Chapitre 23

En media, "Do I wanna know", Arctic Monkeys

Je reste un long moment au téléphone avec l'homme qui partage ma vie. Je me sens déjà très seule dans cette maison hostile, ce pays inconnu avec lequel je ne partage rien, même pas la langue, et parler avec Tom m'apaise, comme toujours. Sa voix chaude et douce, ses paroles réconfortantes, son humour à toute épreuve, même quand je sais qu'il est malheureux comme les pierres, me mettent du baume au cœur et quand je raccroche, je me sens déjà mieux. Vincenzo arrive quelques minutes plus tard. Il frappe doucement et passe sa tête par la porte qu'il entrebâille.

— Entre, je suis là.

Ses bras sont chargés de dossiers et de victuailles. Je suis heureuse de le voir, même si on se connaît peu, c'est enfin un visage familier, et quelqu'un qui parle ma langue. Il me sourit avec bonhomie, vint m'embrasser sur les joues.

— Bonsoir, Louise. Alors, tu as fait bon voyage ? Vraiment désolé de n'avoir pu venir te chercher moi-même.

— Ne t'en fais pas, avec Angelo et la voisine, j'étais entre de bonnes mains. D'ailleurs, il n'a pas voulu que je le paye...

— C'est déjà arrangé.

— Je vais te rembourser, dis-moi combien...

— Rien du tout ! Bon, tu as dîné ? J'ai apporté quelques petites choses, dit-il en déposant sur la table de la cuisine du pain, du fromage, des fruits et du café moulu.

— Non, je t'attendais. Cuncettina nous a donné de quoi nous régaler aussi, je crois.

Vincenzo soulève le papier aluminium qui recouvre les plats et claque la langue d'un air satisfait.

Fritelle et Fagiolini ! Parfait !

Pendant que nous dînons, il m'explique comment me familiariser à la vie ici : où trouver les commerces de proximité, le bar qui fait le meilleur espresso, et les cornetti les plus savoureux pour le matin, évidemment aussi son glacier favori. Je note les références au fur et à mesure dans mon téléphone, puis il enchaîne sur les précautions d'usage à prendre avec les gens ici. Etre excessivement poli, surtout avec les vieux, faire attention aux voitures, les automobilistes klaxonnent encore au lieu de marquer l'arrêt aux stops ou aux feux, ne jamais, jamais blasphémer, ni prononcer le mot tabou : mafia, évidemment. L'impression de me retrouver quarante ans en arrière se confirme, et mon enthousiasme retombe encore d'un cran, conjugué à la fatigue du voyage et à ma peine de quitter Tom. Je ne suis déjà plus si sûre d'avoir fait le bon choix en venant ici.

Après le repas, mon hôte me fait faire une fois encore le tour du propriétaire, m'explique le fonctionnement du chauffe-eau, l'emplacement du robinet de coupure d'eau ou du compteur électrique, puis nous retournons nous assoir dans la cuisine. Il fait nuit depuis longtemps, et la chaleur ne diminue pas, mais Vincenzo, prudent, ferme la fenêtre et nous abordons enfin ce sujet qui me tient tant à cœur.

D'une grosse pochette, il sort plusieurs dossiers, mais les garde près de lui, sans les ouvrir.

— Ce sont des copies, tu peux tout garder, mais attention Louise, rien ne sort d'ici. Tu les ranges soigneusement après chaque consultation, tu observes une discrétion absolue. Il est inenvisageable qu'une visite à l'improviste puisse jeter un œil à ces documents.

— Je n'attends pas vraiment de visite...

— Que tu crois. Une petite jeune comme toi intrigue, tous les vieux de la rue vont défiler ici. Bon, comme je te l'ai dit, Montolo n'est pas un gros poisson. La ville est assez petite, et surtout, la population vieillissante, comme tu vas vite t'en apercevoir. Le principal axe de « travail » de la 'Ndrangheta étant le trafic de drogue, ce n'est pas ici que ça peut vraiment fonctionner. Montolo travaille donc en association avec les parrains d'autres communes, mais son rôle se limite en général à celui d'intermédiaire, ce qui explique qu'il n'ait pas forcement beaucoup d'influence. C'est une chance pour toi, il sera probablement plus facile à atteindre.

— Mais alors, il fait quoi ?

— Son rôle est surtout représentatif, mais pas que. Il vit du pizzo, cette taxe qu'il prélève à chaque commerçant et de diverses extorsions. Mais attention Louise. Ce n'est pas parce que Montolo n'est pas un baron de la drogue calabraise qu'il n'est pas dangereux.

— Je sais, je crois que Giuseppina en a déjà fait les frais, souligné-je amèrement.

— Effectivement. Sois prudente, Louise. Je m'en voudrais vraiment s'il t'arrivait quelque chose.

— Je croyais que je ne risquais rien.

— S'il apprend que tu es sa fille ! Tant que tu es une inconnue, s'il te voit mettre le nez dans ses affaires, tu seras en danger.

— C'est noté. Je ferai attention.

— Le dossier est assez succinct. Ce n'est pas le mafieux qui intéresse le plus nos services, je te l'avoue. Tu es prête à l'ouvrir, à le consulter ?

— Oui, Vincenzo ! m'impatienté-je.

— D'accord. Tiens.

Il fait glisser une pochette assez maigre vers moi et j'en tire quatre sous-chemises. Salvatore Montolo. Lauretta Montolo. Serena Montolo. Michele Montolo.

Je lève des yeux écarquillés vers le flic qui guette ma réaction. Il me confirme ce que j'ai déjà compris.

— Tu as un demi-frère et une demi-sœur.

Je déglutis avec difficulté. Il me faut plusieurs secondes pour réaliser que je vais faire connaissance avec mon frère et ma sœur biologique. Je pense avec amertume que j'ai appris il y a quelques mois n'avoir aucun lien de sang avec celui que j'ai toujours considéré comme mon frère, et maintenant, j'en découvre deux autres.

J'ouvre d'abord la chemise qui concerne Serena. Il y a plusieurs photos, prises à différents moments, à différents endroits. C'est une belle jeune femme, elle a les yeux noirs un peu tombants de Montolo, mais qui brillent d'une rare intensité. Ses cheveux se déroulent en cascade de boucles sur ses épaules, elle est beaucoup plus jeune que moi mais elle me semble plus mûre, plus femme. En consultant les informations, j'apprends qu'elle a tout juste vingt et un an, et qu'elle fait ses études à Milan. Une larme roule sur ma joue. Je crois que j'aurais beaucoup aimé avoir une sœur. Enfin, dans d'autres circonstances.

Michele est un ado dans toute sa splendeur. Dix kilos de trop, probablement dus à un abus de mozzarella frite et de glaces, maillot de la Juve, coupe de cheveux à la con et air boudeur sur tous les clichés.

Je passe vite sur l'épouse, une femme raide et droite, sèche comme un pruneau, et arrive à la dernière liasse de papiers, celle qui m'intéresse le plus. Montolo en famille à la sortie de la messe. Montolo tel un prince à la Sagra du stocco*. Montolo en voiture, Montolo qui boit un café. Sur la plupart des images, il est entouré de deux sbires, ses gardes du corps j'imagine. Son CV est détaillé et j'apprends comment il a pu arriver à ce poste, par chance.

— La structure des 'Ndrine –les familles mafieuses- est très opaque, m'explique Vincenzo alors que je parcours les documents en italien, et sa plus grande force est l'importance des liens familiaux. Contrairement aux autres organisations criminelles, les membres d'une 'Ndrine ont des filiations biologiques, ce qui complique incroyablement notre travail, car on ne peut ni infiltrer cette mafia, ni compter sur le témoignage de repentis. Même en cas d'arrestations, ces chiens ne lâchent rien. A l'époque de... en 1988, Salvatore avait vingt-deux ans. Falcioni, le parrain de la ville à cette époque, avait pour bras droit son cousin, Pietro Montolo, c'est ainsi que Salvatore, le fils, a été intronisé. Il effectuait de petites tâches au début, collecte du pizzo, intimidation, surveillance... Falcioni a été assassiné en 1996, c'est donc le père de Salvatore qui lui a succédé, mais pas pour longtemps, car il est parti en quelques mois d'un cancer du pancréas. Montolo junior, ton père, a donc pris la tête du clan Casanuovese. Serena venait de naître, il s'est mollement installé dans ses fonctions. Je te l'ai dit, il ne déborde ni d'autorité, ni de charisme, et son pouvoir est limité, car la drogue ne fait pas recette ici, or c'est l'activité la plus rentable pour l'organisation. Quatre-vingts pour cent de la cocaïne vendue en Europe transite par la 'Ndrangheta, tu te rends compte ?

Je hoche la tête, un peu groggy.

— Mais attention Louise, il n'en reste pas moins respecté et craint par tout le monde ici. Personne ne prendra parti contre lui.

— Qu'est-ce que tu as contre lui ? Ce n'est pas vraiment un gros coup pour toi.

— Non, en effet. Son arrestation ne changera probablement pas le cours de ma carrière, mais elle inquiètera les chefs des clans autour, et ébranlera toujours un peu l'organisation. Et surtout, c'est son oncle, Falcioni, qui a fait assassiner mon père. Il avait une edicola, un magasin de livres, de journaux, de matériel de papeterie mais il refusait de se soumettre au pizzo. Deux fois, ils ont incendié la boutique. La troisième, ils l'ont enfermé et attaché à l'intérieur avant d'y mettre le feu.

— C'est... terrible, je murmure, consternée.

— Puisqu'il est mort, poursuit Vincenzo, je ne peux plus l'atteindre, mais voir Montolo croupir derrière les barreaux pour le reste de sa vie, ce sera déjà une consolation.

— Son équipe ? je demande, reprenant peu à peu mes esprits.

— Tiens, dit-il en me tendant un autre dossier.

Tout est là. Ses gardes du corps, son bras droit, les petites frappes, le comptable. Mais comme me l'a expliqué Vincenzo, tous de la même famille. Des cousins, des neveux... aucun moyen d'atteindre Montolo en passant par ses proches. Je passe mes mains sur mon visage, découragée par l'ampleur de la tâche.

— Allez, Louise, ne t'en fais pas, intervient mon nouvel ami, avec beaucoup de douceur. Je t'avais dit que ce ne serait pas facile, mais tu vas digérer toutes ces informations et on trouvera bien une faille.

— Oui, j'espère que tu as raison.

— Allez je te laisse, il est tard, et tu dois être épuisée par le voyage. Je te pose mes clefs ici, et je laisse son double à Cuncettina si ça ne te gêne pas, elle n'aime pas qu'on modifie ses habitudes.

— Pas de souci. Elle a l'air... très gentille.

— Elle a son caractère, mais c'est une perle. Si tu as besoin de quoi que ce soit, à n'importe quelle heure, tu peux compter sur elle. Mais attention, elle non plus ne sait rien de ma véritable activité.

— Ne t'en fais pas, je serai discrète.

Il se lève, et s'étire. Il est presque minuit, je tombe de sommeil.

— Je repasse demain en fin de journée si ça te va, un peu plus tôt normalement.

— Avec plaisir. Merci, merci pour tout.

Il m'adresse un bref sourire, presque pudique.

— Tu sais, je suis content que tu sois là. Je me sens bien seul parfois, je ne partage mon quotidien qu'avec mes collègues, et à la longue, ça me pèse. Allez, bonne nuit, Louise.

— Bonne nuit, Enzo.

La porte refermée, je descends les volets et monte la valise dans ma chambre. Je n'en sors qu'une chemise de nuit, mon bouquin et ma trousse de toilette, le reste attendra le lendemain.

Je soupire devant le couvre-lit en matière synthétique qui recouvre les draps, et le grand tableau représentant la Vierge, accroché au-dessus du lit, avant de m'assoir sur le matelas dur comme du bois. J'ouvre la porte fenêtre et laisse entrer l'air à peine plus frais de la nuit. Il y a moins de pollution atmosphérique ici, moins de lumières et de nuages aussi, on voit toute la voute céleste. Tom aurait adoré ce spectacle. Je ferme fenêtre et volets, puis me couche en envoyant un sms à mon amoureux. Je ne peux résister au besoin de regarder quelques photos de lui, de nous, sur mon téléphone. J'ai le cœur gros.

Je lis quelques instants, mais mes yeux se ferment. Mon téléphone vibre au moment où je pose mon livre sur la table de chevet. Lui non plus, il ne dort pas encore, ou je l'ai réveillé. Je lis sa réponse, sourire aux lèvres.

De Tom : Bonne nuit, honey. Fais de doux rêves. Mon appartement et mon lit me semblent bien vides sans toi. I miss you... so much. Déjà. Je t'aime.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top