends ? Alors, démerde-toi avec ces pansements, ça fera l'affaire, mais la seule chose dont j'ai besoin, là, c'est de me reposer, et toi aussi.
Le flic me considère avec un demi-sourire.
— Quel caractère, souffle-t-il. Thomas m'avait prévenu, mais j'étais sûr qu'il exagérait. Faut dire que tu caches drôlement bien ton jeu.
— Et encore, si tu savais comme je lui en ai fait baver, il y a deux ans ! répliqué-je en souriant à mon tour, malgré tous les muscles de mon visage qui crient de douleur.
— Bon, allez, viens là, je vais voir ce que je peux faire, mais je suis flic, pas médecin, alors faudra pas râler si tu as une vilaine cicatrice.
Enzo pose comme il peut les strips sur mon arcade et mes joues, puis prend mon pouls, vérifie si j'ai de la fièvre.
— Bon, diagnostique-t-il, vu les coups que tu as pris, peu de risque que ça engendre quelque chose de grave. On va aller se coucher, je crois en effet que c'est ce qu'on a de mieux à faire. Mais si tu as très soif, des nausées ou des frissons, ou encore une sensation d'étouffement, viens tout de suite me réveiller. Déconne pas, Lou.
— C'est promis. Bonne nuit Enzo, repose-toi bien.
— Toi aussi... Louise, attends. Je sais qu'on en a déjà parlé, et que tu m'as dit ce que tu en pensais, mais la soirée a peut-être changé quelque chose pour toi... Tu sais qu'en réalité avec ces comptes que Charlotte a subtilisés, on en a assez pour au moins ébranler Montolo. Et si Tom se réveille, il pourra témoigner contre lui...
— Oui, Enzo, je le sais, mais je ne me sentirai pas assez vengée. Je veux que ce fils de pute puisse voir le reflet de sa chute dans mes yeux.
— C'est d'accord, et je comprends. Alors, bonne nuit Louise. A demain.
Je me brosse les dents avec peine, mon visage est tellement tuméfié, je ressemble à Elephant Man. Je prends quand même un selfie souvenir, pour montrer à mes copains du cours de boxe quand je rentrerai. Ils ne vont pas en revenir. Un jour, peut-être, on rigolera de cette sacrée aventure. On se dira quand même, c'était dingue, cette histoire. En attendant de trouver le recul nécessaire, je vais me coucher et m'endors dès la tête posée –bien droite- sur l'oreiller.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top