Chapitre 34

En media, "Iron", Woodkid





Impossible de dormir. Je ne cesse de penser à Thomas, je n'ai aucune nouvelle. Il a dû arriver en début d'après-midi à l'hôpital de Salerno, et être rapidement opéré. Toutes les trois minutes, je vérifie que je n'ai pas un message d'Enzo, qui est celui que l'hôpital appellera, si mon portable n'est pas en silencieux, si j'ai du réseau. Mon téléphone va bien, contrairement à mon amoureux et l'anxiété grimpe à chaque heure qui passe. Vers deux heures, j'enfile un short et me dirige vers les rues commerçantes, je me souviens d'avoir aperçu deux ou trois tabaccherie qui disposaient d'un distributeur à l'extérieur. J'en trouve effectivement un, et munie de ma drogue en tubes, je vais jusqu'au pozzo. Accoudée contre le muret, je contemple le ciel en fumant une, deux, puis trois cigarettes, jusqu'à ce que la tête me tourne et que le tabac retourne mon estomac vide. Il y a des nuages ce soir, qui cachent les constellations, comme si maintenant je n'avais plus le doit de regarder les étoiles, sans lui et avec une clope au lieu d'une glace. Par défi ou pure connerie, j'en fume une quatrième, et je suis obligée de m'allonger sur un des bancs du petit belvédère. Un vent léger souffle et me fait frissonner, de froid, ou du bruissement des feuilles d'olivier en contrebas qui, toujours, me rappellera ce moment, il y a quatre jours, où j'attendais l'ambulance, ma main dans celle de Tom, encore conscient. Les larmes me montent aux yeux, comme à chaque fois que je repense à ces instants, mais je les chasse bien vite. Assez pleurniché, maintenant, je passe à l'action. Et c'est ainsi déterminée que je me redresse et rentre chez moi. Arrivée à la petite maison, je me prépare du café, et passe le reste de la nuit à compulser les dossiers confiés par mon ami, à la recherche d'une faille, d'une piste.

Mon téléphone sonne vers quatre heures trente. Enzo. Je décroche immédiatement.

— Tu as des nouvelles ? m'écrié-je sans prendre le temps d'ajouter la moindre formule de politesse.

— Oui, excuse-moi, Lou, l'hôpital a appelé mais je m'étais assoupi et ça ne m'a pas réveillé, du coup...

— Enzo !

— Ça va, m'assure-t-il précipitamment. Enfin, l'opération s'est plutôt bien passée. Je t'expliquerai ça plus en détail demain.

— Rien de neuf ? Pour le coma, je veux dire.

— Non, Lou. Il ne s'est pas réveillé. L'opération n'a pas fait varier son score de Glasgow, ni en positif, ni en négatif. Dors un peu, c'est ce que tu as de mieux à faire, je suis sûre que tu n'as pas encore fermé l'œil. Je te rappelle demain.

— Merci Enzo. Bonne nuit.

— A toi aussi. Lou, ça va aller maintenant. Je suis certain que ça va aller.

Je raccroche sans répondre, la gorge nouée. Je n'ai pas autant de certitudes que lui.

Je finis par aller me coucher quand le soleil se lève, histoire de dormir quelques heures d'un sommeil nerveux et agité. C'est Charlotte qui me réveille peu après neuf heures, pour savoir si j'ai des nouvelles de Thomas. Je lui rapporte les paroles d'Enzo, et nous convenons de nous retrouver un peu plus tard, dans la galerie marchande du grand supermarché de la ville voisine.

Pour la première fois depuis l'accident, je décide de retourner chez Bernini. J'ai manqué de courage jusqu'ici, incapable d'affronter l'air inquiet des tôliers, et de leur mentir sans fondre en larmes. Aujourd'hui, je sais que je pourrais leur conter la version officielle, Tom est rentré plus tôt que prévu, à cause d'un souci avec un des fournisseurs de la librairie.

Mon mensonge passe comme une lettre à la poste, à tel point que je pourrais me fâcher, crier, mais vous ne voyez pas que c'est des conneries tout ça, Tom a été quasi assassiné par la mafia, et c'est de votre faute à vous tous, à cause de cette omerta permanente !  Mais Rico est souriant, le cappuccino toujours aussi bon, et finalement, je n'ai pas envie, ni de me fâcher, ni de me priver de ce bonheur quotidien. Il me demande de passer le bonjour à mon amoureux, et je suis simplement heureuse de me dire que Tom a laissé une bonne image de lui aux gens d'ici.

Enzo me rappelle alors que j'arrive à la maison. Très vite, je dégaine mon portable de mon sac et décroche.

Sa voix est lasse, altérée par la fatigue.

— Excuse-moi Lou, de te rappeler si tard. Je voulais passer, mais je dois aller bosser, j'ai pris trop de retard dans mes dossiers ces derniers jours...

— C'est moi qui suis désolée. C'est de ma faute tout ça, et tu es épuisé.

— Ne dis pas de bêtises. Tu es assise ?

— Non... je fais, sur la défensive.

— Alors assieds-toi, soupire-t-il.

Mains moites et cœur battant, je me laisse tomber sur la chaise la plus proche.

— Je t'écoute, murmuré-je.

— Avant toute chose, ce ne sont pas de mauvaises nouvelles d'accord ? Alors, tu dois savoir que les endoprothèses totales du fémur sont peu posées dans ce genre de cas, il s'agit habituellement plutôt de traitement aux cancers...

— Viens-en aux faits, Enzo, s'il te plaît.

— Lou, l'opération s'est bien passée. C'est juste que si le problème est en parti réglé pour l'os, le muscle est très abîmé, et les médecins ne peuvent pas faire grand-chose. Le médecin orthopédiste a d'ores et déjà planifié une nouvelle chirurgie reconstructive demain, mais tu dois te préparer au fait que la jambe de Tom pourrait ne pas...

— Tu m'avais promis que si j'acceptais qu'il soit opéré là-bas, il pourrait marcher normalement !

— Non Lou, je ne t'ai rien promis. Je t'ai simplement dit qu'en acceptant son transfert, tu lui permettais de meilleures chances de guérison. Sans cela, il aurait probablement été amputé ! Alors oui, il aura peut-être besoin d'une canne, ou d'une béquille, mais il est jeune, sportif, en bonne santé, et c'est un battant ! 

— Ce n'est pas ce que j'avais espéré...

— Je sais. Mais ce que tu dois retenir, c'est qu'il est en vie ! Et qu'une béquille, c'est mieux qu'une jambe en moins ou qu'un fauteuil roulant !

Le silence se tend entre nous, je n'ai rien à répondre à cela.

— Excuse-moi, reprend le flic, je suis un peu tendu et crevé, je ne devrais pas te parler comme ça, te brusquer. Je sais que c'est dur pour toi.

— Ne t'en fais pas. J'avais peut-être besoin d'entendre ça.

Nous discutons quelques minutes encore, puis je raccroche, le cœur gros.

Je ne peux pas imaginer mon Thomas avec une canne. Ok, Docteur House, ça lui allait bien, mais il avait l'âge et le caractère revêche. Tom a trente ans et les yeux espiègles, décidément, il y a erreur de casting, ça ne cadre pas avec le personnage. Chaque nouvelle est une déception de plus. J'espère que c'est la dernière, car je redoute vraiment ce qu'on pourrait m'annoncer de pire à présent.

Je repense à ce que ma mère me disait, lorsque j'étais enfant. Quand on est au fond du trou, il faut taper fort du talon pour remonter.

***

Pour la première fois depuis mon arrivée ici, je prends le bus qui me dépose à l'autre bout du parking de la « cometa », le plus grand supermarché de la ville voisine. Ici, la plupart des femmes de plus de cinquante ans n'ont pas le permis de conduire, et si elles sortent assez rarement de leur propre quartier, les bus « Lirosi » qui desservent les communes voisines jusqu'aux plages de Gioa Tauro leur permettent d'aller visiter famille ou amis éloignés, d'aller à la mer, et parfois même, de s'encanailler dans les centre commerciaux.

En pénétrant dans la galerie marchande, j'ai la sensation de faire un bond dans le présent. Il y a beaucoup de jeunes, filles aux talons hauts et nombrils à l'air, garçons aux casquettes et baskets rouges. Pour le bon goût, on repassera. Les hauts parleurs diffusent une espèce de dance agressive, et je ne sais si je suis rassurée ou effrayée de cette ambiance. Je traverse les allées, à la recherche du bar dont nous a parlé Enzo. Charlotte est déjà là, elle m'attend devant un coca. Elle porte un combi-short orangé qui met en valeur son teint hâlé, et ses grosses lunettes de soleil Dior retiennent ses cheveux en arrière. Des tas de ritals passent, et lui jettent des regards concupiscents.

Je l'embrasse avant de m'installer face à elle, une fois encore tellement heureuse d'avoir mon amie avec moi. Nous échangeons des nouvelles de la nuit. Elle a mal au dos à cause du matelas dur comme du bois de sa logeuse, laquelle a eu la bonté de lui déposer sur son chevet une image sacrée de Padre Pio, ainsi qu'une statuette de la Vierge, afin qu'elle puisse bien dormir.

— T'imagines pas comme c'est glauque, grimace la brune.

— Oh si, je crois que je vois bien, répliqué-je et nous rions ensemble.

— Bon, on s'y met ? demande-t-elle doucement, me rappelant que nous ne sommes là simplement pour deviser devant une boisson fraîche, comme si j'avais pu l'oublier.

— Cha, j'ai réfléchi une bonne partie de la nuit. Je pense que Montolo est inattaquable personnellement. Il sort peu, très bien couvert, et toujours en compagnie de ses putains de garde du corps. Je pense qu'il faut se concentrer sur un de ses acolytes, pour l'atteindre lui, le forcer à sortir de l'ombre.

— Très bien, c'est logique. Mais qui ? Et comment ?

— Qui, je ne sais pas encore, mais comment, c'est simple : comme lui. Il s'est attaqué à mon point faible : Tom. Alors, on va rechercher les points faibles de ses hommes, et on va s'en servir.

Durant deux heures, nous décortiquons les informations à notre disposition. Je me laisse encore une dernière limite, je ne veux pas m'en prendre aux familles. Hors de question d'exercer un chantage quelconque sur l'enfant ou l'épouse d'un des mafieux. Je veux me venger, mais pouvoir continuer à me regarder dans un miroir, et surtout, faire mentir les liens du sang, me dire que je ne suis pas comme lui.

Au final, il nous reste deux pistes. Si le bras-droit de Montolo, le frère de son épouse, paraît irréprochable -enfin pour un mafieux- Carmelo, le cousin et comptable semble avoir un penchant facilement identifiable : les femmes. Il y a aussi Benito, un des sous-fifres, le jeune qui parle anglais, qui a un souci avec le jeu. Il gagne, mais surtout perd beaucoup d'argent en pariant sur des matches de foot. Ce sont nos meilleures chances.

— Après Lou, on est d'accord, le foot on n'y connaît rien, hein.

— Bah, non, en effet.

— Il nous reste donc le queutard.

Charlotte prend la photo et soupire, l'air dégoutée devant le visage assez ingrat du comptable.

— Comment il peut aligner les meufs avec sa tête de mérou ? Pfff, faut vraiment avoir la dalle !

— Je pense que son statut lui confère un certain prestige.

— Beurk, conclut la brune. Prestige, mon luc. Bon, comment on s'y prend ?

— Eh bien, je dirais qu'il faut que j'essaye de le suivre et de me trouver par hasard au même endroit que lui, et ensuite le séduire, énuméré-je sans pouvoir retenir un frisson à l'idée de ses sales pattes posées sur moi.

— Nope.

— Tu as une autre idée, Cha ?

— Oui. Pareil, mais c'est moi qui gère le truc.

— Pas question, c'est trop dangereux.

— Louise Morin, je te rappelle que, de un, je ne suis pas venue faire de la figuration, de deux, sans vouloir te faire de la peine, tu ne sais pas draguer, contrairement à moi, et enfin, je trouve dégueulasse que tu profites du coma de Tom pour essayer de te taper un autre mec.

Je souris, mais réplique bien vite.

— Charlie, c'est de la folie.

— Pas du tout, et de toute façon, je suis célibataire, alors...

— Tu ne penses quand même pas aller jusqu'au bout avec... avec ça ?

— J'espère que ce ne sera pas nécessaire. Écoute, j'ai ma petite idée, laisse-moi mûrir ça, et on en reparle avec Enzo. Sans vouloir te jeter la pierre, je pense qu'il vaut mieux le mettre au courant de tout maintenant.

— Oui, tu as raison, approuvé-je la gorge serrée, parce que je sais bien que s'il y a cinq jours je n'avais pas agi seule, la situation aujourd'hui serait probablement totalement différente.  Et... avec Maxime ? demandé-je pour changer de sujet.

La belle hausse les épaules et détourne le regard.

— Sa femme est enceinte. Fin de l'histoire. Et au moins, ici, je pense à autre chose.

Enzo nous a donné rendez-vous un peu plus tard dans une trattoria d'une ville voisine. Jamais deux fois au même endroit. Nous l'attendons un long moment, vidant à deux une bouteille de lambrusco pour patienter. J'ai un pincement au cœur en le voyant arriver. Il est cerné, a les traits tirés. En deux mois, il a pris dix ans. Voilà quel effet je réserve aux hommes quand je rentre dans leur vie, je leur brise le cœur, comme avec Serge, mon ancien petit ami, les fais à moitié assassiner, ou vieillir prématurément.

Pourtant, au fur et à mesure de la soirée, que Charlotte nous expose ses idées, son visage se détend et s'illumine. L'ami fatigué laisse la place au flic, sérieux, rigoureux, professionnel. Il ne laisse rien au hasard et quand je franchis la porte de ma petite maison à près d'une heure du matin, pour la première fois, j'ai un plan. On a un plan, mon équipe et moi.

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