Animus Meminisse Horret

Je tourne la dernière page du dernier carnet. Plus rien. Pendant de longues secondes, je reste prostré, incapable de bouger, tout simplement incapable, en vérité, de faire quoi que ce soit. C'est trop difficile. Trop intense, et trop déstabilisant. Je ne sais plus quoi penser. Malgré moi, mes doigts effleurent les tous derniers mots que Malefoy a écrit : « Je t'aime, Harry Potter »... Et cet aveu me hante comme un fantôme, à travers la mort et le temps. Toutes ces lignes que Malefoy a tracées au fil des années, tout ce ressenti dont je n'ai jamais eu connaissance, dont je n'ai même jamais soupçonné l'existence...

J'ai l'impression qu'il me parle aujourd'hui, à travers ces journaux. Il aura fallu tout ce temps pour que nous communiquions enfin, pour que nous commencions enfin à nous comprendre... Il aura fallu attendre qu'il soit trop tard.

La gorge serrée, je ne peux lutter contre l'amertume qui m'envahit et qui détruit tout le reste. Je me sens horriblement mal. Choqué, coupable, décontenancé, aveugle et stupide... Lire ces pensées alors que Malefoy est mort, alors que la certitude de cette mort est ancrée dans mon crâne, donne à ces mots une résonnance particulièrement, horriblement dramatique, désespérée, et fatale...

Savoir que je ne pourrai jamais lui répondre... Savoir qu'il est mort en croyant que je le haïssais...

Je voudrais tellement pouvoir revenir en arrière... Je voudrais prendre l'adolescent de quatorze ans qui a écrit le dernier carnet et le secouer par les épaules de toutes mes forces, pour lui dire : « Parle-moi ! N'abandonne pas avant même d'avoir essayé : insiste ! Je pourrais te comprendre ! Je pourrais comprendre... »

Mais je ne peux pas. Alors je relis les carnets, presque malgré moi, motivé par une étrange pulsion d'automutilation, motivé par l'appel de cette voix qui n'existe plus, pas même dans mes souvenirs...

Nombreux sont les passages qui me font écho. Qui m'interpellent, véritablement. Qui s'adressent à moi comme s'ils pouvaient me parler par-delà les pages...

Le petit garçon de onze ans que je découvre au début me bouleverse, au-delà de toute expression. Il a encore ce style direct, simple et naïf propre à l'enfance et à ses espérances. Oui, le petit garçon de onze ans espère encore, tellement fort. Il espère avoir l'attention et la reconnaissance de son père. Il espère devenir un grand sorcier pour le rendre fier. Il espère avoir un Nimbus 2000 pour Noël. Mais, surtout, il espère ne plus aller dans la « chambre noire ». A cet âge, et sans doute parce qu'il a connu cela toute sa vie, il ne questionne pas encore les mauvais traitements qu'on lui inflige. Il pense qu'il les mérite. Il pense que c'est normal. Il n'a jamais rien connu d'autre.

Je revois le visage de Lucius Malefoy en pensée, et mes poings se serrent instinctivement. Ce sale enfoiré de fils de pute...

Jamais je n'avais soupçonné que Malefoy était victime de maltraitance. Jamais je n'avais deviné chez lui cette crainte de son père, cette souffrance... C'est à mon tour de me sentir aveugle, complètement aveugle... Hélas, Lucius Malefoy a disparu dans la nature en même temps que sa femme et son fils, et je ne peux pas lui faire payer ses crimes aujourd'hui...

« Chez Madame Guipure, j'ai rencontré un autre garçon qui va entrer à Poudlard lui aussi. J'espère qu'on pourra devenir amis ! »

Je souris tristement, passe à nouveau mon doigt sur les lignes... Je me souviens de cette rencontre. Je me souviens que sur le moment, Malefoy m'avait fait une très mauvaise impression. Déjà à l'époque, j'avais choisi de me tenir le plus loin possible de lui...

« Il occupe toutes mes pensées à moi aussi maintenant, et ça me met en colère. Moi je voulais juste un autre garçon avec lequel j'aurais pu être ami. Mais non, il a fallu que ce soit Harry Potter. Dans le train, je lui ai quand même proposé d'être mon ami, je lui ai même proposé de me serrer la main ! Je pensais que Père serait fier si je me rapprochais de Potter, qu'il me regarderait moi aussi un peu plus peut-être... Mais Potter et ses amis m'ont ri au nez ! A moi ! Drago Malefoy !

Jamais je n'ai eu aussi honte de toute ma vie, jamais je n'ai été aussi rejeté, je crois...

J'étais très en colère sur le moment, mais je crois qu'en fait, j'étais triste. J'aimais bien le petit garçon de chez Madame Guipure, moi. Je crois qu'en fait, je voulais juste qu'on soit amis. »

Le regret m'étreint à mesure que je lis ces lignes. Je voudrais tellement revenir en arrière, tellement... Comprendre Malefoy sous cet éclairage différent. Comprendre qu'il n'était qu'un enfant maltraité, seul et fanatisé, entretenu dans sa haine et sa jalousie par tout son entourage, y compris moi-même, entretenu dans sa mauvaise estime de lui...

« Je crois en tout cas que j'aurais bien aimé passer Noël à Poudlard moi aussi cette année. Il n'y a presque personne dans le château à cette période de l'année. Alors, peut-être que Potter et moi on aurait pu discuter, pour de vrai. »

Est-ce que les choses auraient pu être différentes, si nous avions parlé ? Est-ce que l'enfant que j'étais à l'époque aurait été capable de comprendre la complexité des nœuds qui se dissimulaient en Malefoy, et de les accepter ?

« Moi qui voulais changer mon image auprès de lui... Moi qui voulais avoir une chance de lui parler, lui prouver qu'il avait tort, qu'on pouvait encore être amis... Je l'ai laissé. Je l'ai abandonné à la mort, face à cette créature monstrueuse...

Et s'il était mort cette nuit-là ? Et qu'est-ce qu'il doit penser de moi maintenant ?

J'ai peur de fermer les yeux, parce que je sais que je reverrai cette chose immonde dans mes rêves. Je pouvais presque l'entendre quand je sentais son regard braqué sur moi. C'était comme si elle me disait : « Un jour, Drago, tu seras à moi. »

Je tremble tellement je me rends compte à quel point ces paroles sont prophétiques. Je tremble quand je vois combien, déjà à l'époque, l'ombre de Voldemort planait non seulement au-dessus de moi, mais aussi au-dessus de Drago, condamnant nos destins avant même que nous ne le sachions...

Plus que jamais, l'injustice me frappe. L'injustice et l'incompréhension qui nous ont toujours liés... Drago, je ne t'en ai pas voulu de m'avoir laissé cette nuit-là. A vrai dire, je n'y ai même jamais vraiment pensé. Mais ça ne voulait pas dire que tu n'existais pas pour moi... Je suis tellement, tellement désolé... J'aurais aimé te donner l'importance à laquelle tu aspirais. Si seulement j'avais su...

Au fil des pages et des années, je sens la menace de Voldemort devenir de plus en plus palpable, plus concrète, plus lourde. Malefoy aussi le sentait... Dès la deuxième année, l'innocence de l'enfance cède place à une horrible forme de résignation. Résignation envers ce qu'il croit être – un moins que rien – et ce qui l'attend... Il devient cynique, et cette étrange dépendance vis-à-vis de moi, cette dépendance que je n'avais jamais vraiment comprise jusqu'à présent, qui devient plus forte...

Plus forte à mesure qu'il sombre dans le désespoir...

« J'ai revu Potter aujourd'hui. Pourquoi est-ce que j'ai l'impression que cela a fait comme un éclair dans ma vie ? Je me déteste pour ça, et je le déteste lui aussi. »

« Je m'emporte. Je suis sûr que Potter n'aimerait pas ce que j'écris hahaha... Mais il ne lira jamais ceci, n'est-ce pas ? »

Si, Drago, je te lis. Je te lis et tu as raison, je n'aime pas ce que tu écris. Mais pas pour les raisons que tu imagines. Je n'aime pas ce que tu écris, parce qu'à travers ton journal, ce sont les paroles d'un enfant terrifié, torturé, résigné, et seul, que j'entends. Les paroles d'un enfant qui n'aurait jamais dû avoir à souffrir en silence tout ce qu'on lui a infligé.

« Je tremble à chaque fois que je sens le Maître se rapprocher de moi, devenir plus concret, plus réel. Je tremble devant chaque élément qui me force à me rendre compte que tout ce que mon père raconte est vrai. Que nos vies sont condamnées à être liées à tout ceci... »

Moi aussi je tremblais... A l'époque, je crois que je ne saisissais pas encore très bien le caractère inéluctable de notre situation... Je ne m'étais pas encore rendu compte, je n'avais pas encore accepté le fait de devoir affronter Voldemort un jour, quoi qu'il arrive, que je le veuille ou non. Toi, Drago, à seulement douze ans, tu l'avais déjà compris... Tu savais ce qui t'attendait, et pendant toutes ces années, tu as marché seul vers l'échafaud sans personne pour te venir en aide...

« Qui sait. Avec un peu de chance, peut-être que la prochaine fois, ce sera Granger ? Et que ce sera pour de bon ? Je sais que c'est stupide. Je sais que ce n'est pas avec de telles pensées que Potter aura une meilleure image de moi. Mais est-ce que c'est si mal que ça de vouloir voler un petit peu de l'importance qu'elle a pour lui ? »

Je me souviens de cette remarque. Malefoy l'avait répétée devant Ron et moi, lorsqu'il nous prenait pour Crabbe et Goyle. Je me souviens de la colère qui était montée en moi à cet instant, et de comment j'avais dû retenir Ron... Mais aujourd'hui, je comprends. Je comprends avec l'indulgence d'un adulte pour un enfant malaimé et assoiffé d'attention. Je comprends, et ça me brise le cœur. Parce qu'il est trop tard.

« Comment vas-tu, Potter ? J'aimerais bien pouvoir te parler. J'aimerais être ce qu'est Weasley pour toi : un compagnon de tous les instants, un partenaire d'aventure... Et un ami sur lequel t'appuyer, peut-être, en ce moment...

J'aimerais que tu me parles de Granger. Que tu me dises pourquoi elle est une si bonne amie pour toi. Et comment c'est d'être ami avec une Sang-de-Bourbe. Je n'en ai jamais vraiment fréquenté, en fait. Evidemment, mon père me tuerait s'il me voyait faire ça... Mais de temps en temps je me dis que ses mots ne sont que des mots, et que je n'ai aucune preuve de tout ce qu'il m'apprend. »

Ce changement de ton, cette interrogation directe, me font sursauter pendant ma lecture, exactement comme la première fois. Je voudrais pouvoir te répondre, Drago. Je voudrais te dire que je suis désolé. Te demander de me pardonner... Pour ce que je t'ai fait, et pour toutes les fois où je n'ai pas su te comprendre... Pour toutes les fois où je me suis plongé dans ma haine tête baissée, sans rien voir d'autre en toi qu'un nom à haïr... Tu as raison, moi aussi, je me sens prisonnier de mon nom parfois. J'ai l'impression que nos noms de famille ont agi comme deux entités opposées, dénuées d'esprit, dont la seule vocation était de nous fracasser l'un contre l'autre...

Ta curiosité à propos d'Hermione me touche... Jamais je n'avais deviné en toi un désir de la connaitre. Ou cette forme de respect que tu lui témoignes parfois, cette légère attirance même... Jamais je n'aurais cru ça de toi. Tu ne cesses de me démontrer à quel point j'avais tort.

« J'ai entendu dire que Potter s'était évanoui devant le Détraqueur dans le train. Je me demande ce que lui voit lorsque le Détraqueur s'approche de lui. Je me suis moqué de lui pendant le festin, je n'ai pas pu m'en empêcher. Après tout ce temps, il fallait que je lui parle... »

Je vois la mort de ma mère, Drago. J'entends le dernier hurlement qu'elle a poussé en me protégeant... Mais le plus triste dans tout ceci, c'est toi. Toi et le fait que tu estimais ne pas avoir d'autre moyen de me parler qu'en me provoquant. Même si tu savais que cela me ferait te haïr... Tu en avais tellement, tellement besoin... Je suis désolé de t'avoir fait te sentir aussi pathétique...

« Est-ce que c'est ça ma vie ? Est-ce que je suis devenu masochiste au point de me blesser volontairement pour attirer son attention ? Oui. Je n'ai rien d'autre dans ma vie après tout. »

Tu aurais mérité tellement plus... Tu étais prisonnier du monde qui t'a forgé. Un monde qui t'a privé de toutes autres perspectives d'avenir, de tout espoir, de tout rêve... Moi aussi j'aurais aimé être là pour toi. J'aurais aimé avoir compris... J'aurais aimé pouvoir te soutenir alors que tu en avais infiniment plus besoin que moi. Si seulement tu m'avais laissé voir en toi...

« Je suis fasciné par ma capacité à m'enfoncer toujours plus loin dans les ennuis, à aggraver encore un peu plus mon cas, même si mon esprit me crie le contraire... »

Je ne sais pas quoi répondre à cela... L'ironie de ces pages me bouleverse... Parce qu'au bout du compte, je réalise que toute notre relation se résume à cela : un énorme malentendu, parti de rien, et qui s'est envenimé au fil des années, un peu plus à chaque dispute, sans jamais le moindre espoir de paix...

Et à nouveau cette question lancinante : quand notre destin est-il devenu inéluctable ? Quand a-t-il été définitivement trop tard ?

« J'ai couché avec Pansy aujourd'hui. Je ne sais pas vraiment pourquoi je l'ai fait. Peut-être parce qu'elle me harcelait depuis tellement longtemps. Peut-être parce qu'elle était offerte et facile. Peut-être parce qu'à défaut d'autre chose, profiter de mon statut de Malefoy est tout ce qu'il me reste. Peut-être parce que c'est l'anniversaire de Potter... »

Tu as une façon si décontractée de parler du sexe... Comme si ça ne te touchait pas... Comme si ça ne t'atteignait en rien... Je sais que je lis un journal intime, et que c'est moi qui suis en faute, mais la franchise de ces confessions me déstabilise. Il y a quelque chose d'horriblement triste et malsain dans cette plongée dans la sexualité à un si jeune âge... Comme si tu avais un besoin vital de détourner tes souffrances avec autre chose... Comme si tu avais déjà un besoin vital de te détruire...

« Je sais que les choses changent. Cette marque n'était pas là par hasard. C'est un appel. Et bientôt, Père me demandera de porter l'un de ces masques, moi aussi.

Combien de temps avant que nous ne soyons forcés de nous retrouver face à face, Potter ? »

Combien de temps ? J'aimerais ne pas connaitre la réponse à cette question... Mais je t'ai vu, Malefoy, j'ai vu ton cadavre étendu dans la neige, et mis à nu dans la froideur de la morgue... Je sais désormais que notre destin à tous les deux te sera fatal. Un 14 décembre, dans la nuit et le silence...

« Potter... Pourquoi faut-il toujours que ce soit toi ? Pourquoi dois-tu systématiquement te retrouver au centre de l'attention, alors que ça me torture ? Et voilà qu'à présent, pendant toute cette année, je vais être condamné à te regarder risquer ta vie dans des tâches toutes plus absurdes les unes que les autres, alors que le monde est en train de sombrer dans le chaos là-dehors, et que mon père en est responsable... »

Je ne sais pas, Malefoy... A cette époque, moi aussi j'aurais aimé que ce ne soit pas toujours moi... J'aurais aimé être au courant de ce que je t'infligeais. Je ne me suis jamais aperçu de ce que je représentais pour toi, et maintenant que tu n'es plus là, je sais que c'est encore pire... Parce que nous ne pourrons jamais régler ces malentendus qui nous ont séparés. Nous ne pourrons jamais découvrir si nous aurions pu être autre chose...

« J'ai couché avec Blaise.

Je ne vais pas m'attarder sur les détails. Disons simplement que comme avec Pansy, c'était agréable. Excitant, car il y avait ce petit côté de mystère et d'interdit... Non je ne vais pas le nier, c'était délicieux. Et j'ai peur de ce que j'ai réveillé en moi désormais. Je sais que je suis loin d'être la personne la plus stable qui soit, c'est le moins qu'on puisse dire... Et sombrer dans tous les travers possibles ne m'aidera pas, même si j'en ai terriblement envie...

En tout cas, j'ai peur parce que je sais désormais ce que je pourrais faire à Potter. Je sais que ce que je ressens pour lui est plus que de la jalousie, de la haine, du dégoût, de l'admiration, de l'affection... J'ai envie de lui. Et je viens de donner matière à nourrir mes démons. »

Plus encore qu'avec Pansy, ces révélations me gênent, frottent mon esprit au papier de verre. Parce qu'elles me concernent. Parce que je n'ai jamais soupçonné que Drago était bisexuel. A l'époque, je me doutais qu'il sortait avec Pansy, mais le reste de sa vie privée était bien gardé, et honnêtement, je m'en foutais... Drago... Je n'avais aucune idée de ce que tu ressentais pour moi...

Et je comprends ton désespoir. Je comprends que de ton point de vue, il semblait impossible que quoi que ce soit arrive entre nous un jour, et impensable d'essayer de m'en parler... Tu étais peut-être trop mature pour ton âge, mais moi, je ne l'étais pas assez. Il m'a fallu du temps pour me questionner sur mes penchants et mes attirances. Et encore, je ne m'en suis rendu compte qu'une fois mis devant le fait accompli, comme toujours...

Je me suis remis avec Ginny après la guerre. Nous avions tellement souffert et étions tellement assoiffés de guérison que nous nous sommes mariés, à tout juste dix-sept ans. Sans doute la pire erreur que nous ayons jamais faite. Nous étions trop jeunes pour une telle alliance. Trop détruits aussi. Nous avons cherché à construire un couple sur les ruines du désespoir, et c'est sans doute cela, plus que la guerre en elle-même, qui nous a trahis. Nous nous sommes séparés moins d'un an plus tard. Mais nous sommes restés amis. Encore aujourd'hui, Ginny est l'une des rares personnes à pouvoir me comprendre intimement. Parce qu'elle sait ce que j'ai vécu. Parce qu'elle l'a vécu avec moi.

Quoi qu'il en soit, je suis resté proche d'elle et de sa famille. Je me suis rapproché de George en particulier. L'âme la plus en peine qui soit au sein du Terrier. George n'avait plus rien à voir avec celui qu'il avait été, il n'était plus que l'ombre de lui-même : incapable de vivre, incapable de mourir... Il n'avait plus de désir pour rien, et en cela, nous étions pareils, lui et moi.

Peut-être que nous nous sommes trouvés parce que nous comblions les blessures de l'autre. Parce qu'au travers de nos discussions, alors que le reste de la maisonnée dormait, nous avons trouvé une compréhension qu'aucune autre personne au monde ne nous prodiguait. George et moi nous sommes offerts notre soutien, notre amitié et notre chaleur mutuelle. Et un jour, une de nos étreintes est devenue plus qu'une étreinte. Un jour, cette complicité insidieuse, chaude et intime qui s'était établie entre nous nous a guidés l'un vers l'autre. Nous nous sommes embrassés ce soir-là, et nous nous sommes aimés, sans nous poser de questions.

Ce n'est que le lendemain que les questions sont arrivées. J'ai lu dans le cœur de George tout comme dans le mien que nous ne voulions pas renier ce qu'il s'était passé. Nous avions déjà perdu tant d'êtres chers... Nous ne pouvions nous permettre de nous perdre l'un l'autre, alors que nous étions devenus tant l'un pour l'autre...

Aussi, je crois que ma bisexualité est venue comme un fait, sur lequel je n'ai jamais pris le temps de m'attarder depuis. C'était là, tout simplement, parce que c'était George, et non parce que c'était un homme. Au fil de mes aventures futures, j'ai toujours raisonné ainsi : je tombe amoureux d'individus, et non d'un genre. Et même si avec George, au final, le deuil a fait que ça n'a pas marché, nous sommes quand même restés proches nous aussi, et j'aime à penser que nous nous sommes un peu entraidés, à une époque où tout espoir semblait avoir disparu...

George est marié à Angelina aujourd'hui. Je suis heureux pour lui. Mon unique regret, c'est que je sais que Ron n'a jamais vraiment digéré notre relation. Je m'en rendais moins compte étant adolescent, mais c'est très clair maintenant que nous sommes adultes : Ron a une série de sujets qui sont pour lui tabous ou le mettent mal à l'aise, et l'homosexualité en fait partie. Alors, que je sois sorti avec son frère...

Nous n'en parlons plus aujourd'hui. Même s'il sait que l'amour de ma vie a été un homme.

Drago, pourquoi est-ce que je te raconte tout ceci ? Je ne crois pas que l'adolescent que j'étais à l'époque aurait pu comprendre tes sentiments aussi complexes... Je n'étais pas aussi sage et mature que toi.

« Je ne sais pas exactement ce que Potter a subi cette nuit-là. Tout ce que je sais, c'est que ses hurlements étaient vraiment inhumains...

Le petit garçon que j'ai rencontré chez Madame Guipure est mort cette nuit-là. Comme moi, il a été brisé, il est devenu autre chose. Et j'en veux à mort à celui qui a brisé une chose aussi belle...

J'ai peur pour Potter désormais. Comme toujours, je ne peux pas lui apporter mon soutien. Parce que je suis trop lâche pour cela. Et parce que j'ai peur pour moi...

Tout va changer à présent. C'est inéluctable. Le Seigneur des Ténèbres n'est plus un mythe : c'est une réalité. Et je sens que très bientôt, il deviendra ma réalité. L'enfance est belle et bien finie à présent. Si j'en ai eu une un jour. »

Les souvenirs du Tournoi des Trois Sorciers défilent dans ma tête, horribles, douloureux. Ils sont loin derrière moi désormais, mais je crois qu'ils marquent bel et bien la brisure... A l'instant où il a écrit ces lignes, Drago se tenait au seuil, juste au seuil de devenir un Mangemort...

Qu'aurais-je pu faire alors pour l'aider ?

« Une guerre se prépare, c'est inéluctable. Potter, je suis sûr que toi et moi sommes quasiment les seuls à le percevoir. Alors, nous allons bientôt mourir, pas vrai ? Nous allons nous affronter. »

Oui. Nous allons nous affronter. Et tu vas mourir...

« Je t'aime, Harry Potter. »

Drago... Je crois que j'aurais pu t'aimer moi aussi.

X

Je referme les carnets, encore plus hébété qu'à ma première lecture. Où es la suite ? Je désespère de lire la suite...

Echevelé, j'écris à Mitch pour lui demander de vérifier s'il n'y a pas d'autres journaux. La réponse arrive une demi-heure plus tard : « Désolé, chef. J'ai vérifié deux fois : ce sont les seuls qu'on a ».

Pourtant, je sais qu'il y en a d'autres. Drago y fait clairement mention dans sa dernière entrée. Et il dit aussi qu'il devra les cacher...

Pris d'une soudaine inspiration, je ne prends pas le temps de me questionner. Me questionner reviendrait à hésiter. J'attrape ma baguette et transplane au Manoir Malefoy.

X

La propriété est abandonnée depuis la fin de la guerre. Depuis que les Malefoy ont fui. Le Ministère a quand même donné lieu à un procès par contumace, au terme duquel tous les biens des Malefoy ont été saisis, y compris le Manoir. Il est donc la propriété du Ministère désormais... Mais le Ministère n'a rien osé en faire...

Circonspect, je m'approche de la grille vermoulue et des sortilèges qui la protègent, tout en présentant ma baguette. En tant que directeur du service des Aurors, je devrais être autorisé à entrer... Je le suis. J'entre.

L'allée de graviers est envahie par la végétation. Tout autour, les haies de buis ont poussé comme dotées d'une vie propre. Mais rien n'est pire que la façade de la maison. En ruine, décrépite. Des ardoises tombées du toit jonchent le sol. Toutes les fenêtres sont cassées, et la porte d'entrée git, entrouverte, comme la supplique d'une gueule édentée.

Malgré moi, il me faut rassembler mon courage pour monter les marches du perron. Je me souviens de la dernière fois que je suis venu ici. Ron, Hermione et moi avions été fait prisonniers par des Rafleurs. Drago, tu m'avais sauvé la vie ce jour-là... Tu aurais pu me dénoncer, mais tu ne l'as pas fait... Ça a toujours été un mystère pour moi. Aujourd'hui, je comprends mieux. Mais j'aimerais pouvoir l'entendre de ta bouche...

J'écarte un peu plus la porte, qui cède avec un craquement d'os. De la poussière tombe des murs, saluant mon entrée... Le papier peint part en lambeau. Le hall baigne dans une clarté lugubre, depuis que le toit s'est effondré, rongé par les mites. Un mélange de terre et de feuilles mortes tapisse le sol. Il ne reste plus rien de la grandeur passée des Malefoy... Grandeur qui n'était qu'illusion...

Regardant autour de moi, je décide de ne pas m'attarder. Je sais à peu près où devait se trouver la chambre de Drago. Montant à l'étage, j'ignore les enfilades de pièces vides jusqu'à trouver celle qui m'intéresse.

Elle donne plein Sud, et même si le Ministère l'a littéralement vidée de sa substance, elle baigne à l'heure actuelle dans une lumière chaude et dorée. Le papier peint est blanc, très sobre. Le parquet gris clair. On devine encore l'emplacement des meubles, là où leurs pieds ont marqué le plancher...

Qu'est-ce que je cherche exactement ?

Rien ne me dit que les journaux se trouvent dans cette chambre, mais si j'avais été à la place de Drago, c'est là que je les aurais cachés. Même si c'est un endroit prévisible, ça reste une cachette proche, et discrète si on sait bien la choisir...

Mais que reste-t-il ici ? Tous les meubles ont disparu, et la pièce n'a plus rien à voir avec celle que Drago a connu. Je persiste malgré tout et commence à sonder les lattes du parquet une par une. Je procède de même avec les murs, cherchant la moindre cavité, la moindre aspérité... Il n'y a rien. Rien, à part un minuscule détail. Une gravure, profondément incrustée dans le lambris de la porte qui mène à la salle de bain. Elle est tellement minuscule que je n'aurais jamais pu la remarquer si je n'avais pas passé chaque centimètre carré du mur au peigne fin...

Cette gravure, elle représente un lion.

Je recule, émerveillé malgré moi, et ignorant quoi en penser. Ça pourrait ne rien vouloir dire. Ça pourrait tout dire... Ça pourrait être une mention de moi, ou la mention des journaux... Ou rien de tout cela.

Saisissant à nouveau ma baguette, je tente de révéler une cache, un secret, un sortilège, mais rien ne se produit. Je caresse la gravure du bout des doigts... J'imagine sans peine un Drago Malefoy de quinze ans, se tenant là où je me tiens en ce moment, en train de graver ce lion... Qu'est-ce que cela voulait dire ? Toutes mes compétences d'Auror ne me permettent pas de le savoir...

De retour au centre de la pièce, je regarde autour de moi. Je sors dans le couloir et parcourt seul les salles silencieuses, poussiéreuses, remplies de toiles d'araignée. Il fait très froid dans le Manoir. La pierre exhale son haleine glacée, au plus fort de l'hiver. Le moindre de mes pas se répercute sur les voûtes en berceau, et j'ai l'impression qu'une armée de fantômes me suit à la trace...

Cette maison n'est pas chaleureuse. Quelques heures passées entre ses murs pourraient me convaincre d'en faire des cauchemars. Alors y vivre...

J'imagine le jeune Drago déambulant dans ces mêmes corridors. J'imagine Drago enfant, complètement seul à la merci de son père, sous le regard soumis de sa mère... Lui a vécu ici... Comment a-t-il pu survivre pendant tout ce temps ?

Je suis pris d'une soudaine inspiration lorsque, de retour à l'extérieur, je décide de m'enfoncer dans le parc. Je me rappelle avoir lu les rapports d'inquisition du Manoir Malefoy durant mes années d'études au Ministère. Je me rappelle de la mention d'une sorte de cimetière familial, quelque part à la lisière des bois...

J'enjambe les herbes mortes qui craquent sous le gel, et le cimetière se dresse devant moi. A défaut d'un cimetière, c'est plutôt un mausolée. Le mausolée de la famille Malefoy...

Une fois encore, les grilles ne sont pas fermées, et je pénètre à l'intérieur.

Ici aussi, il fait très froid. Deux rangées de cercueils de pierre se surplombent de part et d'autre de l'entrée. Au fond, une gigantesque statue de marbre représente la Mort, sous la forme d'un squelette vêtu de noir, égorgeant de sa main nue un Moldu pour en offrir le sang au nom des Malefoy...

J'ai trouvé la chambre noire. J'ai trouvé la crypte.

Au centre de la pièce, il y a un autel qui mesure peut-être un mètre sur un mètre. Cet autel est mal aligné avec le reste. En poussant, il n'est pas difficile de me rendre compte qu'il est amovible, et qu'il donne sur un ossuaire. Un minuscule espace deux mètres plus bas, jonchés d'ossements en désordre...

J'inspire à fond. J'ai peur de ce que je vais découvrir, mais j'ai besoin de le vivre...

Je saute au cœur de l'ossuaire et me recueille pesamment sur mes jambes. Les os réduits en poussière craquent sous l'impact dans un bruit immonde. Je regarde autour de moi. Il fait très sombre, et le noir doit être total une fois l'autel remis en place...

- Lumos, j'articule.

La lumière ne fait que me révéler les horreurs que je devine déjà. Des crânes et des corps desséchés partout. Une odeur de terre et de vieille mort. Et de minuscules traces de sang, là où un jeune garçon a tenté d'escalader les parois avec ses ongles...

Je n'y tiens plus. Je me recroqueville sur moi-même et éclate en sanglots. C'est plus violent, plus soudain, plus fort que tout ce que j'aurais jamais pu anticiper. Mais je suis saisi d'une telle compassion, d'une telle horreur et d'une telle injustice que tout cela me submerge d'un seul coup tout en même temps. J'entends à nouveau les lignes du journal. Je vois le petit garçon prostré et seul dans le noir au milieu des cadavres, ses blessures livrées aux rats...

Jamais je n'ai ressenti une haine aussi forte envers quelqu'un : Lucius Malefoy... Pas même envers Voldemort...

Toute ma colère cristallise la résolution en moi. Agrippant ma baguette, je quitte l'ossuaire et retourne au Ministère.

X

Mitch semble surpris de me revoir à une heure aussi avancée. Mais il ne fait aucune protestation :

- Je voudrais voir les photos du Manoir Malefoy prises pendant la saisie des biens, j'exige sans le moindre préambule.

- Toujours obsédé par cette affaire Malefoy, chef ?

- Je veux aider.

Mitch ne fait aucun commentaire, mais je peux lire ses pensées comme dans un livre : je n'ai pas le droit d'enquêter. Il revient néanmoins avec le dossier complet. Impatient, je fais défiler les photos. J'arrive enfin à celles concernant la chambre de Malefoy.

La pièce était déjà sobre à l'époque : un grand lit à baldaquin à la courtepointe gris-vert, un bureau en ébène et marqueterie fine, une commode et une grande bibliothèque. C'est la bibliothèque qui se trouvait à côté du signe gravé dans le lambris...

Je pointe la bibliothèque du doigt :

- Je voudrais la voir.

Mitch me reprend le dossier, consulte les photos et les fiches associées à chaque objet. Il finit par en extirper un numéro, puis un registre, qui décrète l'information suivante :

- Elle a été vendue.

Encore une fois, je tombe des nues :

- Quoi ?

- Elle a été vendue, répète Mitch en haussant les épaules. Il y a eu une grande vente aux enchères environ deux ans après la saisie des biens. Le Ministère n'avait pas la place de conserver tout ce fatras, alors mieux valait chercher à s'en faire de l'argent. La bibliothèque a été vendue avec le reste du mobilier de la chambre.

- Je peux savoir à qui ?

Mitch replonge dans le registre :

- Perséphone Arcadia, dit-il enfin. Une vieille folle de la haute.

- Sympathisante des Mangemorts ?

- Oh, non. Sympathisante des goûts de luxe et du mobilier hors de prix.

- Merci, Mitch. Tu as son adresse ?

Mitch me regarde d'un air désapprobateur :

- Dans quoi est-ce que vous êtes en train de vous fourrer, chef...

- Ne t'en fais pas pour moi. Dis-moi juste où je peux trouver cette Arcadia.

X

Perspéhone Arcadia est effectivement une vieille femme de la haute. Elle vit dans l'un des plus vieux quartiers de Londres, et aussi l'un des plus cotés. Lorsque je sonne à sa porte, je ne suis pas sûr de l'accueil qui me sera réservé.

- Oui ? ouvre une domestique qui ne doit pas avoir plus de vingt ans.

- Bonjour, j'ai écrit à Mme Arcadia au sujet d'une bibliothèque.

- Ah, oui, elle vous attend. Elle a dit que ça avait l'air assez urgent...

- C'est très gentil à elle de me recevoir.

Perséphone Arcadia m'attend dans le salon, debout malgré son grand âge, parée de multiples atours dignes du siècle dernier. Il est évident qu'elle cherche à m'impressionner, et moi, je fais tout pour lui plaire :

- Pardonnez-moi, madame, je commence. Je vous remercie d'avoir accepté de me recevoir si vite.

Moins d'un jour s'est écoulé depuis ma visite à Mitch, en vérité. Et je sens mon cœur battre dans ma poitrine... Parce que j'espère toucher au but. Si je ne détiens pas la solution aujourd'hui, j'ai peur de voir tous mes espoirs tomber au plus bas...

Parce que comme Drago avait faim de moi autrefois, j'ai faim de lui désormais. J'ai faim de découvrir ce qui lui est arrivé, et comment lui a vécu de l'intérieur tout ce que nous avons partagé... Seulement, la vie de Drago ressemble de plus en plus à une goutte d'encre qui se dilue dans l'océan, écartelée aux quatre vents, impossible à rassembler, impossible à saisir...

- La bibliothèque est par là, m'indique Perséphone en me conduisant dans une pièce annexe.

Et en effet, c'est bien elle. Le même ébène noir, la même marqueterie hors de prix...

- Avez-vous aussi acheté les livres ? je demande, plein d'espoir.

- Non, répond-elle aussitôt. J'avais déjà bien assez de livres comme ça. C'est pour ça qu'il me fallait une nouvelle bibliothèque.

- Son origine ne vous dérangeait pas ?

Elle hausse les épaules :

- Les Malefoy ont eu la chute qu'ils méritaient. Une fin fulgurante pour un destin fulgurant.

Je ne commente pas. A la place, je contemple le meuble, priant pour que Drago n'ait pas dissimulé ses journaux parmi les livres de sa bibliothèque. Car alors, je devrai éplucher le registre de Mitch ouvrage par ouvrage... Mais ça me parait trop simple.

Lentement, je me dirige vers le bord droit du meuble. Deuxième étagère, celle qui était directement mitoyenne du lambris. Avec délicatesse, je retire les livres, et je teste le fond du rayonnage, son socle, et enfin ses côtés. La paroi du meuble rend un son différent.

Triomphant, je pointe ma baguette jusque dans le recoin le plus obscur de l'étagère. Et là, je le vois, un minuscule lion gravé, parfait. Comme une invitation qui m'appelle, depuis toutes ces années...

Sans hésiter, je presse la gravure. Le panneau s'enfonce aussitôt. Je glisse ma main à l'intérieur, et je sens un, deux... Deux carnets. Deux journaux. Ça ne peut être que des journaux...

Remettant le panneau en place, je ne m'accorde qu'un bref coup d'œil pour vérifier devant Perséphone si j'ai bien trouvé ce que je cherchais : et oui, l'écriture de Malefoy s'étale au grand jour, élégante, parfaite...

Je prends congé de Perséphone sans plus m'attarder. Elle gardera de moi le souvenir d'un Auror un peu allumé peut-être... Mais je n'en ai rien à faire. J'ai la mémoire de Malefoy entre mes mains. Son esprit, ses pensées...

De retour chez moi, j'ouvre aussitôt le premier carnet à la première page :

« 5 août 1995.

Je n'arrête pas de lire des articles sur P. dans la presse, et c'est une torture. J'ai entendu Père raconter comment le Ministère a envoyé des Détraqueurs contre lui... Des Détraqueurs !! Dans quelques jours, il sera jugé... »

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A suivre ;D

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