Chapitre 15

En media, "Unintended", Muse









Aucun de nous ne revient sur le sujet les jours suivants. Je retourne travailler dès le lendemain matin, et le reste de la semaine file à toute allure. Je sais que Tom espère qu'en évitant d'en reparler, je vais oublier cette idée stupide, et malgré moi, je lui en veux de ne pas m'apporter le soutien dont j'ai besoin, celui qu'il m'avait promis avec sa magnifique déclaration. Je sais combien la situation le dépasse, mais lui mieux que quiconque devrait comprendre ce qui m'attire en Calabre.

Comme un vendredi par mois, je retrouve mes amies, les 3C, pour un dîner entre filles.

Caroline, qui travaille au Luxembourg, rentre tard, et Capucine attend le retour de Thibaut pour qu'il garde les enfants. Charlotte, en revanche, termine les cours à dix-sept heures, elle  fait en général un peu de shopping et me rejoint en fin de journée à la librairie où nous bavardons en rangeant avant la fermeture.

Quand elle entre dans la boutique ce soir-là, je suis occupée à aider une étudiante qui recherche une sélection de romans pour son mémoire sur la place de la femme dans la société néerlandaise au seizième siècle. Il y a des sujets plus passionnants que d'autres, mais elle repart enchantée, huit livres sous le bras, et six autres en commande, me promettant de m'envoyer ses camarades.

En m'attendant, Charlotte s'est choisie un livre aussi et le bouquine distraitement sur un des fauteuils. Je ferme et vais l'embrasser avant de me mettre au ménage. Un petit coup d'aspirateur, rangement des rayons, lavage de la vaisselle du coin salon de thé. Contrairement à ses habitudes, Charlotte ne vient pas me prêter main-forte, et plusieurs fois, je vois ses yeux clairs se perdre au-dessus de l'ouvrage dont elle ne tourne pas les pages.

— Ça va, Cha ?

— Hein ? Oui, oui, ça va...

Je n'insiste pas, mais me promets de revenir à la charge plus tard. Mes tâches achevées, je compte encore la recette de la journée sans que mon amie n'ait bougé d'un pouce. Je termine et vais m'assoir sans bruit en face d'elle.

— J'ai fini.

— Ah, super... on y va ? propose-t-elle avec un sourire qui sonne faux, en fermant le livre dont elle n'a rien lu.

— Et si avant tu me disais ce qui ne va pas ?

Elle hésite un moment à se confier, mais fait la moue.

— Viens, on va boire un verre, l'happy hour se termine dans une demi-heure.

Je ferme la boutique et nous nous dirigeons vers notre pub préféré. Assises face à face, je dévisage mon amie qui garde un regard fuyant. Elle s'absorbe dans la lecture de la carte des bières, comme si elle ne la connaissait pas par cœur. Ses yeux verts ont perdu l'éclat que je leur connais, sa jolie bouche est déformée d'un pli amer.

Elle finit par poser la carte en déclarant :

— Bon, je vais prendre comme d'hab. Alors Loulou, l'Italie, raconte...

— Cha...

— C'était comment ?

— Tu le sais très bien, je t'ai envoyé deux cents messages. Et on en parlera tout à l'heure, avec les filles. Écoute, poursuis-je en attrapant ses mains et essayant de capter son regard, je vois bien que tu n'es pas dans ton assiette... mais si tu n'as pas envie de parler, je comprends.

Ses yeux s'échappent. Comme plus tôt, elle a un moment d'hésitation mais me souffle finalement :

— Je revois Maxime.

— Oh.

Il y a dix-huit mois, les deux jumelles, sans se consulter, ont toutes deux commencé à sortir avec un homme marié, rencontrés sur leur lieu de travail. Maxime, l'amant de Charlotte était prof de français comme elle, au même lycée, et Vincent, parent d'élève dans l'école de Capucine. Cette dernière, dévorée de culpabilité envers Thibault, a vite abrégé sa liaison, mais pas sa sœur. Elle qui avait longtemps papillonné semblait s'apaiser dans les bras de Maxime, trouver ce qu'elle cherchait depuis toujours. Mais il n'était pas libre, et il n'était pas question qu'il le soit. Son collègue avait toujours été très clair : il aimait sa femme, et ne la quitterait pas. Charlotte s'en accommodait, une relation basée sur le sexe avec un mec beau comme un dieu, ça lui allait.  Cela ne lui avait pas pesé au début, elle avait ses habitudes, appréciait d'avoir du temps pour elle. Puis, elle a commencé à en avoir assez de ne pouvoir l'appeler qu'à des plages-horaires précises, de ne jamais l'avoir pour une nuit, d'être privée de restos, de cinés, de balades main dans la main. Malgré le détachement qu'elle s'efforçait de cultiver, des sentiments ont commencé à naître : ils s'entendaient très bien, autant physiquement qu'intellectuellement. Ce qui lui avait convenu jusqu'alors ne lui suffisait plus. Et le jour où elle l'a croisé avec sa femme, le jour il a fallu faire semblant de rien quand il l'a présentée comme « Charlotte Lentier, une collègue, prof de français aussi », elle a compris que cette relation ne la mènerait nulle part, et l'a quitté le lendemain, sans préavis, sans ultimatum, sans larme, au bout d'un an de liaison. Pourtant, je connais mon amie, et derrière son air bravache je sais que ça a été dur pour elle. Elle était la dernière célibataire de la bande et souffrait du manque de Maxime, qu'elle continuait de voir chaque jour au lycée. Mais elle estimait que c'était de sa faute, ça lui apprendrait à aller chercher un mec marié, on ne l'y reprendrait plus.

Je reste donc bien une minute entière la bouche ouverte quand, ce soir, elle me confie avoir repris sa relation.

— Tu vois, c'est pour ça que je ne voulais rien te dire, lâche-t-elle froidement.

Je m'empresse de fermer la bouche, confuse.

— Désolée Cha, je suis surprise, c'est tout. Je croyais que tu... enfin, que ça...

— Que ça m'avait servi de leçon ? Oui, c'est ce que je croyais aussi. Mais je dois être stupide, que veux-tu, répond-elle, plus agressivement.

— Calme-toi, ce n'est pas ce que je voulais dire. Mais tu as souffert, et tu as dit toi-même que vous n'aviez pas d'avenir. A moins qu'il n'y ait du neuf de son côté ?

— Non, pas de neuf.

— Alors je ne comprends pas... mais le rôle d'une amie n'est pas forcément de comprendre, mais de soutenir. Je suis là, Cha.

Elle m'adresse un sourire triste, avant de cacher son visage dans ses mains.

— Je l'ai dans la peau, Lou. J'ai essayé pendant des semaines de l'oublier, et j'ai craqué à la première occasion, comme une débutante. La semaine dernière, on a eu une réunion avec les enseignants du collège de secteur, tous les profs de français, et comme il était tard, avec quelques-uns, on est ensuite allés manger un morceau et boire un verre... Maxime m'a proposé de me raccompagner, je crois que c'était juste pour que je ne rentre pas à pied, vraiment par gentillesse, mais j'avais bu un coup, il me manquait tellement... je lui ai proposé de monter, il ne s'est pas fait prier. C'est seulement quand il est parti deux heures après que j'ai compris que j'avais fait une connerie, que rien n'avait changé.

— Et qu'est-ce que tu vas faire, alors ?

— Je ne sais pas... Si je suis raisonnable, je me dis que retomber dans ses bras a été une erreur, mais à peine il m'envoie un message, j'ai le cœur qui s'affole et des papillons dans le ventre. Je n'ai jamais été comme ça, Loulou.

— Je sais. Mais tu vas souffrir. C'est une relation toxique.

— Pas du tout, se défend-elle, il ne m'a jamais menti, c'est au contraire une histoire limpide, honnête.

— Ah oui ? honnête, vraiment ? Et du coup, sa femme, elle la prend comment votre liaison ?

— Ça n'a rien à voir, gronde mon amie en posant brusquement son verre sur le sous-bock. En tout cas, ça ne me concerne pas.

— Mais arrête un peu Charlotte. Tu n'as jamais de culpabilité envers elle ? C'est quand même la première victime pour le coup !

— Non, je ne culpabilise pas, et tu sais pourquoi ? Parce que je ne la connais pas, et parce que moi, je ne trompe personne ! Le problème vient de Max, pas de moi. Je n'aurais jamais fait ça à une amie, comme je ne serais pas allée volontairement aguicher un homme déjà en couple !

— Tu vois bien qu'il y a un problème... noté-je.

— Bien sûr qu'il y a un problème ! Je suis amoureuse d'un homme marié qui lui, aime sa femme sans pouvoir s'empêcher de la tromper ! Alors oui, effectivement, il y a un problème !

J'écarquille les yeux devant mon amie rouge de colère. Je la connais depuis douze ans, et si je l'ai vu sortir avec toute une tripotée de mâles, jamais elle n'a vraiment succombé.

— Tu es amoureuse de lui ?

— Merde, souffle-t-elle en dissimulant son visage à nouveau.

— Cha... est-ce que tu le lui as dit ? S'il le savait, ça changerait peut-être les choses...

— Non, Lou. Déjà parce qu'il a toujours été plus que clair, et quand je l'ai quitté en septembre, il n'a pas cherché à me retenir, même avec de fausses promesses. Je ne suis qu'une agréable distraction pour lui, il ne me l'a jamais caché. Et je vais te dire, même s'il quittait sa femme pour moi, tu crois que je pourrais avoir confiance en lui, vu la manière dont aurait commencé notre histoire ?

— Alors, il faut que tu arraches le sparadrap.

— Je sais, mais ça fait trop mal...

Je prends sa main en signe de soutien et elle la serre fort. Sa mâchoire est crispée, elle s'empêche de pleurer de toutes ses forces. Je n'ai pas l'habitude de la voir si bouleversée, j'ai envie de la prendre dans mes bras et de lui dire « pleure, pleure, Charlie » en la berçant, mais elle secoue la tête et tente un drôle de sourire.

— En fait, je crois surtout que j'ai besoin d'un psy... tomber amoureuse du seul mec que je ne peux pas avoir... faut le faire quand même !

Nos verres terminés, nous prenons le chemin d'une crêperie où Caroline et Capucine doivent nous retrouver. Mon voyage en Italie est au centre de la conversation. Je leur raconte notre road trip en famille, la ville de Gênes, surprenante, et bien sûr, le déjeuner chez Rosa et les découvertes que j'y ai faites. Je leur montre ensuite l'article de journal et elles regardent, médusées, la photo qui l'accompagne.

— Alors c'est lui ton père... incroyable. Cela dit, vous avez le même nez. Et la tâche de...

— Oui. Je sais. Et surtout, il n'est pas mort, au contraire, il semble être bien intégré dans la mafia locale.

— Et tu n'as trouvé aucune autre info ? Pas d'autre article, de profil sur un réseau social... Rien ? s'étonne Capucine.

— Rien. Que pouic, niente, nada, nothing. Rien.

Je croise le regard résigné de Caro. Elle a déjà compris que j'irai chercher là-bas les informations que je ne trouve pas ici. Mais je secoue la tête, pas envie de me battre avec mes amies comme avec Tom il y a quelques jours. Elle soupire imperceptiblement et vient alors à mon secours avec la meilleure diversion possible.

— Bon, les filles, Clem et moi voudrions vos avis sur les prénoms...

Je quitte mes amies un peu plus tard, et me dirige vers l'appartement de Tom, situé à peine à quelques minutes à pied du restaurant. Il a invité à dîner deux bénévoles du cours d'alphabétisation  avec qui il s'est lié. Ils boivent un verre dans le salon quand j'arrive, mais Tom les délaisse pour venir m'accueillir. Il m'embrasse tendrement, et m'entraîne vers eux avec un sourire radieux.

— Voici Yacîn et Colin. Les gars, je vous présente Lou.

J'aime qu'il me désigne comme « Lou ». Pas « ma copine », ou « ma fiancée ». Pour moi, cela signifie qu'il leur a déjà souvent parlé de moi. Et qu'il me voit comme un être à part entière, une identité propre, pas seulement une partie de lui qu'il présente à ses amis.

— La fameuse Lou ! Enchanté, sourit le premier en m'embrassant sur les joues, aussitôt imité par son camarade.

Je me joins à eux pour un dernier verre, histoire de faire un peu connaissance avec les nouveaux copains de mon amour. Thomas est enchanté car Colin et lui viennent de décider de prendre des cours de guitare ensemble, depuis le temps qu'il rêve d'apprendre à en jouer. Je souris de le voir heureux et excité comme un gosse de sa nouvelle lubie, puis m'excuse en me dirigeant vers la salle de bains. Les dernières nuits ont été courtes, et la journée de demain, le samedi, est la plus fatigante de toutes.

Je me brosse les dents quand je les entends prendre congé. Tom me rejoint et m'emprisonne dans ses bras, me souriant dans le miroir.

— Dix minutes de présence et tu as fait sensation... J'ai fait des jaloux ce soir.

— Ils n'ont pas de copines tes potes ? demandé-je en postillonnant mon dentifrice.

— Colin non, c'est un peu compliqué. Yacîn si, mais pas une comme toi.

— Une beaucoup moins chiante, et beaucoup plus distinguée tu veux dire ?

— Sûrement, rit-il, mais aussi beaucoup moins merveilleuse.

— Toi, tu cherches à obtenir quelque chose...

— Même pas. Allez, va te coucher, je te rejoins.

Je me rince la bouche et traverse le salon jusqu'à sa chambre. Un gros paquet emballé trône au milieu de la pièce.

— Tom, c'est quoi ça ? crié-je

— Attends, che termine et ch'arrife, répond-il depuis la salle de bains, à son tour la bouche pleine de dentifrice.

Je tourne autour du cadeau, intriguée. La boîte est assez lourde, des objets s'entrechoquent à l'intérieur. Tom traîne, je suis sûre qu'il fait exprès de prendre tout son temps pour me faire languir.

— C'est pour qui ? interrogé-je alors qu'il arrive enfin.

— C'est pour Emma, c'est bientôt son anniversaire.

— Ah. Pourquoi c'est là, alors ?

— Mais non enfin, c'est pour toi, banane ! Ouvre.

Toute contente, j'arrache le papier et découvre un gros carton. Tom me tend un couteau qu'il est allé chercher dans la cuisine et j'entreprends de fendre le scotch qui maintient les pans de la boîte fermés. A l'intérieur,  j'entrevois un tas de livres et de DVD que je sors au fur et à mesure. Des séries : L'intégrale des Soprano, Mafiosa, le clan, et des films : la trilogie du parrain, les affranchis, gommora. Et version papier, Malavita pour rire un peu, un atlas de la mafia internationale, et un tas de documentaires sur la 'Ndrangheta.

— Un tel voyage, ça se prépare, murmure Tom. Il va falloir qu'on se forme un peu avant...

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