Forsan et Haec Olim Meminisse Juvabit

Lorsque je rentre chez moi ce soir-là, je vois de la lumière allumée sous la porte d'entrée. J'entends des voix – plusieurs – des rires et des bruits de vaisselle. Je me passe la main sur les yeux :

- Ginny..., je murmure.

J'ouvre la porte déjà déverrouillée et je me prépare à ce qui m'attend à l'intérieur :

- Harry ! s'exclame Ginny depuis le salon dès qu'elle m'aperçoit.

Elle court jusqu'au vestibule et me serre dans ses bras sans me laisser le temps d'enlever mon manteau :

- Je croyais t'avoir dit de ne pas en parler aux autres ?

- Ils ne sont pas venus à l'enterrement : c'est ce que tu voulais, non ? Mais je crois que ça te ferait du bien de passer une soirée avec nous tous ensemble.

Je secoue la tête, sachant très bien que de toute façon, je n'ai pas le choix.

- On a fait des crêpes, sourit Ginny en se reculant pour me détailler. Comment tu te sens ?

J'évite son regard :

- Fatigué.

Elle caresse ma joue :

- J'ai parlé à Hermione, dit-elle. Je sais que tu es bouleversé. C'est normal, ça nous fait bizarre à nous aussi. Tu n'as pas à ressasser ça tout seul. Tu comprends ?

Je la dévisage quelques instants, seul à la lueur des bougies à l'encens qu'elle a allumées dans tout l'appartement. Elle est toujours aussi jolie. Elle a toujours ses longs cheveux roux si doux dans lesquels j'aimais enrouler mes doigts. Ce même parfum de cannelle, et ses yeux rieurs, malicieux, comme une petite fée posée sur mon épaule. Je n'ai besoin que d'un regard de Ginny, pour savoir qu'elle me comprend, que je n'ai pas besoin de lui parler pour avoir son soutien indéfectible, son amour, sa dévotion. Il y a toujours eu quelque chose d'instinctif et de fusionnel entre nous. Ça ne pouvait pas marcher pour un mariage d'adolescents hantés par la guerre, mais... Pour notre amitié, ça a toujours été une force. Ginny et moi avons partagé plus de choses que la plupart des gens. Nous nous sommes aimés de toutes les façons possibles. Nous nous sommes retrouvés parfois, à la faveur d'un soir, lorsque nous étions l'un et l'autre entre deux relations... Mais aujourd'hui, plus que tout, je sais que Ginny est ma meilleure amie. Mon alliée, quoi qu'il arrive. Celle à qui je peux tout confier.

- Prêt à affronter la tempête ? me demande-t-elle avec un clin d'œil complice.

Je soupire, entrant dans son jeu malgré tout :

- Puisqu'il le faut.

Je me débarrasse de mon manteau et nous passons au salon. Ron et Hermione sont déjà là, en train d'arranger des petits fours sur la table basse. Angelina fouille dans mon placard à alcool, et dans la cuisine, j'entends la voix de George qui fredonne en faisant sauter les crêpes.

- Tu n'aurais pas dû, je répète à Ginny en secouant la tête.

- Mais si.

Ginny m'embrasse sur la joue :

- J'ai ramené du rhum.

- Je déteste le rhum !

Trop tard, elle m'a déjà fourré un verre dans les mains :

- Je sais, sourit-elle. Mais tu t'es toujours obstiné à en boire.

Je rends les armes et pars saluer Ron et Hermione. Fidèle à lui-même, Ron se lève et m'accorde une accolade bien bourrue :

- Où sont les enfants ? je demande.

- Chez ma mère.

Hermione, de son côté, me prend par la main et m'assoit auprès d'elle :

- Comment tu te sens ? dit-elle.

Je m'attends à devoir répondre une bonne dizaine de fois à cette question au cours de la soirée...

- Ça va aller, je mens sans espérer la convaincre.

Je vois déjà son regard plein de larmes prêtes à déborder, ce même regard brisé, triste et sincère qu'elle m'a adressé la dernière fois que nous avons parlé de la mort de Malefoy, et qui me bouleverse sans que je comprenne pourquoi. Sans le vouloir, elle me met mal à l'aise, comme si la tournure des évènements renfermait pour elle un secret que j'ignore, et que je suis voué à ne pas connaitre...

George arrive depuis la cuisine. Il n'a pas changé : grand, dégingandé, avec cette manière si particulière de paraître à la fois grave et léger. Il y a un sourire sur son visage, mais ses yeux, comme toujours, restent sérieux :

- Harry, dit-il simplement.

Il me prend dans ses bras et m'embrasse sur la joue, puis je pars saluer Angelina. Alors, enfin, nous nous retrouvons tous affalés autour de la table basse, sous la lueur vivante des bougies, et la scène me semble surréaliste. Le cimetière de Godric's Hollow me hante encore, il est là tout au fond de moi, avec ses pierres tombales et son froid glacial... La dernière vision que j'ai eue du cadavre de Malefoy me revient sans cesse sous les yeux, m'empêchant de me concentrer, de suivre la conversation. Je me sens presque déplacé d'être ici avec mes amis. Cette réunion dans la chaleur, l'amour et l'odeur des crêpes me semble presque obscène, et je serre les poings très fort pour me retenir de hurler.

C'est un sentiment sporadique. Ça passe, ça revient. Un moment je suis là, et l'autre, je suis à Godric's Hollow. Il m'arrive d'apprécier la chaleur, la présence de Ginny, ou des autres, et l'instant d'après je ne les supporte plus. Heureusement, personne ne semble me tenir rigueur de mon air taciturne. Personne ne me force à participer ou à faire quoi que ce soit, mais on ne m'ignore pas non plus. La soirée s'écoule au rythme doux et discret des conversations, de mon verre qui se vide et de ce cocon que mes amis tentent désespérément de refermer autour de moi, pour m'empêcher d'aller mal...

Quelque part, je leur en suis reconnaissant. Infiniment. Je ne sais pas comment j'aurais affronté la nuit seul sans eux. Ginny a eu une bonne idée, comme toujours...

Malefoy n'est pas abordé dans la discussion une seule fois. J'en conçois un sentiment étrange, complexe. Comme tout ce qui se rapporte à lui. Quelque part, je suis soulagé qu'on me laisse seul avec cette douleur qui m'appartient, qu'on la respecte et qu'on me laisse faire mon deuil. Mais de l'autre, je ne supporte pas cette indifférence de façade, alors que tous, tous autant qu'ils sont, mes amis savent pourquoi ils sont là ce soir, savent ce qui nous a réunis... Comment peuvent-ils continuer à vivre et à rire aussi bien, après cette fracture dans notre quotidien ? Ce fantôme du passé qui est venu nous rattraper, pour mourir aussitôt ? Comment peuvent-ils ne pas être affectés par ce qui s'est passé ? Seule Hermione semble capturer mon regard de temps à autre, et dans ses yeux, je vois une tristesse partagée. Je vois qu'elle me comprend, et qu'elle est aussi désolée que moi. Mais nous ne pouvons rien y faire. Ce repas, c'est une veillée funèbre pour Malefoy, mais son nom ne sera pas prononcé.

- Je propose un jeu à boire, lance soudain George en levant la bouteille de Ginny qu'il s'est appropriée.

Tous les autres soupirent et envisagent déjà le pire, mais impossible de résister à George lorsqu'il a décidé quelque chose :

- Question, dit-il en contemplant son auditoire. Quelle est la chose la plus stupide que vous ayez jamais faite ? Soit vous répondez, soit vous buvez, à vous de choisir !

Angelina rit et lève son verre :

- Epouser un imbécile comme toi, répond-elle, et elle avale malgré tout le contenu de son verre d'une traite.

George sourit mais accepte la réponse, beau prince :

- Hermione ?

- La même réponse que ta femme, répond Hermione en ébouriffant les cheveux de Ron.

- Hé !

- Ron ?

Ron se gratte la tête, pensif :

- Je ne sais pas trop, dit-il. Il y en a trop qui me vienne à l'esprit.

- Alors tu bois !

Ron obéit sans se faire prier. Moi aussi je préfère passer mon tour, laissant la parole à Ginny, puis à George, qui se met à entamer la longue liste des farces en tous genres qu'il a menées avec Fred durant leur enfance.

Il n'y a pas de tristesse, dans sa voix. C'est un subtil mélange de chaleur, d'émotion pure et de nostalgie, et c'est infiniment beau à voir. Comme tous mes amis rassemblés autour de lui, je suis ému rien qu'à l'écouter. Je comprends brusquement ce que George a cherché à faire avec cette question. Il voulait me faire comprendre que tout cela ne serait plus qu'un souvenir un jour. Que la douleur qui me possédait maintenant ne disparaitrait peut-être jamais, mais qu'elle s'engourdirait avec le temps, s'atténuerait, pour qu'un jour je puisse en parler en ne gardant que le positif.

Je souris. George ignore tout des carnets, et à ses yeux, je n'ai jamais été proche de Malefoy. Pourtant, il comprend la puissance de mon deuil aujourd'hui. Il comprend le malaise que j'éprouve à l'idée d'avoir tué l'un de nos anciens camarades de classe. Pour cela, je ressens un brusque élan de gratitude et de reconnaissance envers lui.

Je lève mon verre à sa santé et propose une autre question juste pour lui faire le plaisir de jouer. Chacun notre tour, nous continuons ainsi, nous posant des questions légères et embarrassantes, mais pas trop, juste pour profiter de l'instant présent :

- J'ai une question ! déclare Ron, que le rhum a rendu rouge tomate. Quel a été le plus grand amour de votre vie ?

Hermione lui donne une tape sur la nuque :

- Quoi ? proteste-t-il.

- La subtilité, c'est toujours pas ton fort, pas vrai ?

- Quelle subtilité ?

Ginny hausse les épaules et répond, pour lui faire comprendre :

- Harry Potter, dit-elle.

Je m'enfonce dans mon siège en souhaitant disparaitre. Heureusement, Angelina vient à ma rescousse :

- George Weasley, répond-elle en embrassant son mari sur la joue.

- Angelina Johnson, répond George en le lui rendant.

J'expire à fond. L'espace d'une seconde, j'ai eu peur que George ne prononce mon nom...

- Hermione ?

- Victor Krum ! fait la jeune femme avec une moue boudeuse.

Ron démarre au quart de tour :

- T'es pas sérieuse ?

- Il n'y a que toi pour y croire, idiot !

Ron se rembrunit :

- Hermione Granger, marmonne-t-il.

Tous rient. Puis tous se tournent vers moi. Et merde. Consciencieusement, je me redresse et j'avale mon verre :

- Oh non, allez, Harry ! s'emporte Ron en me volant la bouteille, ignorant les coups de pied d'Hermione.

Je soupire :

- Noah Loxley.

Je vois la bonne humeur de Ron se dégonfler comme un ballon de baudruche. Irrésistiblement, cela me fait sourire, et j'évite son regard pour ne pas l'énerver. Ron et Noah se sont toujours ouvertement détestés, dès leur première rencontre...

En face de moi, je le sens trépigner, hésiter, se retenant très fort pour ne pas dire ce qui lui brûle les lèvres... Mais il échoue :

- Après tout ce temps ? s'exclame-t-il.

- Ron ! proteste Hermione.

- Non mais sérieusement ! Ça fait sept ans ! Qui pense encore à son ex après sept ans ?

- Je n'ai jamais dit que je pensais à lui.

Je soupire et je me renfonce dans le canapé. Je savais que c'était une mauvaise idée d'aborder ce sujet, surtout avec Ron. Le souvenir de mes récentes retrouvailles brutales avec Noah me percute tout à coup, et je ferme les yeux, priant pour me couper de la conversation. Mais une fois lancé, Ron ne peut plus s'arrêter :

- Non mais je suis le seul à trouver ça malsain ? Surtout pour un mec comme lui, excuse-moi Harry.

Cette remarque me fait instantanément rouvrir les yeux :

- Un mec comme lui ? je répète.

- Ne fais pas comme si tu l'ignorais. Il n'a jamais rien fait pour le cacher. Ce type était un sale enfoiré de première et un criminel. Une raclure, une petite frappe !

- Ron, je te conseille de te taire maintenant.

- Pourquoi ? Est-ce qu'il t'a jamais dit ce qu'il faisait pour gagner sa vie, ou où est-ce qu'il disparaissait toutes les nuits quand il ne rentrait pas chez toi ? C'était un paumé, un looser et un drogué à la petite semaine. Ce n'est pas plus mal qu'il t'ait quitté, franchement. A l'heure qu'il est, je suis sûr qu'il est en train de faire la pute dans la rue pour se payer sa daube !

Je vois rouge. Tout le reste autour de moi n'existe plus. Je ne vois plus le silence gêné de mes amis, la colère d'Hermione ou les tentatives d'apaisement de Ginny. Je n'entends plus que les mots de Ron, et tout ce qu'ils réveillent en moi :

- Tu vas la fermer oui ! je hurle en me jetant sur lui.

Sans réfléchir, je lui saute dessus, défonçant la table basse, ignorant Hermione qui tente de nous séparer. Ron se défend mais je l'ai pris par surprise : je lui assène mon poing en pleine figure, encore et encore et encore, et à chaque fois je vois cette image de Noah qui deale dans la rue et qui me fuit, et qui me susurre malgré moi que Ron dit peut-être vrai...

C'est George finalement qui arrive à nous séparer. Il retient Ron, échevelé et en sueur, la lèvre fendue, tandis que Ginny m'attire sur le balcon pour me calmer. L'air frais me fait comme une douche froide. Je regarde mes phalanges écorchées, et j'ai honte de moi.

- Qu'est-ce qui t'es passé par la tête ? me demande Ginny.

- Je suis désolé, je réponds, laconique. Il m'a énervé.

- Non, tu étais vraiment à cran. Je sais que tu es perturbé à cause de Malefoy, mais ce n'est pas seulement ça. Il y a autre chose.

Je soupire. Je n'ai pas envie d'en parler, mais c'est Ginny, et il faut que ça sorte de ma tête :

- J'ai revu Noah, j'avoue sans la regarder.

Ginny se recule :

- Quoi ? Où ça ? Quand ?

- Il y a deux jours. A Forrest Gate.

- C'est un quartier Moldu... Qu'est-ce qu'il faisait là ?

Je ris, amer :

- Il dealait.

Ginny me dévisage, indécise et compatissante :

- Et qu'est-ce qui s'est passé ? demande-t-elle doucement.

Je secoue la tête :

- Il m'a vu. Et il s'est enfui.

- Quoi ?!

- Il s'est enfui, tout simplement. Il ne m'a même pas laissé le temps de lui parler.

- Mais... Pourquoi ?

- Je n'en sais rien, je souris, cynique. Il avait tellement changé...

- Tu es sûr que c'était lui ?

- Oh oui, ça j'en suis sûr. Mais... Je ne comprends pas pourquoi il s'est enfui comme ça. Pourquoi il n'a même pas cherché à me parler... Ça faisait sept ans que je ne l'avais pas vu, et je l'ai perdu presque aussitôt...

Ginny garde le silence quelques instants, pensive, ignorant comment me réconforter.

- Ça t'a fait mal d'entendre Ron dire toutes ces choses, dit-elle finalement.

Je hoche la tête :

- Noah a toujours été quelqu'un de trouble, je le savais déjà à l'époque. Mais ce que Ron dit n'est pas vrai. Il n'était ni un looser ni un drogué, et... Je ne comprends pas ce que j'ai vu à Forrest Gate. Noah ne se serait jamais enfui comme ça devant moi. Il n'aurait jamais eu peur de moi...

- Il n'a vraiment rien dit ?

- Je crois qu'il m'a crié d'aller me faire foutre.

Je ris malgré moi :

- Quelque chose me force à admettre que Ron a peut-être raison, et ça me met hors de moi.

Ginny me serre dans ses bras :

- Allez viens, dit-elle. Tu es bouleversé, c'est normal. Je parlerai à Ron.

Elle nous ramène dans le salon, où George et Angelina ont déjà réparé les dégâts. Hermione adresse un sermon silencieux à Ron, tout en lui appuyant de la glace sur la joue. Lorsqu'il m'aperçoit, Ron me lance un regard haineux, mais il baisse les yeux et articule :

- Excuse-moi.

- Pareil, je réponds sur le même ton.

- Nous allons y aller, sourit George, un brin désolé. Merci pour la soirée, Harry. Écris-nous vite.

Je hoche la tête, je les salue tous les uns après les autres. Hermione m'accorde un regard désolé et une étreinte sincère. Ron me tape dans le dos sans rien dire, et enfin, il ne reste plus que Ginny, qui hésite sur le pas de la porte :

- Tu veux que je reste ? demande-t-elle. Je peux rester tu sais. On parlera.

- Non, je dis en tentant de la rassurer. Je vais dormir un peu. Je suis crevé, et j'ai besoin d'être seul je crois.

Elle acquiesce. Je la serre contre mon cœur un bref instant, et puis je suis de nouveau livré à moi-même. Je n'ai pas menti à Ginny : je pars aussitôt me coucher. Mais je sens que le sommeil me fuit ce soir. Les yeux grands ouverts, je fixe le plafond, à la recherche de souvenirs que je cherche à éviter, la plupart du temps...

Pour la première fois depuis plusieurs jours, ce n'est pas Malefoy qui remplit mon esprit. C'est Noah. Cette brûlure à vif que Ron a réveillé, et qui n'a jamais vraiment guéri... Cette blessure, elle est à l'image de notre relation, je crois. Rencontrer Noah, fréquenter Noah, vivre avec lui, c'était... comme passer du sel sur une plaie ouverte, juste pour le plaisir. Comme sauter dans le vide pour le bonheur de la chute, en sachant très bien ce qui nous attendrait en bas. C'était comme boire jusqu'à la dernière goutte un élixir rare et délicieux qui finirait par nous empoisonner. Noah, c'était tout cela à la fois : un bonheur, un poison, une aventure et un renouvellement constant, une lame à double tranchant, et une passion si terrible que nous savions très bien, l'un et l'autre, que nous ne pourrions y survivre...

Je crois que dès le début, j'ai su ce qui me plaisait en lui : son assurance, son cynisme, sa noirceur, l'irrésistible aura de secret qu'il dégageait... Mais dès le début, j'aurais dû savoir que ces mêmes choses finiraient par nous séparer. On ne peut pas construire une relation sur la durée avec une personne qui s'obstine à nous fuir... Une personne dont on ne connait rien, finalement.

Noah le savait. C'est sans doute ce qu'il y a de pire. Noah connaissait les abymes au fond de lui, et je crois qu'en lui-même, il a toujours su que le bonheur que nous partagions n'était pas fait pour durer. Que ce n'était qu'une petite bulle fragile et délicate, prête à exploser sous la pression de ses démons... Il l'a savourée et chérie autant qu'il l'a pu, jusqu'à ce que mes questions le fassent fuir...

Je soupire. Malgré moi, mes pensées me guident vers cette soirée de décembre, une nuit froide et glacée exactement comme celle-ci, où nous nous sommes rencontrés pour la première fois...

J'avais vingt ans. J'avais rompu avec George quelques mois plus tôt, et je n'avais fréquenté personne d'autre depuis. Je n'étais pas spécialement en attente d'une relation, en vérité. Je tentais encore de me comprendre, de démêler les fils de mon passé, de trouver un moyen d'être en paix avec moi-même... C'était un cheminement que je devais accomplir seul, et j'avais poussé la porte de ce bar ce soir-là uniquement pour profiter de la bière et du feu de cheminée, comptant sur la clientèle Moldue pour me laisser en paix. Ça avait bien marché, les vingt premières minutes.

Et puis, un inconnu était venu s'asseoir au comptoir près de moi et s'était mis à me parler. Il n'était pas déplaisant : il avait mon âge, un visage franc et ouvert, un beau sourire. Mais au bout de dix minutes de discussion somme toute banale, j'avoue que je ne savais plus réellement quoi lui dire. Je sentais que je lui plaisais, et je n'aurais peut-être pas dit non si je l'avais trouvé plus intéressant. A ce moment-là, une voix s'était fait entendre derrière moi :

- Besoin d'aide ?

Nous nous étions retournés, tous les deux. C'est là que j'avais découvert un jeune homme grand, habillé en noir, ses cheveux bruns rejetés en arrière. Il faisait un sacré effet au milieu de ce bar : pâle, élancé, très sûr de lui. Il transpirait une insolence naturelle, assumée, revendiquée. Un air de sale gosse qui m'avait plu aussitôt, malgré moi, et mon compagnon d'infortune l'avait senti :

- Qu'est-ce que tu veux ? lui avait-il demandé, hargneux.

- Excuse-moi, avait-il répondu, pas désolé du tout, et sans le regarder une seconde. Je me suis dit que je devais tirer Harry Potter de ce mauvais pas.

- Qu'est-ce que...

- Le pauvre a l'air au bord du suicide intellectuel.

Mon compagnon de bar était devenu rouge de colère. Alors, l'inconnu lui avait concédé un regard : suffisant, maîtrisé, glacé :

- Peut-être qu'il t'aurait trouvé plus intéressant si tu n'avais pas fait semblant de ne pas le reconnaitre.

Agrippant alors le jeune homme, il avait extirpé quelque chose de son jean :

- Quand on veut se faire passer pour un Moldu, on ne cache pas sa baguette dans la poche de son jean.

Il avait souri, et son sourire m'avait fait mourir : cruel, narquois, carnassier... En deux minutes et à peine quelques mots, cet homme ne m'avait rien caché de ce qu'il était : ni quelqu'un de bien ni quelqu'un de gentil, mais quelqu'un de follement magnétique, le genre de personne pour qui l'on ne pouvait s'empêcher de céder, même si on savait que l'on s'en mordrait les doigts ensuite...

Mon compagnon de bar était passé de la colère à la honte, sous mes yeux. Je n'avais pu m'empêcher de sourire, sans chercher à le tirer de son embarras, et il s'était esquivé de lui-même sans un mot d'adieu.

- Merci ! lui avait crié mon inconnu en prenant sa place.

Alors, nous nous étions retrouvés face à face, et il m'avait dévisagé en silence sans rien dire, son rictus arrogant au coin de lèvres, comme s'il savait que le temps jouait pour lui. Il avait conscience de mon regard sur lui, et cela semblait l'amusait ; ses yeux disaient : « Je sais que tu me regardes, et que tu aimes ce que tu vois ». Finalement, je m'étais résolu à parler :

- Pourquoi est-ce que j'ai l'impression d'avoir été secouru comme une demoiselle en détresse ?

- D'habitude c'est toi qui sauve les demoiselles, pas vrai ? m'avait-il répliqué.

Avec un sourire radouci, il m'avait alors tendu la main :

- Noah.

- Harry.

Il avait ri :

- Je sais, oui.

Ses yeux ne regardaient pas ma cicatrice, pourtant. Il avait beau s'être présenté en clamant m'avoir reconnu, il n'avait pas le regard que portaient habituellement les gens sur moi. Sa désinvolture était claire à cet égard : il n'en avait rien à foutre de mon nom ou de ma célébrité, c'était quelque chose d'autre qui l'intéressait. Pensant à mon compagnon de bar, je n'avais pu m'empêcher de lui demander :

- Ça marche toujours, ce genre de tactique ? Tu n'as pas peur de paraitre présomptueux ?

Il avait haussé les épaules :

- Je suis présomptueux. Autant ne pas le cacher, ce serait malhonnête. Tu ne crois pas ?

Sa répartie m'avait fasciné ce soir-là. Il avait l'esprit fin, adroit, provocateur... Tout en lui me fascinait, en fait. Il avait un physique étrange, mais saisissant. Le front haut. Des sourcils fins et arqués, bien dessinés. Un nez droit, sévère, parfait, ponctuation nette dans la symétrie de ses traits. De grands yeux bleus aux paupières lourdes, qui lui donnaient instantanément l'air moqueur ou méprisant. Et pour compléter le tout, des lèvres charnues. Roses, sensuelles, boudeuses. Tout était réuni pour former un visage en apparence hautain, froid, forgé pour la personnalité qu'il abritait... Pourtant, et je l'avais découvert assez vite, ce visage était capable de chaleur. D'un sourire franc. De douceur.

Noah m'avait tout de suite séduit par son initiative, son charisme instinctif, son assurance. Cette nuit-là, à mesure que je lui parlais, il m'avait aussi séduit par son humour. Son intelligence, sa vivacité d'esprit. Il ne m'avait quasiment rien livré sur lui, malgré mes questions qui se faisaient de plus en plus pressantes. Il les évitait avec tact et malice. Déformait mes propos, les retournait contre moi, jouait avec moi. Face à lui, je me sentais comme une petite souris prise entre les griffes du chat. Mais le chat était tellement beau...

Jamais je n'avais été aussi intensément attiré par quelqu'un, en si peu de temps. Il le sentait, bien sûr. Mais le regard qu'il posait sur moi était différent. En entrant dans ce bar, je n'avais pas de projets particuliers pour une aventure d'un soir. Puis Will avait éveillé mon intérêt, et finalement, Noah... Je dois l'avouer, alors que nous discutions là dans ce bar à la faveur des flammes, mes pensées s'étaient faites de plus en plus évidentes, et indécentes. Plus je le regardais, plus j'avais envie de lui. Je devinais en lui une passion bouillonnante, une capacité à aimer avec fougue, sans retenue d'aucune sorte. Son attitude ne faisait qu'aiguiser mon sentiment : il flirtait, mais en retrait. Comme pour me défier d'approcher. Me narguer, en somme. Insolent jusqu'au bout. Ce qu'il y avait dans ses yeux était différent, pourtant.

Noah me regardait comme personne ne m'avait encore jamais regardé. Ce n'était pas de la curiosité, de l'admiration ou du désir. Non, c'était quelque chose de plus profond, de plus intime que cela. Noah me regardait comme s'il me connaissait depuis des siècles. Comme si nous étions deux vieux amis qui venions de nous retrouver là dans ce bar, après des années d'absence... Comme si j'étais un trésor unique, précieux, qu'il fallait couver à tout prix de ce regard très bleu.

En temps normal, j'aurais dû trouver cela étrange, venant d'un parfait inconnu. Mais cela ne faisait que me fasciner encore plus. Il me plaisait trop. Il m'intriguait trop. Son visage, sa voix, ce subtil mélange de légèreté, de moquerie et de sérieux dans ses propos... Je devinais instantanément en lui une gravité qui pesait sur le moindre de ses traits, le moindre de ses mots. Il avait une profondeur que ne possédaient pas d'ordinaire les rencontres de bar. Une profondeur qui m'obsédait, qui m'attirait, comme la noirceur peut attirer, parfois...

Oui, Noah semblait sombre, et déchiré, et secret. Il ne me parlait pas et ne me regardait pas comme une aventure d'un soir dont on souhaiterait vite se débarrasser. Alors, quand j'avais senti qu'il ne ferait pas le premier pas et que je ne tiendrais pas une seconde de plus... Je l'avais invité à venir chez moi.

Etonnamment, il avait hésité. Souri. Il n'était pas surpris, mais... Je devinais de la prudence en lui. Cela m'avait fait monter le rose aux joues, parce que je n'avais pas l'habitude de me retrouver dans le rôle du prédateur et que j'avais vaguement honte de mon désir, de mon empressement... Mais il avait fini par dire oui. Nous étions sortis du bar, et je lui avais pris la main pour le faire transplaner jusque chez moi.

Par politesse, je nous avais fait atterrir dans le vestibule. Directement dans la chambre en aurait un peu trop révéler sur l'état dans lequel je me trouvais... Mais Noah n'était pas dupe pourtant, je le sentais. Surtout qu'à peine arrivé chez moi, j'avais hésité deux secondes, et puis je l'avais embrassé.

Mon baiser résumait la pulsion croissante qui s'était accumulée en moi au cours de la soirée : il était fort, ardent, jusqu'à ce que Noah m'écarte gentiment :

- Doucement, Potter, m'avait-il dit avec un calme olympien.

Il semblait amusé, mais gentiment amusé. Il me regardait avec l'indulgence de quelqu'un qui comprend ce que je ressens, et qui le partage. Mais je retrouvais cette même gravité dans ses yeux. Pour lui cet instant n'était pas n'importe quel instant comme les autres. C'était un moment hors du temps. Un moment qu'il voulait célébrer, honorer dignement.

- On a tout notre temps, avait-il murmuré.

Alors il m'avait embrassé, mais doucement, du bout des lèvres. J'avais senti ma fébrilité retomber. Ce qu'il me proposait était plus fort, plus intense. Il ne voulait pas déchirer mes fringues et me sauter – ce que je lui aurais probablement fait s'il ne m'avait pas arrêté. Non, il voulait m'embrasser, m'embrasser vraiment. Mes lèvres, et puis mon visage, ma mâchoire, mon cou. Ses baisers étaient autant de papillons délicats qui faisaient naitre des frissons sur ma peau. Lorsqu'il avait capturé mes lèvres à nouveau, cette fois, sa langue s'était unie à la mienne, et je m'étais senti partir dans un baiser passionné, un véritable baiser passionné. Une étreinte qui nous liait l'un à l'autre comme si notre vie était en jeu. Comme s'il nous était impossible de nous lâcher, d'être séparés.

Nous avions retiré nos vêtements finalement : chacun notre chemise, dans la clarté lunaire de mon appartement. Révélé ainsi, pâle et délié, il ressemblait à Endymion : sublime amant de la Lune, que celle-ci ne pouvait posséder... Il était fort et svelte, sans forcer le trait. Une myriade de petits grains de beauté parsemaient sa peau comme une constellation. Je voulais les embrasser tous. Finalement, c'était lui qui m'avait enlacé pour amener nos peaux l'une contre l'autre : un contact intime, fort et terriblement grisant, qui m'avait tourné la tête comme jamais encore personne ne l'avait fait. J'adorais ses caresses, j'adorais son odeur : un mélange d'écume et de fraicheur. J'aurais voulu me perdre contre sa peau pendant des heures, rien que pour cette odeur... Ses cheveux doux, ses lèvres tendres... Il n'était rien de tout ce à quoi je m'attendais. Il était tellement plus...

Au plus près de moi, je sentais son désir contre le mien, et finalement, je l'avais attiré dans ma chambre. Il m'avait fait asseoir et avait défait mon pantalon, sans que je puisse prendre la moindre décision : j'en aurais été incapable, de toute façon. Je me sentais comme la victime d'un rituel magnifique et incompréhensible, condamnée à attendre de voir ce qui arriverait ensuite...

Ses baisers étaient descendus dans mon cou, le long de mon torse, et puis finalement au plus près de moi, jusqu'à ce qu'il m'embrasse entièrement. Je n'avais plus de mots pour résister à cet instant. J'étais tout entier à lui, pour tout ce qu'il aurait voulu me faire. Je n'avais pas un tempérament particulièrement passif d'habitude, mais cette nuit, avec lui, je voulais simplement qu'il me prenne dans ses bras et qu'il m'aime avec toute l'intensité que je voyais dans ses yeux.

Il s'était allongé sur moi finalement, et il m'avait regardé au moment de me prendre : un regard comme je ne l'oublierai jamais : bleu, profond, intense, une union entière et limpide sans la moindre parole... J'avais tellement désespéré de l'avoir en moi que chaque va-et-vient était une brûlure, une gorgée de l'absinthe la plus pure... J'aurais aussi bien pu planer, ou être mort. Tout était intense au point d'en être merveilleux. C'était le moment le plus vrai et le plus bouleversant de toute ma vie. J'avais su à cet instant, à mesure qu'il m'effeuillait, m'embrassait, me possédait, que Noah ne resterait jamais qu'une rencontre de bar abandonnée au milieu de la nuit. J'avais su, et il le savait lui aussi, qu'il y aurait un lendemain, et puis un autre, et encore un autre, car ce que nous avions vécu cette nuit-là dépassait tout ce que nous avions déjà partagé avec qui que ce soit.

Lorsque ça avait été terminé, j'avais eu vaguement honte du désir purement charnel qui m'avait animé au début, alors que Noah voulait donner tellement plus... J'avais peur, aussi. J'avais peur parce que la nuit allait se terminer, et qu'il allait repartir dans l'inconnu, peut-être sans jamais revenir...

Finalement, il m'avait quitté sur un baiser, et sans un seul mot. Juste avec un regard, un de ces regards impossibles à interpréter, qui disait : « Je sais et je comprends tellement plus de choses que toi ».

Le lendemain, j'étais une âme en déshérence. Je n'arrivais pas à me remettre de l'expérience de plénitude que j'avais vécue. Je ne savais pas comment j'avais pu vivre sans elle jusqu'à présent, ni comment je pourrai survivre dans l'avenir maintenant que je l'avais vécue. Si Noah ne m'était pas offert à nouveau...

Finalement, en désespoir de cause, j'étais retourné au bar le lendemain soir. Je me sentais misérable et pathétique. Je me disais : « Tu as rêvé, mon pauvre. Il voulait seulement coucher avec toi, comme tu voulais coucher avec lui, et l'histoire s'arrête là ». Je le pensais, et chaque seconde qui s'écoulait renforçait cette pensée. J'enchainais les bières avec la sensation de vouloir m'y noyer. Et puis soudain, au bout d'une heure, une voix familière avait fait :

- Besoin d'aide, Potter ?

Je m'étais retourné sans oser y croire. Mais c'était bien lui, il était bien là. Noah. La joie sans bornes devait se lire sur mon visage, car ça l'avait fait sourire, avec le flegme et la retenue qui lui étaient propres. Ce soir-là, j'avais su que ma vie venait de basculer. J'avais su que Noah était revenu et qu'il resterait. Nous avons commencé à sortir ensemble, et ça a été le début de trois longues années intenses, divines et merveilleuses, parfaites sous tous les points de vue, magiques, comme Noah semblait l'être...

Il n'y avait que lui pour ramener un peu de magie dans ma vie...

Tout seul dans mon lit à présent, je sens ma gorge se serrer. Ma poitrine me fait tellement mal que je voudrais m'arracher le cœur si cela pouvait me soulager. Je vis toujours dans ce même appartement où Noah et moi nous sommes aimés pour la première fois. J'ai toujours le même lit, les mêmes meubles, là où il a fini par emménager au bout de quelques semaines à peine. Ma vie entière est peuplée de mes souvenirs de lui, que je ne peux me résoudre à quitter. Lorsqu'il est parti, il a oublié quelques affaires, que je garde encore dans le fond de mon armoire. Et à chaque fois que j'y pense ou que je pleure devant ses photos, je me sens pitoyable.

Parce que je me meurs de lui, alors que lui n'a jamais eu besoin de moi. Parce que j'ai toujours su que j'étais le plus épris des deux, dans l'histoire. Parce qu'il était voué à me quitter et que je n'ai pas su l'en empêcher...

Je ferme les yeux, espérant sans trop y croire que le sommeil emportera mon chagrin. Il n'en fait rien.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top