In Girum Imus Nocte Et Consumimur Igni

Le monde est devenu blanc. Je ne peux plus respirer, je ne peux plus penser. Ou seulement à la douleur que j'éprouve. Le monde est devenu blanc, comme figé dans un immense hurlement, une agonie qui ne vient pas, qui ne passera jamais. Tout est fini. Je suis condamné à vivre dans cet instant d'horreur, à jamais. Je n'en vois pas l'issue, ne souhaite même pas la trouver. Ce que j'ai compris ne peut pas être vrai... Mais ça l'est.

Ça l'est, et mon esprit se déchire face à cette vérité avec laquelle il ne peut pas vivre. Chaque souvenir, chaque déduction qu'effleure ma logique m'écorche un peu plus, tranche à vif dans mon cœur à nu, encore et encore et encore, sans me laisser mourir. Je préfèrerais être mort...

J'ai tué Drago. J'ai tué Noah. Drago était Noah. Pendant trois ans, j'ai vécu à ses côtés sans jamais connaitre la vérité. Pendant trois ans, je l'ai aimé, regardé vivre auprès de moi, écouté parler, et je n'ai jamais rien deviné. Moi son ancien camarade, son ancien ennemi, moi le directeur du service des Aurors... Je n'ai jamais rien deviné. J'ai vécu avec Drago Malefoy pendant trois ans, et je ne l'ai jamais soupçonné.

Malgré moi, je ris. Je ris tout à coup, pris d'une envie irrépressible. Je savoure l'ironie qui m'a fait tomber amoureux de Drago à deux reprises : sous l'aspect de Noah, et à travers ses journaux, simplement ses journaux... Combien de personnes peuvent se vanter d'avoir aimé le même être deux fois ? De l'avoir découvert entièrement différemment, et d'être tombé amoureux dans l'ignorance, les deux fois ?

Tu es cruel, Drago. Tu m'as pris mon cœur alors même que tu étais déjà mort. Quel genre de pouvoir est-ce là ?

Les souvenirs de Noah m'assaillent à nouveau : mon amour pour lui, la conscience de sa mort, et mon esprit redevient un Enfer personnel dont je ne peux me barricader, un labyrinthe sans début ni fin, une douleur sans objet, sans substance, sans forme, mais continue et partout. Ce n'est pas possible. Ce n'est pas possible...

Noah ne peut pas être mort. Noah et Drago ne peuvent pas être la même personne. Par pitié, faites que ce ne soit pas vrai... Faites que l'homme que j'ai enterré il y a à peine une semaine et que je n'ai pas osé embrasser ne soit pas cet homme que j'ai aimé, enlacé et chéri pendant trois ans. Faites que cet homme ne soit pas celui que j'ai désespéré de retrouver, pendant si longtemps...

Je ne peux pas, je ne peux pas l'avoir aimé et tué deux fois... Drago et Noah...

Le temps s'effondre, les secondes se fondent dans les heures, la vie ne compte plus. Plus rien ne compte. Le monde est devenu une immense page grise vidée de sa substance. Il n'a plus rien à m'offrir, plus rien que je ne veuille accepter. La souffrance m'assèche, m'absorbe, me prive de toute volonté : je suis transpercé là, juste là, sur l'autel de la souffrance, écrasé comme un insecte, consumé, détruit. Je ne peux, je ne veux rien faire. A part rester là, dans un état de semi-conscience peut-être, étalé à même le sol de mon appartement, les carnets contre moi, en attendant que ça passe. En attendant de mourir. En attendant quelque chose.

Moi, je ne suis plus rien. Je ne me sens plus exister dans l'immensité de ce que je ressens. La douleur a tué l'individu, a dévoré la conscience, l'identité et les mots, pour ne plus laisser que cette enveloppe vide, passive, résignée à son sort. Je ne mérite rien. Pas même la délivrance que j'appelle de mes vœux. Je ne suis plus rien.

Je ne sais pas combien de temps s'écoule ainsi. Je ne sais pas si je dors, ou si le monde extérieur tente de m'atteindre. Plus rien n'a d'importance. A chaque fois que je ferme les yeux, je vois Drago, et je vois Noah. Je revois le moment où je l'ai tué – où je les ai tués tous les deux, d'un seul coup. Je revois son corps étendu dans la neige, je revois l'enterrement. Je revois Noah et tout ce que j'aurais dû comprendre. Toutes ces choses qu'on ne s'est pas dites... Je ne lui ai même pas laissé le temps de parler...

En larmes, je me rends compte que je peux me rappeler de sa voix, désormais. Puisque sa voix, c'était celle de Noah. Je me rends compte que si j'avais retenu mon geste ce jour-là, peut-être qu'il m'aurait dit la vérité. Peut-être que c'était pour cela qu'il voulait me voir cette nuit-là. Peut-être que je l'aurais retrouvé...

A nouveau, je me noie dans les remords, le monde infini des possibles s'offre à moi, et chaque « et si » est une torture...

Je ne peux pas penser aux autres conséquences. A la Ronce, à notre rupture à Noah et moi... Tous les deux envahissent mon esprit tout entier à cet instant : Noah et Drago, mais je suis incapable d'une pensée cohérente, je suis incapable de poser des mots sur ce que je ressens : je suis tout entier livré aux flammes, à l'obscurité et aux larmes, une dimension sans fin qui me dévore, plus loin que la chair, plus loin que la vie...

Leurs images coïncident, se fondent, se mélangent. Drago... Il faut que je cesse de t'appeler Noah. Tu n'aurais pas aimé cela, sans doute. Il faut que je force cette vérité dans mon esprit... Mais cela revient à me détruire.

Je ne survivrai pas, pas avec ce meurtre sur la conscience, pas avec cette fatalité, cette ironie irréversible...

Je veux fermer les yeux et que ça s'arrête. Pitié, faites que ça s'arrête...

XXX

Il y a du mouvement dans mon champ de vision. Des yeux bleus, des cheveux blonds. Je crois me souvenir de qui il s'agit, mais mon esprit en lambeaux ne donne pas la réponse. J'entends des cris, des sons. Ils me parviennent étouffés, comme à travers la vitre d'un aquarium. Est-ce ainsi que je suis condamné à vivre désormais ? Séparé de tout, de mes émotions, de mes sensations, comme par un filtre invisible ? J'ai l'impression d'avoir été amputé de quelque chose. La partie de moi qui désirait vivre. La partie de moi qui faisait mon identité. A cet instant précis, je ne ressens rien, parce que je ne suis plus rien. Un objet, une chose. Je n'en ai plus rien à foutre de l'avenir.

XXX

Des sensations, à nouveau. Venues de très loin. Du chaud. De l'eau, partout autour de moi. Un bain. Un matelas, sous mon dos. Des couvertures. Un lit. Comment est-ce que je suis arrivé là ? Je ne sais pas, et je ne veux pas le savoir. Le monde, même réduit à ma chambre, est bien trop vaste pour moi. Il agresse mes nerfs à vif. M'invite à revenir dans une réalité dont je ne veux plus faire partie. Je veux m'échapper, simplement m'échapper. Vivre dans un monde où rien de tout ceci n'est jamais arrivé, et pouvoir oublier. Quel genre de drogue m'offrirait cela ?

Le temps passe, je sens qu'on me redresse. On force quelque chose entre mes lèvres. De la nourriture. Je ne mange pas. Je ne sais même plus ce que cela veut dire. A quoi bon ? Manger est ce qui nous maintient en vie. Moi, je ne veux plus vivre.

Petit à petit, j'entends une voix, percer la bulle obscure de mon esprit. Elle aussi, elle semble tellement loin... Je ne comprends pas ce qu'elle dit. Je me sens si étranger que rien ne peut m'atteindre. Ma conscience s'est retranchée quelque part, loin dans les confins de mon cerveau, derrière serrures et double tour, là où personne ne pourra plus jamais la dénicher, jamais. Là où personne ne pourra la faire souffrir...

Je suis insensible. Guère plus qu'un bout de chair, en fait. Combien de temps met la chair à mourir ?

XXX

- Harry ? fait la voix.

Qui est Harry ? Je ne veux pas être Harry. Harry est la chose recroquevillée dans un coin de mon esprit. Harry a tué Drago...

- Harry, est-ce que tu m'entends ? reprend la voix.

Elle est douce. Ferme, familière. Pourquoi arrive-t-elle à se frayer un chemin jusqu'à mon esprit, je l'ignore. Mais je l'ai entendue. Et à partir de cet instant, je ne peux plus l'ignorer...

La voix ne me quitte plus. Elle est à mes côtés, constamment. Elle remplit mon esprit de ses mots et de ses pensées. Elle devient mon monde, elle devient moi, puisque je n'existe plus. Peu à peu, chaque jour un peu plus, je la comprends davantage. Elle me dit : « Tout ira bien ». « Je suis là ». « Tout finira par s'arranger ». Elle me fait la lecture. Le journal, ou le recueil de Baudelaire. Baudelaire est une torture. Pourquoi ? Je ne sais plus. Elle serre ma main dans la sienne, et je redécouvre le toucher, peu à peu. Malgré moi, le monde s'impose à mon esprit. Chaque jour, il pénètre un peu plus, me ressuscite, me ramène à l'existence. Je ne veux pas. Déjà, je sens l'Enfer qui revient. Mais je n'ai pas le choix.

Un matin – ou est-ce le soir ? – j'ouvre les yeux, et je reconnais la silhouette agenouillée auprès de moi. Hermione. Je prononce son nom. Elle se réveille, et se précipite sur moi pour me sourire :

- Comment tu te sens ? demande-t-elle.

- C'était lui, j'articule, sans savoir ce que je dis.

Mes pensées se pressent au bord de mes lèvres et je n'ai aucun moyen de les retenir. Je me moque d'être compris, je me moque de faire sens : tout ce trop-plein d'émotions se déverse hors de moi, sans me libérer pour autant :

- Drago était Noah, je murmure, mes larmes me brûlant déjà. Je l'ai tué. J'ai tué Noah...

Hermione ne dit rien. A nouveau, je vois la compassion dans son regard, sa main pressée dans la mienne, et ses pleurs...

Je suis pris d'une fulgurance telle qu'elle me traverse de part en part. Une décharge qui électrise mon cerveau, achève mon cœur comme une balle :

- Tu savais, je déclare.

Ce n'est pas une question. C'est une certitude, ancrée là tout au fond de moi :

- Tu le savais, depuis toujours, et tu n'as rien dit.

Hermione laisse s'écouler ses larmes. Cela vaut mieux que tous les aveux. Je la dévisage, et à présent je comprends : je comprends pourquoi la mort de Malefoy semblait l'avoir frappée autant, bien plus que tous les autres, je comprends pourquoi elle m'a apporté sa compassion et son soutien, et surtout, je comprends pourquoi elle me regardait de cette façon, exactement comme en ce moment : avec ce mélange de pitié, d'horreur et de chagrin, parce qu'elle savait, elle savait ce que j'avais fait... Elle savait ce que je venais de m'infliger à moi-même...

- Comment ? j'articule, la gorge sèche.

Elle secoue la tête :

- De petites choses, dit-elle. Sa voix, surtout. Elle m'était familière. Tu sais que je n'oublie jamais rien, pas vrai ? Ça m'a travaillée, je n'ai pas arrêté d'y penser, et... un jour, en l'entendant prononcer ton nom, je me suis rappelée. Il avait la voix de Malefoy.

Elle avale sa salive, dépassée par sa peine elle aussi :

- Après ça, je me suis montrée plus attentive... J'ai cherché des indices. Ses manières, son attitude... Tout ce mystère qui l'entourait... J'ai fini par accepter l'évidence.

- Est-ce qu'il savait que tu savais ? je demande.

Ma gorge se noue. J'ai peur d'un nouveau coup de poignard, encore. Mais Hermione ne m'épargne pas :

- Oui, dit-elle.

Tous mes muscles se tendent.

- Je n'osais pas le confronter, parce que j'avais peur de sa réaction si je le faisais... Mais il voyait bien comment je le regardais. Nous étions amis. Alors un jour, il m'a dit la vérité.

- Il te l'a dit.

- Oui.

- Il te l'a dit, à toi.

- Oui.

Je ferme les yeux.

- Harry...

- Non. Ne parle pas.

Hermione m'agrippe les mains en face de moi :

- Ce n'était pas à moi de révéler ce secret, Harry. C'était le choix de Drago.

- Oui, et il a choisi de partir...

- Comprends-le...

- Je le comprends. Je le comprends, c'est ça le pire...

Je soupire. Nous restons là, tous les deux, deux âmes en peine déchirés par le sort d'un même homme... Au bout d'un moment, Hermione reprend, timidement :

- C'est Gabrielle qui t'a trouvé, dit-elle. Elle est rentrée de France il y a quelques jours. Elle a dit que vous aviez parlé, que vous vous étiez disputés.

- Je ne me souviens pas de ce que je lui ai dit. Je crois que je me suis débarrassé d'elle.

Hermione acquiesce, désolée :

- C'est elle qui m'a prévenue. Et puis elle est partie.

Je ne ressens rien. Gabrielle m'est devenue totalement indifférente. Elle est à mille kilomètres de ce que je vis, de ce que j'éprouve...

A nouveau, la conscience de l'instant me frappe. La vérité, terrible, revient en boucle et rouvre la plaie :

- Je l'ai tué...

Hermione me serre longtemps contre elle :

- C'était un accident, sanglote-t-elle. Tu ne pouvais pas savoir...

- Non. J'aurais pu l'éviter. J'aurais pu l'éviter si seulement...

- Tu ne peux pas revenir en arrière.

- Tu crois que je ne le sais pas ?!

Elle me serre fort, pour me faire taire peut-être. Il n'y a pas de mots, de toute façon. Les mots sont vains, inutiles, et c'est d'autant plus frustrant. Je sens toute ma colère bouillir pour s'échapper de moi, mais elle ne le peut pas. Elle me possède tout entier...

- Je n'ai même pas eu le temps de lui parler, je murmure, sans même m'en rendre compte. Je ne lui ai même pas laissé le temps de s'expliquer, de me dire ce qu'il voulait... Je n'ai même pas pu lui dire au revoir...

Hermione garde longtemps le silence avant de me répondre. Et puis soudain, elle pose sa main sur un objet à côté de moi, et je reconnais l'un des journaux :

- Maintenant, tu le peux peut-être, dit-elle doucement.

Mon cœur rate un battement. A nouveau, les conséquences défilent sous mes yeux, et je me glace d'horreur. Evidemment. Comment n'y ai-je pas pensé plus tôt ?

- Tu les as lus ? je demande, terrorisé.

- Seulement quelques pages, répond Hermione en détournant les yeux. J'ai arrêté quand j'ai compris ce que c'était.

- Tu vas en parler à Ron ?

Elle s'immobilise, comme si l'idée ne l'avait pas effleurée une seconde :

- C'est... ce qu'il faudrait faire, dit-elle prudemment. Mais d'abord, tu dois finir de les lire.

- Quoi ?

Hermione se mord les lèvres. Elle doit savoir que la pente sur laquelle elle évolue est très glissante, mais elle continue quand même :

- Ces journaux... Je ne sais pas comment tu les as eus et je ne veux pas le savoir, ce n'est pas important. Tout comme ce n'est pas important que Drago ait été la Ronce. Non, ce qui est important, c'est que... Drago était Noah. Et ces journaux, c'est lui. C'est tout ce qu'il reste de lui. C'est à toi, Harry. C'est ta chance de comprendre... tout ce qu'il était. Tout ce que vous n'avez pas pu vous dire, quand vous étiez ensemble, et après... Tout ce qu'il ressentait... Les raisons qui ont motivé ses actes... Tout cela, tu as besoin de le savoir, tu as le droit de le savoir.

Je tremble. Mes larmes se remettent à couler malgré moi. Je suis déjà fatigué de pleurer...

- Je ne sais pas, je murmure, la voix cassée. Je ne sais pas, je... Je ne crois pas que je pourrai, Hermione.

- Tu veux ignorer les réponses, alors qu'elles se trouvent là devant toi, dans cette chambre ?

Je secoue la tête. Je comprends ce qu'elle veut dire, son raisonnement envahit mon esprit malgré moi. Je ne peux pas nier y avoir pensé... Mais je ne sais pas. Pour la première fois, le journal de Drago me tend les bras, et ce n'est plus un refuge. Mon enquête s'est muée en autre chose : ce sont les souvenirs de celui que j'ai aimé, et chaque ligne me fait le perdre et le retrouver un peu plus...

Je ne sais pas. Tout en moi veut lire ces journaux, et ne pas les lire... Je veux savoir, mais je ne veux pas souffrir... Je veux le retrouver, ne serait-ce que quelques secondes si je le peux... Mais je ne veux pas le perdre. Pas encore, pas une fois de plus... Qu'arrivera-t-il lorsque viendra la dernière ligne ?

Je caresse la couverture, indécis, le cœur au bord des lèvres. Drago et Noah sont là, dans ces pages... J'échange un regard avec Hermione. Elle a compris. Elle se lève sans bruit :

- Je serai dans la pièce d'à côté, dit-elle. Si tu as besoin de moi quand tu auras fini. Je serai toujours là, tu entends ?

J'acquiesce. Je me retrouve seul. Seul avec Drago.

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