Chapitre 31 : vers l'inconnu et au-delà.
Pour qu'on ne l'attrape pas, Thémis monta en haut du mât principal. Ça n'avait pas été facile : les échanges bestiaux, les empoignades violentes, les éclaboussures de sang la retardèrent. Elle fut soulagée que le Masque d'Acier ne se soit pas concentré sur elle, trop obnubilé par sa vendetta. La jeune femme savait pourtant que son protecteur avait peu de chances de s'en sortir.
Mais ses inquiétudes étaient tout autre. La peur guidait ses pas.
Protégeant ses ailes en les maintenant fermement collées à son dos, elle fonça tête baissée dans la mêlée. Elle s'aida des cordes et des plaines du bois pour monter au mât, le regard concentré sur la plateforme où se tenait la vigie avant que le combat ne commence. Plus rien ne comptait à part cette élévation qui lui permettrait de s'envoler loin du Pauline.
Ses fines membranes diaprées s'agitaient gaiement tandis que ses mains la hissaient toujours plus haut. Les chaines de ses fers brisés ballottaient d'un côté à l'autre de ses maigres bras, la gênant dans la montée. Tout à coup, on lui attrapa les chaînes menottées autour de ses chevilles, la surprenant.
— Saleté, redescends de là ! vociféra Gaspard.
— Tiens, je t'avais oublié toi, lui lança Thémis par-dessus l'épaule. J'aurai cru que tu abandonnerais le navire, lâche comme tu es.
Son frère la tira vers lui. Elle glissa de quelques centimètres. Un grognement traversa ses lèvres lorsqu'elle sut qu'elle ne réussirait jamais à monter si Gaspard continuait à exercer une pression si forte. Thémis se mordit la lèvre inférieure jusqu'à ce que ses yeux s'humidifient sous la douleur. Elle devait trouver une solution et vite.
— Tu ne t'échapperas pas !
— Ne vois-tu pas que l'aventure s'achève ici pour toi Gaspard ? Lâche-moi, cria-t-elle d'une voix aigüe.
— Peut-être, mais tu ne quitteras pas ce navire, je m'en assurerai ! Nous coulerons ensemble.
Les doigts plantés dans le mât pour éviter de tomber, Thémis souffrait affreusement. A cause de la pression exercée pour ne pas glisser vers le bas, ses ongles s'étaient soulevés, lui arrachant une grimace. Des copeaux dégringolèrent sur le rouquin.
— Maman et Roy ne te pardonneront jamais ! clama la jeune femme. Veux-tu vraiment vivre avec ma mort sur la conscience ? Avec ce poids, ce fardeau qu'ils te reprocheront chaque fois qu'ils te croiseront ?
Son frère éclata d'un rire féroce.
— Oh, Thémis, crois-tu vraiment que t'as présence ne sera pas rapidement oubliée ? Julia adoptera une autre orpheline pour te remplacer. Quant à Roy, il sera surchargé par le travail. Et ton souvenir s'effacera de sa mémoire avant même qu'il ne s'en rende compte.
A chaque phrase prononcée, le jeune homme tirait vers lui. Thémis en avait assez de supporter ses insultes et son mépris. Ses ailes battaient dans l'air, énervées. Elle devait se débarrasser de lui bien que cela semblait horrible à dire.
Elle sentit un liquide sirupeux envahir sa bouche, ses canines s'allongèrent. Elle n'eut pas le temps de penser à ce qu'elle faisait et aux conséquences de son acte. Son instinct de survie dictait sa conduite. La lumière qui les enveloppait tel un cocon de chaleur se vit sali par des trainées sombres.
Soudain, sa prise sur le mât se desserra. Prenant une profonde inspiration, elle tomba sur le dos de Gaspard et le mordit violemment à l'épaule. A travers cette morsure, Thémis déversa en lui la noirceur transmise par Caïn. Un poison qui la mangeait de l'intérieur, un poison mortel pour tout être humain. Les veines de son frère ressortaient sur sa peau, devant noires au passage du venin dans son organisme. Il hurla comme un dément, il hurla aussi fort que le vent durant une tornade.
Et au milieu de son supplice, il chuta, s'écrasant au sol dans un craquement d'os assourdissant. Les combattants s'immobilisèrent à ce bruit. En état de choc, Thémis regarda son corps inerte. On aurait dit une étoile de mer pourrissant sur un rocher. Son regard parcourut la foule jusqu'à tomber sur Desiderio. Elle le vit épée contre épée. Ou plutôt, Thémis distingua en plissant des yeux, une lame à la place de sa main gauche. Elle secoua la tête, décidant qu'il était l'heure de rentrer. Ne se préoccupant plus des autres, elle s'envola du Pauline.
~*~
Un sifflement la réveilla. Thémis émergea avec difficulté. Sa tête était lourde, ses cils collés par les pleurs. Elle était allongée sur son lit en brocart. Son corps la faisait atrocement souffrir et un renflement sous elle l'empêchait de se rendormir. Du bout des doigts, elle toucha un tissu simple et doux. Ses ailes. Thémis s'incorpora tant bien que mal. La fenêtre était ouverte, les rideaux battaient au vent. La journée était bien avancée. Elle avait pourtant l'impression qu'une fraction de seconde s'était écoulée depuis son rapt.
Elle était revenue exténuée du Pauline après avoir volé pendant des heures sur la mer. Les muscles de son dos la tiraient. Pour un premier vole, ça avait été épuisant. La porte de sa chambre s'ouvrit, laissant passer sa mère et son frère ainé. Julia était dans un état lamentable. Ses cheveux blonds décoiffés témoignaient d'une matinée agitée, ses mains tremblaient sous le coup de l'émotion.
— Où étais-tu ?
— Caïn m'a enlevé. Mais tout va bien maman, je suis revenue en vie.
— Oui, toi, tu es revenue, murmura Julia.
Une certaine rancœur était perceptible dans sa voix. Que se passait-il ? Face à son air désemparé, Roy s'accroupit, posant une main sur le genou de sa soeur. Il paraissait attristé.
— Ce matin, la police nous a rendu visite. Un dossier concernant le Couturier a été déposée anonymement à Scotland Yard. On a arrêté père. Le Mikado et le duc San Silvestre sont recherchés... Thémis, ton fiancé est un meurtrier.
Roy était prêt à faire face à sa réaction : la négation virulente, la colère, les cris, l'hystérie. Il aurait compris. Ce n'était pas tous les jours qu'on apprenait que son futur mari était un assassin. Que le seul homme qu'elle ait aimé serait pendu. Or, elle était très calme comme si.... comme si la jeune femme connaissait déjà la vérité.
— Ce n'est pas tout, dit-il doucement. Gaspard est mort.
Devant sa tendresse maladroite, Thémis craqua. De puissants et violents sanglots secouèrent sa frêle carcasse. Roy lui frotta le genou et lui passa son mouchoir, complètement démuni face aux larmes qui jaillissaient telle une cascade. Lady Julia s'approcha pour l'étreindre.
— Chut, ma chérie. Je sais que ce n'est pas ta faute, et je suis reconnaissante que tu sois saine et sauve. Je n'aurai pas supporter la perte de deux de mes enfants... Jamais nous n'aurons pu deviner que ton père et ton frère seraient si tentés par les ténèbres.
Thémis s'arracha des bras accueillants de sa mère et s'exclama :
— T-tu ne comprends pas ! J-je l'ai tué !
— Allons, que dis-tu ? Tu es bouleversée par ce qui est arrivé, rien de plus.
— Non, non ! Je l'ai tué ! Il ne voulait pas me laisser partir, il répétait sans cesse qu'il devait me sacrifier pour le bien des Barowmerry !
Ses pleurs empêchèrent ses interlocuteurs de distinguer correctement les mots. Mais ils en saisirent le sens. Julia recula doucement, pâle comme un linge. Roy ne dit rien, ne montra rien. Il resta à sa place, son pouce caressant sa rotule.
— Alors... alors je l'ai mordu. J'ai déversé en lui les ténèbres de Caïn, bégaya-t-elle. Il hurlait ! Il brûlait de l'intérieur ! C'était horrible... Son sang s'assombrit et il s'écrasa au sol.
— Chuut, ce n'est pas ta faute, susurra Roy. Tu n'as pas eu le choix.
Le comte appela sa mère en secours, mais lorsqu'il vit l'effroi dans son regard bleuté, il sut qu'il ne pouvait pas compter sur elle. Il lui fit signe de s'en aller. Elle devait digérer la nouvelle et retrouver sa lucidité. Quand la porte se ferma, Roy enlaça sa sœur. Les ailes de cette dernière recouvrir son dos. Il frissonna sous leur froideur.
— Je suis désolé, je ne t'ai pas protégé alors que je savais qu'ils préparaient quelque chose. Pardonne-moi Thémis, pardonne-moi.
Il la serra contre lui jusqu'à ce que ses sanglots tarissent. Lorsqu'elle lui demanda la permission de rester seule, il la lui donna. Lui avait un deuil à accomplir. Mais avant de quitter la chambre, il lui transmit une lettre sans propriétaire reçut le matin même. Cette dernière était accompagnée d'une fleur magnifique dont les branches très fines ressemblaient à des étoiles repliées sur elle-même. Thémis désirait plonger dans le sommeil, cependant, son instinct la poussa à ouvrir la mystérieuse lettre.
A la fin de sa lecture, Thémis prit délicatement le dahlia pour sentir son parfum. A travers la fenêtre, elle observa Londres bouillonner d'activités. Nulle chose la retenait en Angleterre. Elle devait partir pour se reconstruire, pour mettre de la distance entre le passé et le présent. Un jour, elle reviendrait... Elle en fit le serment.
Pour l'instant, une affaire importante l'attendait. Elle réservait une surprise à son cher tigreau qu'il ne risquait pas d'oublier. S'il savait ce qui l'attendait, il ne lui aurait jamais adressé cette lettre avant de s'enfuir... jamais.
~*~
Appuyé contre la rambarde du bateau de croisière, Desiderio se remémora sa dulcinée. Thémis... qui avait su dompter le tigre en lui. Thémis... dont il savourait le prénom comme le meilleur des vins. Il avait vu ses ailes éclore, de ses doigts pâles faire des miracles. Son papillon, son âme-soeur.
Il soupira, attirant l'attention de séduisantes dames. Se concertant du regard, elles marchèrent vers lui, déterminées. Leur éventail battait l'air avec coquetterie. Un si beau spécimen ne leur échappera pas ! Malheureusement pour elles, San Silvestre n'était plus ce genre d'homme.
Son tigre tournait en rond, impatient de retrouver sa femelle. Si forte mais si fragile, souffrant atrocement. Seule et perdue, éventuellement reniée par sa famille. Elle l'appelait, inconsciemment peut-être, mais son besoin de lui résonnait dans son âme. Il devait la rejoindre, la réconforter, lui susurrer des mots d'amour... Et comme le plus parfait des salauds, il lui avait envoyé une lettre.
Avec six petits mots : « J'ai gagné, la chasse est terminée ».
C'était faux, tous deux le savaient.
Il attendit sa réponse...
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