Chapitre 24

En media, Wish you were here, Pink Floyd



Je suis réveillée tôt, par des voix en italien qui résonnent dans les cours pavées des alentours. Il n'est que sept heures quinze et les mammas profitent de la fraîcheur matinale pour faire le ménage. J'entends les aspirateurs vrombir, la RAI* brailler, les chiens hurler et les femmes s'apostropher pour échanger les dernières nouvelles. Un réveil parfait pour débuter ma première journée ici.

J'ai dormi d'une traite, mais d'un sommeil lourd, épais, sans rêve, comme un trou sans fond, et je me sens aussi épuisée que la veille. Je sais que mes parents devraient recevoir ma lettre aujourd'hui et j'appréhende leur appel. La colère de mon père, les larmes de ma mère. Chez eux, le facteur passe vers onze heures trente, mon père va toujours chercher le courrier avant de passer à table. J'ai encore quelques heures de répit avant de devoir les affronter.

J'ouvre les fenêtres pour profiter de l'air doux et descends prendre mon petit déjeuner. Enzo m'a expliqué hier comment utiliser la petite cafetière italienne, je la remplis d'eau, tasse le café dans le filtre et la ferme avant de la poser sur le gaz. Je m'assois à table en attendant que ma boisson soit prête, et regarde autour de moi, morose. Au-dessus de l'évier, il y a un égouttoir à vaisselle, masqué par des portes de placard. J'adorerais avoir ça chez moi, pour éviter la vaisselle qui traîne, mais c'est bien la seule chose que j'emporterais d'ici. Je déniche du sucre dans un placard, et quand l'odeur de café embaume la pièce, je m'en sers une tasse. Imbuvable. Il faudra que je demande à Enzo comment doser le café moulu dans cette machine. J'ajoute un peu d'eau froide, mais le résultat n'est pas concluant, je finis par vider le breuvage dans l'évier et monte me doucher avant d'aller chercher un bar où boire un cappuccino digne de ce nom.

Il n'est pas encore huit heures mais il fait déjà chaud. Vêtue d'un short et de sandales, je suis les indications d'Enzo et descends la rue avant de prendre la parallèle, où je trouve le bar qu'il m'a recommandé. La cloche tinte quand j'entre et je m'avance vers la vitrine pleine de pasti fresci et secci, ces pâtisseries à base de crème ou d'amandes. Il y a aussi un petit présentoir à cornetti, et des bacs à glaces, vides. Ni tables, ni chaises, ici le café se boit visiblement debout au bar. Derrière moi, une armoire congélateur propose des gâteaux glacés et des entremets. Il y a aussi des paquets de chips, des bières, des machines de jeux, et des dizaines de bouteilles alignées derrière le bar. Je crois que ce genre d'endroit hétéroclite n'existe pas en France.

Un type d'une trentaine d'années arrive de l'arrière-boutique. Il me sourit mais je suis hypnotisée par les énormes bras tatoués qui dépassent de son tee-shirt.

Prego ? demande-t-il, ce à quoi je réponds d'un ton mal assuré :

Un cappuccino per favor. E un cornetto.

Francese ?

Je hoche la tête, alors qu'il me propose les différents parfums des viennoiseries en parlant lentement pour que je puisse comprendre. Il me prépare ensuite le meilleur cappuccino de ma vie, que je bois donc au comptoir et je décide immédiatement que cet endroit va devenir mon QG. Alessandro, puisque cela semble être son nom, tente une conversation, et nous échangeons quelques mots, mêlant son mauvais français et mon italien pitoyable. Je parviens à lui faire saisir que je suis là pour le travail, je comprends qu'il m'engage à revenir un soir pour goûter la glace maison. C'est le premier vrai lien que je crée ici seule, et cela me met un peu de baume au cœur. Je commande un second café en savourant mon cornetto al cioccolato, et paye avant de prendre congé, un peu plus légère.

Je continue de descendre la rue et arrive jusqu'à la supérette qui fait l'angle un peu plus bas. J'ai beau arpenter les rayons, impossible de trouver le moindre plat préparé. Ça ne semble pas faire recette ici. Je me contente donc de tomates, de mozzarella, de pâtes et d'un peu de charcuterie. J'ajoute des boissons fraîches et c'est chargée comme une mule que je retourne chez moi.

Je range mes courses et passe chez Cuncettina pour lui rendre ses plats de la veille et la remercier. Elle est toute contente de ma visite et j'en profite pour lui demander comment utiliser la cafetière italienne. Très doucement, elle me montre comment doser le café moulu, le tasser sans trop appuyer, bien visser les parties ensemble. Pour appuyer ses dires, elle pose l'appareil sur la gazinière et quelques minutes plus tard, nous dégustons ensemble un breuvage riche et aromatique qui n'a rien à voir avec l'horreur préparée ce matin. Évidemment, tout se paye, et Cuncettina s'emballe, va chercher son album photos pour me présenter sa famille. Sur les pages jaunies, elle me montre feu son mari, sa fille et ses deux fils petits, puis ados et enfin adultes, avec leurs propres enfants. Ma voisine commente chaque image, laissant libre cours à son bavardage. Elle semble avoir oublié que je ne parle pas couramment la langue, mais je finis par comprendre que ce qu'elle veut n'est pas tant avoir une discussion avec quelqu'un, qu'un réceptacle à sa logorrhée. Pourtant, je la trouve attachante, souffrant de la solitude au point d'abrutir de paroles une pauvre jeune femme qu'elle connaît à peine et qui ne capte pas un traître mot de ce qu'elle raconte. Alors, je hoche la tête en souriant, esquissant parfois un geste pour lui signifier mon incompréhension et profite du moment où elle reprend son souffle pour prétexter du travail et me sauver.

De retour chez moi, j'appelle Tom, puis je m'enferme prudemment, baisse les volets et ressors tous les dossiers que m'a apportés Vincenzo hier. A nouveau, je relis les détails, regarde les photos, tente d'établir les liens. J'enregistre mentalement l'adresse de Montolo et me promet d'y aller faire un tour dans la journée. Quand mon téléphone sonne à côté de moi, je sursaute. Il est onze heures quarante-sept, et le numéro de mon père s'affiche sur l'écran. Pétrifiée, je ne peux pas me résoudre à répondre. Il rappelle quelques instants plus tard, suivi de peu par ma mère, mais je n'y arrive pas. Je ne peux pas les affronter de vive voix.

J'ouvre l'application de messages écrits et tape en tremblant :

Je vais bien. Ne vous inquiétez pas, je serai prudente. Je vous aime.

J'envoie le sms aux deux numéros et éteins prudemment mon mobile, avant que l'un ou l'autre ne rappelle.

Pour le déjeuner, je me contente d'une salade de tomates avec un peu de pain et de fromage de la veille, puis je glisse mon roman du moment dans mon sac, accompagné de mon carnet, avant de ressortir. Dans la rue, il y a des vieux devant chaque maison, ou presque. Installés sur des chaises ou de petits tabourets de bois, ils prennent l'air avec des mots croisés, le corriere dello sport, ou font la sieste. Certains lèvent les yeux vers moi d'un air curieux et Cuncettina, en grande conversation avec une voisine, s'empresse de me faire un grand signe, auquel je réponds en souriant. Bien vu. En affichant notre complicité, elle est devenue la star de la rue, et le troisième âge n'attend même pas que je m'éloigne pour aller glaner des détails auprès de ma ville copine.

Je mets en route le gps de mon téléphone dans lequel j'ai rentré l'adresse de Montolo. Je me trompe malgré tout deux fois, marche plus d'une demi-heure pour traverser la ville mais je parviens enfin à trouver la maison que je cherche. Comme je m'y attends, la demeure est plutôt spacieuse, entourée d'un grand jardin et protégée par une grille. Un rien pompeux, ce n'est pas surprenant. C'est un beau quartier, dans la partie neuve de la ville a priori, assez différent de ceux que j'ai pu voir pour le moment. Je déniche un banc, un peu éloigné, duquel je peux néanmoins tout de même surveiller les allées et venues et m'y installe avec mon livre. Derrière mes lunettes de soleil, je guette si quelqu'un entre ou sort de la maison, mais durant les deux heures que je passe assise, je ne vois rien, ni personne. Assoiffée et assommée par le soleil, je déclare forfait et quitte mon poste de surveillance, désappointée.

Toujours aidée de mon téléphone, je me dirige vers la villa comunale, le parc botanique dont m'a tant parlé ma maman. Il est situé dans le petit centre-ville, seul point bouillonnant de la commune. Devant son entrée se trouve une fontaine d'eau fraîche, point de rendez-vous de toute la population me semble-t-il, auquel je m'abreuve, puis je pénètre dans le jardin arboré. Je suis émue de fouler le sable de cet endroit, de me promener parmi les différentes essences de végétaux, oleandre, figuiers ou palmiers luxuriants. Je respire les effluves sucrées transportée par la brise, profite de la subite fraîcheur des coins d'ombre. Il y a des bancs sous les arbres, un petit bassin avec des poissons, une piste de bocce, la pétanque calabraise, et plusieurs fontaines, comme partout dans la ville. Ici, guère besoin d'acheter des packs d'eau, tout le monde vient remplir bouteilles vides et jerricans directement aux fontaines.

Je prends quelques photos, en souvenir, et à envoyer à ma maman, puis m'installe sur un banc, sous un palmier pour me plonger, sans faire semblant cette fois, dans mon bouquin. Pourtant, je ne parviens pas à me fixer sur ma lecture, intriguée par tout ce que je découvre autour de moi. L'endroit est paisible en ce jour de juin. Un couple d'amoureux se balade, main dans la main, il y a quelques vieux qui jouent aux boules, d'autres qui se promènent lentement, mains croisées derrière leur dos courbés. Une jeune femme qui doit avoir mon âge pousse un landau, accompagnée d'une petite fille de deux ou trois ans qui regarde les poissons. Sa maman la porte pour l'aider à boire l'eau qui sort du robinet installé dans la pierre, et elle trempe sa robe en riant.

Il est près de dix-sept heures quand je sors du parc. Tout autour, il y a plusieurs bars, pâtissiers et glaciers, une petite pizzeria qui propose des plats à emporter. Je vais boire un espresso, et entre dans une des nombreuses gelaterie. Je suis abasourdie par le nombre de parfums proposés. Ce sont essentiellement des crèmes glacées, mais il a quelques sorbets, et glace spéciales « diabétiques ». Pas de cornets ici, uniquement des petites coupes de carton, de tailles différentes, que l'on remplit avec les goûts de son choix. Je me laisse tenter par nocciola, tiramisu et bacio, une sorte de chocolat aux noisettes que j'adore immédiatement.

Je reprends le chemin de la maison tout en mangeant ma glace, et en prenant bien garde à mémoriser le trajet, car je sais que je reviendrai chaque jour ici.

***

Enzo passe en fin de journée, vers vingt heures. Il apporte avec lui de la pizza al taglio, comme c'est la tradition en Italie, des arancini, sorte de délicieuses boules de riz à la tomate et à la mozzarella, et deux petites bouteilles de birra Perroni.

— Alors cette première journée en Calabre ? s'enquiert-il en décapsulant les bouteilles avant de m'en tendre une.

Nous trinquons, et je bois une gorgée avant de répondre.

— Du très chouette et du très décevant... je suis allée prendre mon petit déjeuner chez Bernini, le café dont tu m'as parlé, et c'était top, je me suis même fait un copain, je crois. J'ai fait les courses, je suis passé chez Cuncettina, on a regardé des photos. Et cet aprem, je suis restée en planque deux heures devant chez Montolo, sous le cagnard, pour rien. Alors, je suis allée jusque qu'à la villa, je me suis un peu promenée, et j'ai mangé une glace succulente. Voilà.

— Merci pour ce compte rendu... très complet ! rit Enzo, mais il s'interrompt quand il voit que j'ai les larmes aux yeux. Qu'y a-t-il Louise ?

— Je... je ne sais pas. Je me sens très seule. Pourtant j'ai l'habitude... enfin, j'avais l'habitude avant Thomas, mais il me manque et... et j'ai peur de n'arriver à rien ici. Et je ne comprends rien !

— Calme-toi, Louise. Ce n'est que le premier jour. Il va te falloir du temps pour t'y faire, mais je suis sûr que bientôt tu adoreras cet endroit, et tu parleras aussi bien italien que nous tous ici.

— Tu as raison, réponds-je en tenant d'affermir ma voix. Et je crois que je suis un peu fatiguée.

— On mange vite et je te laisse, sourit-il. Je ne passerai pas demain, je bosse tard, mais normalement je serai en recup' mercredi, je t'emmène faire de vraies courses en voiture, et je te montre un peu le coin autour, d'accord ?

— Merci, Enzo.

— Il te manque, ton Thomas, hein.

— T'as pas idée.

Enzo ne s'attarde pas après le dîner et je me montedirectement me coucher. Comme la veille, j'ouvre en grand la fenêtre et, devantles étoiles qui scintillent, j'appelle mon amoureux. Il est un peu tendu, mon pèrel'a appelé et même s'il n'a rien lâché, il se sent mal. Il me racontel'angoisse dans sa voix, la détresse, puis la colère contre lui de m'avoirlaissée partir seule. Imaginer mon père, si fier, supplier Thomas de lui donnerdes détails sur mon départ me fend le cœur, je suis désolée d'être la cause deleur souffrance, mais je reste persuadée que c'est un mal nécessaire, pour euxcomme pour moi.




Hellooo !

Tous les lieux que j'évoque dans cette histoire existant réellement, (j'ai à peine changé les noms et mixé les rues...), je vous ai mis quelques photos pour vous faire voyager et découvrir cette culture, cette ville que j'aime tant. C'est juste mille fois plus chouette en vrai.

Bon dimanche à vous, et bonne fête aux papas !

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