Chapitre 22

En media, "On the road", Hugo Barriol

L'avion est un petit appareil, deux rangées de trois sièges, et il fallait bien évidemment que je tombe à côté d'un vieux couple. Madame a la place côté hublot, l'homme est au milieu. C'est déjà ça, je pourrai me lever à ma convenance. J'ai déjà du mal à passer plusieurs heures dans un endroit clos, alors si en plus j'avais dû déranger toute la smala pour aller aux toilettes, ça aurait été très compliqué.

Je leur adresse un sourire poli, m'assois et sors de mon sac le petit guide d'italien, histoire de profiter du voyage pour réviser un peu le vocabulaire et la grammaire.

— Première fois en Italie ? me demande mon voisin en se penchant avec un sourire complice.

A son fort accent, je devine que ce n'est pas son cas.

— Oui, je réponds simplement.

— Ah, les jeunes, pour retourner au pays, il faut vous supplier hein ! Avec Gina, on y va chaque été, trois semaines avant, et depuis qu'on est retraité, de juin à septembre, pas vrai, cara mia ? Mais alors, pour faire venir nos petits-enfants...

— Chut Nino, laisse-la tranquille cette pauvre jeune femme.

— Oh, mais ça va, je l'embête pas, on discute hein ! Alors, vous venez de quel coin de Calabre, mademoiselle ?

— Je... en réalité, je ne suis pas vraiment italienne.

— Alors ça, ça m'étonnerait ! Vous n'avez pas les yeux calabrais c'est sûr, mais un nez comme le vôtre, ça ne trompe pas !

Je baisse le visage, vexée, mais il continue à m'abrutir de son bavardage.

— Moi, je viens de Taurianova, et Gina, de Anoia. Vous connaissez ? Ça fait cinquante-deux ans qu'on est mariés, vous savez...

L'hôtesse de l'air vient heureusement me sauver la mise, en rappelant les traditionnels consignes de sécurité et je fais mine d'être passionnée par ses gestes, mais il en faut plus pour décourager le vieil homme.

— Je vous ai vus, à l'aéroport avec votre petit chéri, reprend-il à voix basse. Ça avait l'air dur de vous dire au revoir. Pourquoi il ne vient pas avec vous ?

Hébétée par tant d'indiscrétion, je le regarde, les yeux écarquillés. Son épouse feuillette le dernier numéro de « notre temps », elle ne semble pas décidée à voler de nouveau à mon secours. Je comprends alors que je ne serai pas tranquille sans briser les règles élémentaires de politesse.

— Excusez-moi, réponds-je d'un ton que je tente de rendre aimable, je vais lire un peu.

Tandis que je prends mon livre et insère les écouteurs de mon lecteur mp3, je l'entends encore marmonner :

— C'est bien les jeunes, ça : écouter de la musique et lire en même temps. Faut toujours faire dix choses à la fois et au final ils ne profitent de rien.

Je n'ai pas mis le lecteur en route, je suis en effet incapable de lire avec du bruit mais je suis bien contente que mon stratagème fonctionne, et aussi d'avoir évité le sujet suivant : « Vous, les jeunes ».

A peine quinze minutes après le décollage, le couple ronfle en chœur, je peux cesser de faire semblant. Je ferme mon bouquin, retire les oreillettes et laisse mon esprit vagabonder. J'ai beau être épuisée, triste d'avoir laissé mon amour, je suis toujours follement enthousiasmée par cette nouvelle aventure, ce qui m'empêche de dormir. Je vois le mur du salon de la maison de la mère de Vincenzo couvert de photos, de cordes reliant les 'Ndranghetistes. Je m'imagine en planque, ou filant les mafieux qui me mèneront à mon père et un frisson me parcourt l'échine, autant de peur que d'excitation. Je fantasme ce moment, où, enfin face à face, je lui avouerai la vérité, avant qu'il ne se fasse arrêter. Peut-être que je le tiendrai en joue, mais que je déciderai au dernier moment de l'épargner, on verra. Il y a beaucoup de trous dans les histoires que je me raconte, mais qu'importe, j'ai hâte d'y être et d'en découdre. 

Je déchante déjà à l'atterrissage, deux heures plus tard.

Le vol a été convenable, même si je n'ai jamais été fan des voyages en avion, tout s'est bien passé. Je me suis assoupie presque une heure, et mon voisin n'a pas insisté à mon réveil, il a compris que je n'étais pas d'humeur à faire la conversation. Il a quand même tenté une nouvelle approche au moment du plateau repas mais un coup de coude de son épouse et mon regard exaspéré l'ont rapidement remis dans le droit chemin.

L'avion nous dépose directement à l'aéroport, et nous empruntons alors un long tunnel flexible pour rejoindre le hall. Je marche vite, impatiente de découvrir le pays. C'est en rallumant mon téléphone, devant le tapis à bagages que je vois que Vincenzo m'a laissé un message sur répondeur, plus ou moins au moment où l'avion décollait :

Bonjour, Louise, j'espère que tu vas bien et tu as fait bon vol. Écoute, je suis désolé mais j'ai été appelé sur une affaire urgente, je ne pourrai pas être là à temps pour venir te chercher. Je t'envoie Angelo, un chauffeur de taxi que je connais bien, il t'attendra à l'aéroport et t'emmènera à la maison. Je t'envoie le reste des indications par sms, mais surtout pas de gaffe, n'oublie pas. Absolument personne ne doit savoir.

Je soupire bruyamment. Je sais qu'il n'y est pour rien, mais ça commence bien... Je me réjouissais de le revoir, d'échanger avec lui sur le sujet qui nous préoccupe tant, mais il va falloir qu'à la place je me tape une heure trente de voyage en tacot avec un type que je ne connais pas, et qui à tous les coups ne cause même pas français.

Boudeuse, j'ouvre mes sms. J'en ai reçu un de Tom déjà, qui me redonne automatiquement le sourire, et un de Caro. Le dernier est de Vincenzo :

Angelo te déposera dans la rue. La maison de ma mère est au numéro 26, va d'abord au 34, chez Cuncettina. Elle a le double des clefs et est au courant, elle viendra t'ouvrir. Je passerai dès que possible, normalement dans la soirée. Encore désolé de ce changement de programme.

Je range mon téléphone dans mon sac au moment où les valises commencent à arriver. J'ai utilisé la technique que Thomas m'avait enseignée lors de notre premier voyage ensemble, en Italie justement, et j'ai accroché à la poignée un petit ruban rouge. D'autres ont fait de même, mais je retrouve vite mes affaires. J'attrape mon bagage sur le tapis roulant et adresse un petit signe de la main à mes compagnons de vol qui attendent encore, comme traité de paix.

J'arrive dans le hall et cherche des yeux celui qui pourrait être mon chauffeur. Je parierais pour cet étrange petit bonhomme, tête de clown et grand sourire aux dents cassées qui tient à bout de bras une grande pancarte « Louise Morin ». Pour la discrétion, on repassera.

Buongiorno. Angelo ? je demande en m'approchant.

Ciao ! Si, sono Angelo ! Bonnejour, Louisse, ajoute-t-il avec un sourire hilare.

Je mets deux secondes à comprendre qu'il vient de me saluer en français, tant son accent est horrible, et donc à m'extasier, mais il ne semble pas se formaliser de mon temps de réaction, et saisit ma valise d'autorité.

Andiamo !

Il traverse le petit aéroport bourdonnant d'un bon pas, alors que je tente de le suivre en regardant partout autour de moi. Un café ouvert sur le hall où l'expresso doit être délicieux, un glacier, une boutique de maillots de bain... Je m'arrêterais bien quelques instants mais mon chauffeur ne semble être venu que remplir sa mission. Je ne sais pas comment lui dire de s'arrêter alors je cavale pour ne pas le perdre. Brusquement, un souffle brûlant me ramène sur terre, quand nous franchissons les portes vitrées en direction du parking. Il fait très chaud, probablement plus de trente degrés, et humide à la fois. Quelques palmiers s'élancent entre les voitures, me donnant l'impression d'être en vacances.

Nous marchons jusqu'à son monospace, une Fiat Doblò,  dans le coffre de laquelle il range ma valise. Elle a bien vécu mais ce n'est pas non plus le taudis que j'avais redouté. Je prends place à côté de lui à l'avant et sors mon guide d'italien et les fiches que j'ai préparées avec Thomas avant mon départ.

Il baragouine en italien, je lui fais comprendre par geste que je ne saisis pas ce qu'il essaye de me dire.  J'imagine qu'il me parle de notre connaissance commune, puisque « Enzo » est le seul mot que j'entends distinctement. Je me jette alors à l'eau.

Sono francese, non capisco bene italiano, lis-je avec application sur mon petit bristol.

Angelo éclate de rire.

Grazie ! Io so !

Je le regarde, un peu paniquée. Je n'ai à nouveau rien compris, alors j'attaque la ligne suivante, et lui sert le petit scénario que j'ai mis au point avec le flic pour expliquer ma présence à Casalnuovo.

Sono Louise, la sorella di Séverine.

Séverine ? Chi e Séverine ?

Séverine e la moglie di Giovanni, il fratello di Vincenzo.

Mon chauffeur hoche la tête, d'un air plus ou moins indifférent et n'en demande pas plus, mais je suis bien décidée à tester mon speech sur lui.

— Sono venuto qui per studiare la flora et la fauna calabresi. Scrivo une tesi su questo soggetto.

Davvero ?

Il semble impressionné mais pas du tout motivé pour poursuivre la conversation.

Je prends alors mon téléphone et envoie quelques messages, puis je laisse mon regard divaguer par la fenêtre, découvrir le paysage aride qui borde l'autoroute. Des pierres, des étendues d'herbe sèche, des collines et des oliviers.

Quand il sort de l'autoroute après plus d'une heure de trajet, j'aperçois des panneaux qui indiquent la direction de Casalnuovo. Je m'agite sur mon siège, avec l'impression de toucher au but, alors que je n'en suis qu'à la première étape. Nous passons à travers plusieurs petites villes calabraises, pour la plupart assez modestes. J'ai l'impression d'être revenue dans les années quatre-vingts.

Enfin, après avoir longé une immense oliveraie, nous arrivons dans la ville. Mon cœur bat à cent à l'heure. Je regarde chaque place, chaque trottoir, chaque commerce, en me demandant si ma mère, Giuseppina, ou Montolo les a déjà foulés, s'ils y sont entrés. Je tente de repérer déjà des lieux, superette, boulangerie... mon sens de l'orientation est plutôt défaillant, alors dans une ville nouvelle, avec une langue inconnue, je sais que le moindre déplacement sera un cauchemar pour moi dans les premier temps.

Angelo finit par couper le contact. Nous sommes via Catania. Il s'arrête devant la maison de famille de Vincenzo, et sort ma valise du coffre avec un sourire, puis me tend sa main pour me saluer.

Quanto costa il viaggio ? je demande en tâtonnant.

Niente, va bene !

— Si, si...

Les mots me manquent pour argumenter quand je comprends qu'il ne veut pas que je le paye. Mais il s'éloigne déjà avec un signe amical, et remonte dans sa voiture.

Dopo, mi arrangio con Enzo, non ti preoccupare. Ciao Luisa !

Je le regarde partir, perdue, seule sur le trottoir avec mon bagage. Il n'est même pas dix-neuf heures mais j'ai l'impression que cette journée dure depuis trois jours. Je n'ai pas besoin de traîner ma valise jusqu'au 34 de la rue, que la fameuse Cuncettina se jette sur moi, déblatérant elle aussi tout un tas de paroles que je ne comprends pas. Je regarde ce petit bout de femme, cheveux encore noirs pour son âge, et tablier fleuri, en attendant la fin de sa logorrhée et quand enfin elle reprend son souffle, je place vite la phrase qui me sera le plus utile ces prochaines semaines : Non capito bene italiano, ce à quoi elle répond, effrayée :

Sbalasciu meo !

Elle semble réellement déçue qu'on ne puisse pas communiquer, sans doute se réjouissait-elle d'avoir une copine neuve pour bavarder. Elle secoue la tête, désolée, et m'ouvre la porte de la maison de mon hôte.

C'est à mon tour d'être déçue en entrant. Vincenzo m'avait prévenue que la maison baignait dans son jus, mais je n'avais pas imaginé un intérieur si... typique.

La porte d'entrée donne directement sur le petit salon où trône un antique divan, recouvert d'un plaid du meilleur goût. Il y a aussi un vaisselier, et un lourd buffet sur lequel est posée une télévision à tubes cathodiques.

Le sol est en pierre mouchetée, les murs simplement enduits à la chaux, et décorés, comme chez Rosa, de crucifix, tableaux divers dont un immense représentant la cène, et des images du Padre Pio, le fameux prêtre canonisé déjà partout chez Rosa, à Gênes.

A droite du salon se trouve la cuisine. Une table recouverte d'une toile cirée, quelques éléments en bois, un grand évier de pierre, et une gazinière. La seule touche de modernité est le réfrigérateur, qui doit bien avoir vingt-cinq ans. Je suis ensuite mon guide vers l'étage, en empruntant les escaliers au fond du salon. A l'étage, deux chambres dont la décoration est à l'image du reste de la maison, napperons et croix de bois, et une salle de bains, où, heureusement, je repère une machine à laver. J'ai bien cru devoir aller faire mon linge au lavoir. A chaque pièce, Cuncettina, visiblement soucieuse de me faire vite apprendre l'italien, me désigne les objets en articulant bien : letto, armadio, bagno... Je hoche la tête avec un sourire, sans pouvoir lui dire que même si les mots ne sont pas les mêmes dans ma langue, nous disposons de ce genre de meubles en France. 

Ho tutto pulito, me signale-t-elle, d'un air satisfait.

Je la regarde sans comprendre, alors elle mime, et me montre qu'il n'y a pas un grain de poussière sur les meubles. Je capte alors et par la même ce qu'elle attend et je la remercie chaleureusement. Elle m'adresse un sourire rayonnant, et nous redescendant dans le salon.

Voi mangare con me ?

Ces mots ne dépassent cette fois pas mes compétences, et je lui réponds en esquissant à mon tour le geste de dormir.

No, grazie. Sono... fatiguée.

Stanca, m'apprend-elle.

Si. Et Vincenzo... va venir.

Va bene. Vieni con me a casa, ti darò qualcosa da mangiare per voi due.

Elle lève les yeux au ciel devant mon air perdu et prend ma main pour m'entraîner jusque chez elle, où je découvre un intérieur qui ne diffère pas vraiment de celui que je viens de visiter. Elle me confie des beignets d'aubergines encore tièdes, ainsi qu'un plat de gros haricots verts cuisinés avec des pommes de terre et des tomates. Je la remercie avec effusion, j'ai déjà compris comment fonctionnait ma nouvelle voisine, et je me hâte de rentrer « chez moi ». Je pose les aliments sur la table de la cuisine, et vais m'effondrer sur le canapé où je peux enfin appeler mon Thomas.

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