Chapitre 84

Ils sursautèrent brusquement en entendant cette voix familière.

Dans l'ombre des pins, la silhouette de Laurent se détacha et il vint sur le surplomb, à la lueur du jour couchant. D'une main, il maintenait fermement le cou de Lorik qui tentait vainement de se dégager de sa poigne. Le jeune garçon avait l'air terrorisé. Il supplia Carmen du regard lorsque leurs yeux se croisèrent et elle sentit son estomac se contracter douloureusement.

Laurent s'immobilisa à quelques centimètres du rebord de la falaise et un sourire triomphant se dessina sur ses lèvres :

- C'est gentil à toi de passer nous voir, Carmen. Commenta-t-il. Je commençais à me demander si tu avais compris mon message et que tu allais venir !

Sergueï poussa un juron entre ses dents et sortit le pistolet qu'il avait à sa ceinture pour le pointer sur la poitrine de Laurent. Mais ce dernier paraissait indifférent à cette menace. Toute son attention était focalisée sur Carmen, comme s'ils étaient seuls.

La jeune fille fit un pas dans sa direction.

- Lâche-le, Laurent.

Elle aurait tant voulu que sa voix soit plus ferme et autoritaire ! Malheureusement, seul un grognement rauque franchit ses lèvres.

- Et je suis censé t'obéir, Carmen ? Susurra-t-il. Je te rappelle que je suis toujours le Chef de la Famille du Sud, c'est donc moi qui donne les ordres.

- Tu n'as plus personne de qui te faire obéir, Laurent. Intervint Sergueï d'une voix dure. Tu n'as plus rien.

- A l'exception peut-être d'un moyen de pression. Répliqua Laurent, sans se défaire de son sourire.

Carmen fit encore un pas vers lui :

- Que souhaites-tu, Laurent ? Demanda-t-elle d'une voix blanche. Le vaccin ? Rends-toi, et il te sera donné. Les autres Familles savent faire preuve de clémence. Elles te le donneront à toi aussi, comme Elles l'ont donné à tous les prisonniers. Mais laisse partir Lorik. Il n'a rien à voir dans toute cette histoire. Ne l'entraine pas dans ta chute.

- Tu parles au sens propre ou figuré du terme ? Répliqua Laurent, implacable. Je trouve ça amusant que tu parles de chute, étant donné que nous sommes proches d'une falaise. As-tu peur que je balance ton petit protégé dans le vide ?

A ces mots, il se rapprocha d'avantage du rebord de la falaise en agrippant les boucles blondes de Lorik et ce dernier poussa un cri de douleur.

Le garçon tremblait de tous ses membres, terrorisé, des larmes s'étaient mises à couler sur ses joues et il jetait des coups d'œil paniqué vers le rebord de la falaise. D'une main, il tenait le poignet de Laurent qui le maintenait prisonnier, mais Carmen ne put dire si Lorik le faisait pour se dégager de sa poigne ou si c'était pour s'accrocher à lui, de peur que Laurent ne mette sa menace à exécution.

Carmen fit un nouveau pas vers Laurent, aussitôt imité par Sergueï. Mais le Chef de la Famille du Sud les arrêta d'une voix tranchante :

- Un pas de plus, et je le pousse en bas de la falaise.

Ils s'immobilisèrent, terrifiés et impuissants.

- Ne fais pas ça, Laurent. Supplia Carmen. Laisse-le partir ! A quoi cela servirait-il de le jeter dans le vide ? Ça ne t'apportera rien !

- Si, la vengeance. Contredit-il.

Il avait retrouvé son sourire moqueur et arrogant :

- Croyez-vous sincèrement que je vais me laisser capturer ? Croyez-vous que je vais accepter d'être traîné aux pieds de Nathaniel, Ysia et Renzo ? Croyez-vous que je vais accepter d'être jugé par des personnes qui n'ont aucun droit de vie ou de mort sur moi ? Croyez-vous que parce que vous avez gagné la bataille, je vais me terrer et fuir par crainte de représailles ? Non ! Ce n'est pas ainsi que je vois mon avenir.

Si je t'ai fait venir jusqu'à moi, ce n'est pas pour entendre tes supplications et tes propositions de reddition qui empestent l'hypocrisie, Carmen. Tu vas me donner le vaccin et me soigner de la maladie de l'Année Noire. Si tu refuses, il me suffira d'une pichenette pour que ce morveux fasse une chute mortelle. Mais comme tu es une fille intelligente, tu ne prendras pas ce risque.

Carmen le regarda un long moment, déchirée entre son envie de sauver Lorik et sa détermination de neutraliser Laurent définitivement.

- Si je te donne le vaccin, tu laisseras Lorik partir sain et sauf ? Demanda-t-elle.

- Je te le promets. Assura Laurent d'une voix de velours.

- Il me faut une garantie.

- Hélas ! Tu vas devoir te contenter de ma parole.

- Dans ce cas, je ne te crois pas. Je sais quel genre d'homme tu es, Laurent. Et je suis sûre que lorsque tu auras ce que tu veux, tu vas quand même tuer Lorik. Ce n'est qu'un enfant !

Laurent sourit d'un air mauvais.

- Est-ce ma faute s'il a choisi le mauvais camp ? Susurra-t-il méchamment. Son sort m'indiffère, comme m'indiffère le sort de tous les membres de la Famille du Sud. Seule ma propre survie m'importe. Et lorsque tu me donneras le vaccin, je vais revenir, plus puissant et implacable qu'avant et je vais soumettre les Quatre Familles les unes après les autres. Je détruirai toutes celles et ceux qui se dresseront sur mon chemin, je deviendrai le seul Chef de Famille de l'Ile sans le moindre partage et sans que quiconque n'ose se dresser contre moi.

- Moi, je vais oser me dresser contre toi, Laurent. Répliqua doucement une voix.

Tout le monde sursauta et tourna la tête vers le sentier. Carmen fut bouche-bée de découvrir Aël qui se tenait à l'embouchure du sentier, le visage grave rivé sur Laurent.

Ce dernier semblait tout aussi décontenancé que les autres de le voir là, mais il se ressaisit bien vite. Sa main se resserra sur les cheveux de Lorik qui poussa un nouveau gémissement de douleur.

- Aël. Salua-t-il simplement. Tu es là.

- En effet. Répliqua-t-il doucement. J'ai aperçu Carmen au loin qui filait sur ce sentier, j'ai décidé de la suivre et de la saluer.

En disant cela, il accorda un sourire bienveillant à la jeune fille qui lui sourit également, quoiqu'un peu plus crispée que lui.

Elle était stupéfaite et en même temps ravie de le revoir. L'homme qui avait veillé sur elle comme l'aurait fait un père lui avait manqué. Elle ne l'avait pas vu durant la bataille des Quatre Famille et elle avait cru un instant qu'il avait été tué. Mais elle était soulagée que ce ne soit pas le cas. Bien qu'elle sache ce qu'il avait fait à Santana, des années auparavant...

Et elle ne parvenait toujours pas à réaliser qu'il était un meurtrier...

« Toi aussi, tu es une meurtrière. » Répliqua la petite voix dans sa tête, acide. « Tu as le sang d'Aydan et de Samaël sur les mains. »

Laurent reprit d'une voix neutre :

- Je t'avoue que je ne m'attendais pas à te revoir, Aël...Tu as brillé par ton absence lors de la bataille.

Aël s'approcha de quelques pas et secoua la tête, le regard navré :

- J'ai estimé que cette bataille était inutile. Déclara-t-il. Je ne tenais pas à voir les membres de la Famille du Sud, des personnes que je considère comme mes enfants, tuer d'autres jeunes de leur âge ou se faire tuer.

Laurent éclata d'un rire ouvertement moqueur :

- C'est toi qui ose dire ça ? Ricana-t-il. Toi, qui as déjà ôté la vie de quelqu'un ? Toi, qui n'as pas hésité une seconde à pousser Santana du haut de la falaise ? Toi, Aël, tu te permets de me faire la morale ?

Aël baissa les épaules, abattu par les paroles cruelles de Laurent. Un voile de tristesse et de remords tomba sur son visage.

Mais lorsqu'il releva la tête, la détermination était revenue sur ses rides :

- Tu as raison, Laurent. Déclara-t-il d'un ton solennel. Je ne suis peut-être pas la personne la mieux placée pour te parler de morale et de justice. Et j'avoue que j'ai commis des erreurs. Des erreurs impardonnables, innommables, qui ont eu des conséquences tragiques sur tout le monde.

Il croisa à nouveau le regard de Carmen et cette fois, ce fut un sourire douloureux qu'il lui fit.

- Mais ce n'est rien comparé à ce que toi, tu as fait, Laurent. Poursuivit-il en reportant son attention sur le Chef de la Famille du Sud. J'ai commis un meurtre, certes. Et par crainte, par honte, par déni, j'ai accepté ton marché et je t'ai laissé à la tête de la Famille du Sud. Ce que je n'aurais jamais dû faire. Il n'y a pas que la mort de Santana qui pèse sur ma conscience, Laurent, mais aussi celles des vingt-et-un premiers membres de la Famille du Sud et aussi celles de tous ceux qui sont morts dans la bataille. En t'accordant la place de Chef de Famille, j'ai laissé libre court à ta soif de haine et de sang. Au fil des ans, tu es devenu un animal aussi froid et sanguinaire que Samaël et Adonis. Par ma faute. Et c'est sans doute ça, qui me pèse le plus sur ma conscience.

- Comme c'est touchant ! Railla Laurent sans la moindre compassion. Une telle confession m'arracherait presque une larme ! J'en suis attendrit. Mais que m'importe tes remords, Aël ! Ce n'est pas pour autant que je vais laisser ce morveux partir !

- Ta soif de vengeance t'aveugle, Laurent. Répliqua Aël d'un ton calme.

Il fit un pas dans sa direction et regarda le rebord de la falaise. Il poussa un long soupir :

- C'est ici que tout a commencé. Murmura-t-il. Il est donc normal que ce soit ici, également, que tout se termine, n'est-ce pas ?

- Qu'est-ce que ça veut dire ? Gronda Laurent, soudain agressif. Qu'est-ce que tu comptes faire, Aël ?

- Je vais mettre un terme à ton règne de terreur, Laurent. Par un dernier acte insensé.

Il se jeta alors sur Laurent. Ce dernier repoussa violemment Lorik pour mieux se battre. Le jeune garçon trébucha en poussant un cri et perdit l'équilibre.

- NON ! Hurla Carmen en se précipitant.

Mais Sergueï fut plus rapide qu'elle. Il bondit sur Lorik qui glissa dans le vide et lui attrapa le poignet avant qu'il ne fasse une chute mortelle. Lorik se retrouva alors suspendu dans le vide, les jambes remuant l'air inutilement, ses épaules raclant le rebord de la falaise, son poignet prisonnier de la main de Sergueï qui était à plat ventre sur la roche, ne le lâchant pas.

- Arrête de gigoter, petit ! Intima-t-il, le souffle court.

Lorik obéit aussitôt et cessa de bouger. Lentement, Sergueï le hissa sur le rebord, centimètre après centimètre. Carmen bondit vers eux en évitant Aël aux prises de Laurent et s'accroupit aux côtés de Sergueï. Sans hésiter, elle se pencha vers le vide et tendit sa main à Lorik.

- Attrape ma main, petit frère ! S'écria-t-elle.

Le jeune garçon balança alors son autre bras et ses doigts se refermèrent sur ceux de Carmen.

Sergueï et elle combinèrent leurs forces et après quelques secondes éprouvantes, ils tirèrent Lorik sur le rebord, en sécurité. Le jeune garçon se jeta dans les bras de Carmen en sanglotant sous le coup de l'émotion. Elle lui caressa les cheveux avec douceur pour le rassurer en le maintenant précieusement contre elle.

- J'ai...J'ai eu...tellement...peur...Balbutia Lorik entre deux larmes.

- Moi aussi, petit frère. Chuchota-t-elle. Mais tu es hors de danger à présent, tout va bien...

A côté d'elle, Sergueï se redressa en reprenant son souffle.

- Vivement qu'on ait « définitivement » gagné cette bataille. Grogna-t-il. Je commence à en avoir marre de jouer les héros pour tes beaux yeux, Carmen !

Elle réprima un éclat de rire et se redressa, Lorik toujours blottit contre elle. Elle recula de quelques pas, imité par Sergueï, loin d'Aël et de Laurent qui se débattaient toujours l'un contre l'autre.

Les deux hommes avaient des prises si serrées sur l'autre qu'il était impossible de distinguer leurs mains. Incapable de donner un coup de poing pour se défaire de l'emprise d'Aël, Laurent lui donna un coup de genou qui l'atteignit dans la cuisse, Ce dernier grogna de douleur en trébuchant légèrement mais il ne lâcha pas son adversaire. En guise de représailles, il lui donna un coup de tête et son front heurta le nez de Laurent qui se mit à saigner abondamment. Laurent poussa un cri de rage et poussa violemment Aël.

Les événements s'enchaînèrent si vite que Carmen cru les voir au ralenti. Elle poussa un hurlement, comme pour les avertir du danger, ou comme si elle savait déjà ce qui allait se passer. Le pied d'Aël buta contre une pierre et il perdit l'équilibre. Il chuta sur le dos, entraînant Laurent dans sa course, ils roulèrent sur le sol et tous deux disparurent dans le vide.

- AEL ! Hurla Carmen.

Elle repoussa Lorik et se précipita vers le rebord de la falaise. Lorsqu'elle regarda en contre-bas, elle ne put distinguer que deux cercles d'écumes blanches qui furent aussitôt avalées par des vagues sombres qui se fracassèrent contre les rochers de la falaise, trente mètres plus bas. Elle eut beau attendre et regarder de tous côtés, ni Aël, ni Laurent ne réapparurent.

Les deux hommes avaient disparus, engloutis par l'océan.


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