Chapitre 1

En media, "Le vent nous portera", Noir Désir.



- Allez, debout, marmotte !

Les doigts fins de Tom dégagent les mèches qui cachent ma nuque et je sens ensuite ses lèvres s'y poser. Je m'étire et geins, sans ouvrir les yeux.

- Non... C'est dimanche...

Je me retourne sur le dos et profite qu'il soit encore penché vers moi pour le faire tomber dans le lit à mes côtés puis je pose ma tête sur sa poitrine, l'empêchant de se lever. Il se laisse faire de bonne grâce, mais objecte néanmoins, en caressant ma joue :

- On a rendez-vous dans moins d'une heure pour le brunch.

- Déjà ? Mais quelle heure il est ?

- Dix heures passées, et, soit dit en passant, il fait un temps magnifique. Encore plus beau qu'hier.

- Oh, mais moi je veux encore dormir.

- Incroyable que tu dormes autant...

- Justement, j'en suis encore à rattraper mes huit ans de retard de sommeil, grogné-je.

Mon amoureux attrape l'oreiller sous sa tête et me frappe avec dans un geste de vengeance, comme toujours quand j'évoque notre passé tumultueux. Il en profite pour s'échapper et rejoindre la cuisine alors que je pousse un feulement de réprobation. Je me remets sur le ventre et enfouis mon visage dans le coussin tandis que Tom revient avec une tasse de café qu'il pose sur ma table de chevet avant de m'embrasser les cheveux.

- Bon, babe, moi je vais prendre ma douche, souffle-t-il. Je serai donc nu sous l'eau chaude à quelques mètres de toi, je dis ça comme ça...

Il sait toujours comment faire pour me motiver à me lever. Les yeux mi-clos, je le regarde s'éloigner, seulement vêtu de son boxer et soupire de bonheur à cette vision. Je m'assois péniblement dans le lit et m'accorde quelques gorgées de café avant d'aller le rejoindre.

***

Thomas avait raison, le temps est splendide. Nous ne sommes qu'en février, mais le thermomètre avoisine les quinze degrés, le ciel est bleu comme au mois de juillet et la sensation des premiers rayons du soleil réchauffant mon visage me fait un bien fou. Mon amour intercale ses doigts avec les miens et nous partons à pied de mon appartement jusqu'au restaurant où nous avons prévu de retrouver nos amis pour bruncher.

Tout le monde est déjà installé dans la grande salle quand nous arrivons avec un quart d'heure de retard.

- Ah ! Tom et Lou, quand même ! On vous attendait pour commencer.

Quinze mois que nous sommes à nouveau Tom et Lou, je ne me lasse pas de l'entendre.

Autour de la table, il y a Charlotte, la brune pulpeuse croqueuse d'hommes, sa sœur Capucine, jumelle mais parfaite antithèse, avec son époux Thibault et leurs enfants, et enfin ma meilleure amie, la sage Caroline, assise à côté de Clément, son compagnon.

Chacun se sert en saumon, fromage, œufs brouillés, croissants et brioches tièdes, les conversations vont bon train. Les 3C sont mes plus fidèles amies depuis le lycée et j'aime chaque instant que nous partageons, entre filles ou avec nos « extensions ».

Zoé et Théo, les enfants de Capucine et Thibaut, enchantés de ce repas de fête, se gavent de viennoiseries et de jus d'orange avant de dessiner sagement sur un coin de table, tandis que nous évoquons la dernière expo du centre Pompidou, le travail des uns et des autres, les amours de Charlotte, ou le dernier modèle de monospace à toit panoramique qui fait rêver Thibault.

La dernière tasse de café avalée, repus, chacun s'affale dans sa chaise avant de trouver le courage de se lever pour partir. C'est pile à ce moment que le serveur pose avec cérémonie un seau à champagne sur la table, et six coupes. J'ai déjà compris. Les yeux de Capucine et Charlotte se posent vivement sur moi, mais je tourne la tête vers ma meilleure amie qui arbore un sourire radieux entre deux joues rouges.

- Clément et moi avons une bonne nouvelle à vous annoncer...

Tout le monde a saisi de quoi il s'agissait, bien sûr, mais nous laissons aux futurs parents le plaisir de nous apprendre la grossesse de Caro.

Chacun se lève et se précipite vers le couple pour les embrasser, les étreindre, les féliciter.

- C'est tout frais encore, à peine six semaines, explique mon amie, émue. Mais nous n'avions pas le cœur de vous le cacher plus longtemps... Vous êtes les premiers à qui nous en parlons.

Je ne précise pas à Caro que la semaine dernière, lors de la fête que nous avons donnée pour fêter les « un an » de l'ouverture de notre librairie, j'avais remarqué qu'elle refilait en douce tous ses verres à son homme. Capucine, la seule du groupe à être déjà maman, prend immédiatement notre amie sous son aile, distribuant conseils et recommandations. Tout cela est encore très loin pour Charlotte et moi.

En quittant le restaurant vers quatorze heures, nous décidons ensemble de profiter du temps radieux pour nous promener un peu. Nous descendons au grand Carrousel de la place Saint Louis où Charlotte offre un tour de manège à ses neveux puis nous allons jusqu'au plan d'eau, pour une longue balade au bord de la Moselle qui s'achève à l'aire de jeu. Le groupe se sépare en fin d'après-midi, chacun doit encore accrocher du linge, doucher les enfants, achever des corrections. Avant de partir, je serre fort ma meilleure amie et nous nous éloignons, ma main dans celle de Tom. Nous passons le trajet du retour à évoquer la bonne nouvelle. Je sais que Caroline et Clément songeaient depuis un moment à fonder une famille, je suis heureuse pour eux que leurs projets se concrétisent enfin.

- Ça ne te fait pas envie ? me demande Tom, doucement, alors que nous entrons chez moi.

- Quoi donc ?

- Eh bien, un bébé...

Je reste silencieuse quelques instants, le temps de trouver comment formuler. Je referme la porte de mon appartement et le rejoins sur le vieux canapé. Il m'attire sur ses genoux et m'embrasse dans le cou, puis cherche mes yeux, en attente de ma réponse.

- C'est-à-dire... On vient seulement de se retrouver, et on est encore jeunes...

- Je viens d'avoir trente ans, et tu les auras bientôt. Bien sûr qu'on est encore jeunes, mais pas trop pour songer à fonder une famille.

- Ce n'est quand même pas le meilleur moment, avec le lancement de la librairie.

- Lou, on a ouvert il y a un an. Elle est déjà bien lancée, il me semble... Dis-moi simplement si c'est quelque chose que tu envisages dans les mois ou les années à venir ?

Je savais que tôt ou tard, le sujet serait mis sur le tapis. Plus jeunes, Thomas et moi avions prévu d'avoir des enfants, c'était inclus dans le package couple parfait-maison en banlieue. A dix-huit ans, nous avions parlé bébé dès le premier mois ensemble, parce que loin, c'était facile, mais là, après plus d'une année en couple et un âge où la question devient légitime, le sujet a toujours été soigneusement évité. Le chemin tracé a été bouleversé et après nos huit ans passés éloignés et ces quinze mois ensemble, je ne suis plus si sûre de ce que je veux. La seule chose qui m'apparait comme évidente, c'est que l'usage ne m'imposera pas mes envies. Et quand j'observe Capucine et ses deux petits, Caroline heureuse de nous annoncer sa grossesse, je me sens très éloignée de cela.

- Je ne sais pas, Tom, murmuré-je très bas. Ça changerait quelque chose pour toi si ce n'était pas le cas ?

- Non, répond-il immédiatement, d'un ton assuré. Je t'ai dit qu'avec Jeanne, je pouvais envisager de ne pas devenir père, ce n'est pas pour te faire du chantage à l'enfant à toi.

- Cette dernière année a été très dense, on travaille beaucoup, j'ai envie qu'on prenne déjà du temps tous les deux, qu'on voyage... Et puis, je passe mes semaines à la librairie, je ne vois pas comment je pourrais caser un enfant dans mon emploi du temps.

- Je pensais justement qu'on pourrait embaucher quelqu'un, une vingtaine d'heures par semaine, étudiante, ou temps partiel, pour te décharger un peu, me propose mon amoureux. Effectivement tu travailles beaucoup trop.

- Tu y avais déjà songé avant ou c'est juste quelque chose que tu viens de décider pour balayer un à un tous mes arguments ?

Tom sourit, et reprend :

- Ecoute Lou, j'aimerais bien avoir des enfants, c'est sûr, mais si ce n'est pas quelque chose que toi tu souhaites, ce ne sera pas un sacrifice d'y renoncer. Fonder une famille n'est pas une évidence pour moi. Ma seule certitude, c'est que je veux passer le reste de ma vie avec toi, avec ou sans gosses.

- Je crois que je ne me sens pas prête à devenir responsable de quelqu'un. Et tout simplement, tu suffis à mon bonheur.

- Alors, si tu changes d'avis pour la progéniture, il faudra que je m'inquiète ? sourit-il.

- Inquiète-toi dès maintenant, le taquiné-je. Rien n'est jamais acquis.

Mais il ne rit pas, ne rentre pas dans mon jeu. Je le vois rarement sérieux. Il a vécu tant de drames qu'il décide toujours de choisir l'humour. Mais pas là. Il caresse doucement mes joues, ses yeux marine plongés dans les miens.

- Détrompe-toi, Lou. Moi, je suis tout à toi.

***

Pour la première fois depuis cinq mois, je ne parviens pas à trouver le sommeil cette nuit-là. Je devrais être rassurée par sa réaction, mais mes vieux démons ne cessent de revenir me hanter et je me pose mille questions. Il pense ainsi aujourd'hui, mais qu'en sera-t-il dans trois ou quatre ans ? Je n'ai pas clairement dit que je ne voulais pas d'enfants, il espère peut-être que je changerai d'avis, mais si ce n'était pas le cas ? Et si nous laissions passer notre chance et que nous le regrettions un jour, trop tard ? J'aurais peut-être préféré qu'il se fâche, menace de me quitter, m'impose de fonder une famille, parce que c'est mieux pour nous. Mais Thomas n'est pas ce type d'homme et je ne suis pas non plus du genre à me laisser dicter mes choix, même par l'amour de ma vie. Pourtant, s'il me posait un ultimatum, que ferais-je ?

En proie à des milliers de contradictions, je ne m'endors que lorsque le jour se lève.

Il est presque onze heures quand j'émerge, je sors de la chambre en titubant et aperçois Tom, qui bouquine sur le canapé. Il n'a pas fait de bruit pour me laisser me reposer.

- Pourquoi tu ne m'as pas réveillée ? Tu sais que j'aime bien me lever tôt le lundi... grogné-je

- J'en connais une qui n'a pas bien dormi, murmure-t-il avec un sourire en me regardant me frotter les yeux. Tu avais besoin de sommeil, je n'ai pas eu le cœur de te secouer. Va te recoucher, je t'apporte un café.

Je retourne vers mon lit en traînant des pieds et me blottis sous la couette en l'attendant. Il ne tarde pas à me rejoindre et s'assoit à côté de moi, ma tasse dans les mains. Je tends le bras pour l'attraper mais il l'éloigne en secouant la tête.

- D'abord tu me dis ce qui ne va pas, Louise Morin.

- Chantage au café ? Dès le matin ? T'es dur là !

- Il n'y a que ça qui marche avec toi.

- Non, il y a autre chose aussi, je ronronne en posant ma main sur sa poitrine, le nez dans son cou.

Il frissonne et rit.

- La grève du sexe, c'est vraiment en cas de force majeur parce que je serai aussi puni que toi.

Je ris aussi et il me rend ma tasse, comme gage de bonne volonté, avant d'enchaîner.

- Bon, Lou, qu'est-ce qu'il y a ? C'est cette histoire de bébé n'est-ce pas ?

- Tu me connais trop bien, soupiré-je. J'ai peur qu'un jour ça ne devienne un obstacle entre nous.

- Tu es certaine de ne pas en vouloir ?

- Non, pas du tout. Je n'en veux pas maintenant. Après... je ne sais pas. Je ne suis pas sûre que j'en aurai envie un jour.

- Je vais te répéter ce que je t'ai dit hier, mais ma priorité absolue, c'est toi. Je te veux, toi. Avec ou sans gosse et monospace.

- Aujourd'hui oui, mais dans dix ans ?

- Tu compliques tout. On ne sait pas de quoi demain sera fait. Tu dois apprendre à vivre au jour le jour.

Je ne réponds pas, sirotant pensivement mon café.

- Lou, si je voulais repartir, dans deux ou trois ans...

- Tu as dit que tu ne repartirais plus.

- Oui, mais si finalement je tenais absolument à ce que nous allions nous établir, disons... au Canada, est-ce que tu me suivrais ?

Je reste silencieuse un moment. La soif d'aventures de Thomas est ce qui nous a séparés il y a neuf ans. Il est parti faire le tour du monde, et j'avais à l'époque refusé d'abandonner ma vie d'ici pour l'accompagner. Je sais à présent ce que je n'avais pas compris à vingt ans. La vie ne vaut d'être vécue que si on la partage avec celui qu'on aime, et loin de lui, je ne suis pas heureuse.

- Bien sûr. Je ne peux pas vivre sans toi, et tu le sais.

- Et bien voilà, pour moi c'est pareil. Tu comprends ma position. Maintenant la discussion est close, d'acc ? On n'en reparle que s'il y a du neuf de ton côté, sinon ce n'est pas nécessaire.

- Je t'aime, Tom.

- Je sais. Et c'est pas parce que c'est moi, mais je trouve que tu as drôlement raison.

Le reste de la matinée est occupé par les tâches ménagères, puis nous avalons un déjeuner sur le pouce avant de passer à la librairie, comme chaque lundi. Thomas va payer le boulanger voisin qui nous fournit en gâteaux tous les jours, range le désordre du samedi tandis que je m'occupe de l'inventaire hebdomadaire. Vérifier, compter, commander, mais aussi vider les cartons reçus et entrer les ouvrages dans le stock.

C'est une période assez creuse, nos tâches sont vite bouclées.

- Un ciné ? me propose mon amoureux quand nous avons terminé. On devrait arriver à temps pour la deuxième séance de l'après-midi.

- Avec plaisir ! Tu sais ce qu'il y a à l'affiche ?

- Aucune idée, mais on trouvera bien quelque chose qui nous plaît, et sinon, on en profitera pour se bécoter dans le noir comme des ados.

-Programme parfait, gloussé-je en enfilant ma veste.

Je verrouille la boutique, puis nous déambulons main dans la main dans les rues calmes du lundi après-midi, en direction du dernier cinéma du centre ville, jusqu'à ce que Tom attire mon attention sur une affiche collée sur un lampadaire.

- Oh, regarde, il y a un don de sang mercredi, place de la République ? On y va ?

Je souris. Thomas est de toutes les causes, tous les investissements. Il a travaillé plusieurs années pour Amnesty International, donne des cours bénévolement et consacre une partie de l'héritage de ses parents à des associations caritatives diverses.

- Oh, je ne sais pas trop, je ne l'ai jamais fait.

- T'es sérieuse ? Jamais ? Bon, en même temps, je pense que tu n'avais pas le poids requis de toute façon. Mais là c'est bon, grâce aux bons petits plats que je te prépare, tu as repris quelques formes, je suis sûre que ça passe.

- Euh... mais j'ai pas envie.

- Come on babe, c'est important, c'est juste une petite prise de sang, à peine un demi-litre...

- Quoi ? Une demi-litre ? Mais c'est énorme ! Et tu fais ça à chaque fois ?

- Non, moi je donne mes plaquettes, c'est un peu plus long. Mais, tu as raison, tu fais comme tu veux, je n'ai pas à te forcer la main. Néanmoins, si tu le fais, tu auras du jus de pommes et des petits beurres !

- Oh bah toi tu sais trouver les arguments pour me convaincre !

Il éclate de rire et embrasse le dessus de ma main qu'il tient toujours dans la sienne.

- C'est mercredi, tu as le temps de réfléchir.

J'ai eu le temps de réfléchir mais rien n'aurait pu me préparer au tsunami qu'allait provoquer ce don de sang.

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