Chapitre 79

Avec beaucoup de prudence, ils retournèrent vers la place, guettant les bruits qui en provenait. Carmen était tendue et appréhendait ce qu'elle allait y découvrir. Plus elle s'approchait, plus elle constatait les bruits qui provenaient de la bataille. Il n'y avait plus de cris, plus de coups de feu.

Ne sachant pas si c'était la Famille du Nord ou Celle du Sud qui avait remporté la bataille, ils se cachèrent sous l'arcade d'une maison pour mieux observer sans être vus. Au loin, Carmen aperçut des hommes et des femmes qui faisaient des allées et venues d'un pas précipité ou en courant, mais elle ne parvenait pas à dire si elle les connaissait ou non. Au loin, leurs silhouettes lui paraissaient inconnues.

- Tu crois qu'on peut y aller sans risque ? Demanda-t-elle timidement à Sergueï.

Le jeune homme ne répondit pas tout de suite. Il observa la place et les mouvements des personnes avec attention, réfléchissant à toute vitesse.

- Reste là, je vais aller voir. Ordonna-t-il.

Avant qu'elle n'ait pu protester, il quitta l'abri obscur de l'arcade pour se diriger vers la place, en frôlant les murs. Il regarda de tous côtés avant de se redresser. Puis, il lui fit signe de le rejoindre.

- Nous ne craignons plus rien. Sourit-il lorsqu'elle arriva à sa hauteur.

Elle arqua un sourcil et jeta un coup d'œil à l'angle du mur pour voir ce qu'il se passait sur la place. Elle se figea, interloquée.

La place principale de la Famille du Nord gardait de nombreuses traces de la bataille qui s'était déroulée en ce lieu. Des impacts de balles avaient creusés des trous dans les murs des maisons environnantes, des vitres avaient été brisées et des éclats de verre étaient répandus un peu partout. Des pavés avaient été décollés, d'autres étaient tâchés de sang et de suie. Le feu brûlait toujours en son centre, mais les flammes étaient moins hautes et de nombreuses bûches enflammées étaient éparpillées tout autour, probablement à cause de l'explosion produite par Sergueï et Emilio.

Il n'y avait plus de mêlée générale, plus personne pour se battre. Et pourtant, la place bouillonnait d'activités comme une ruche. Des hommes et des femmes marchaient d'un pas vif d'un point à l'autre, de groupe en groupe, transmettant des informations ou des ordres, le visage grave.

Carmen avait beau les observer, elle ne reconnaissait aucun d'entre eux.

- Qu'est-ce qu'il se passe ? S'étonna-t-elle en lançant à Sergueï un regard perplexe.

- Il semblerait que la Famille de l'Ouest et la Famille de l'Est ont pris le contrôle de la situation. Répondit-il. Je crois reconnaître Renzo, là-bas...

D'un geste du menton, il désigna un homme grand et mince qui se tenait près du feu et qui lançait des ordres ou des recommandations à celles et ceux qu'il interpelait d'une voix autoritaire. L'homme devait avoir le même âge que Nathaniel ou Aël, malgré ses cheveux d'un noir profond et son visage sans rides.

Le regard de ce dernier les frôla distraitement avant de revenir sur eux, surpris. Il les regarda pendant quelques secondes, les sourcils froncés, avant de leur faire un signe de main pour les inciter à s'approcher.

Sergueï enroula ses doigts autour de ceux de Carmen et il l'entraîna à travers la foule pour arriver jusqu'à la hauteur de Renzo, sans que personne ne fasse vraiment attention à eux. Ils eurent droit à quelques coups d'œil curieux ou méfiant, mais personne ne leur adressa la parole ou leur barra le passage.

- Vous êtes de Quelle Famille ? Demanda l'homme d'un ton impérieux, sans se perdre en mondanités.

- Nous sommes de la Famille du Nord. Répondit Sergueï en resserrant ses doigts sur ceux de Carmen.

- Qu'est-ce qui me le prouve ? Répliqua-t-il froidement.

Pour toute réponse, Sergueï lui tourna le dos et souleva son t-shirt qu'en haut de ses omoplates, dévoilant l'immense croix celtique qu'il arborait en tatouage.

L'homme parut soulagé. Carmen le vit se détendre, mais elle resta sur ses gardes.

Elle ne l'aimait pas. Il y avait quelque chose qui lui déplaisait en lui, sans qu'elle ne sache vraiment de quoi il s'agissait.

- Tu ne serais pas le fils de Nathaniel, par hasard ? Reprit Renzo en observant Sergueï de la tête aux pieds. Tu lui ressemble beaucoup...

- Il paraît. Rétorqua le jeune homme, amer.

- Et elle, c'est ta compagne ? Demanda-t-il en se tournant cette fois-ci vers Carmen.

La jeune fille sursauta lorsqu'elle entendit ce terme mais Sergueï le détrompa :

- Nous ne nous sommes pas encore unis.

Renzo balaya sa remarque d'un signe de main impatient :

- Vous aurez bien assez de temps après ce gâchis pour ça ! On a d'autres affaires plus urgentes à régler pour le moment.

- Qu'est-ce qui s'est passé ? Demanda Carmen en jetant un coup d'œil circulaire à la place.

Elle venait de remarquer que la plupart des membres de la Famille du Sud avaient été rassemblés, au même endroit qu'ils avaient fait prisonniers la Famille du Nord. Tous étaient désarmés et surveillés par d'autres personnes, probablement des membres de la Famille de l'Ouest et de l'Est.

Renzo haussa les épaules :

- Nous avons gagné la bataille. Répondit-il simplement. Tous les membres de la Famille du Sud se sont rendus ou ont été capturés. Bon, il y en a bien un ou deux qui ont passé l'arme à gauche, mais l'important, c'est que nous ayons réussis à limiter les dégâts dans notre propre camp.

Carmen le regarda d'un air ahuri. Était-il sérieux ? Il parlait des morts comme si ce n'était qu'un détail insignifiant, comme si celles et ceux qui avaient suivis Laurent méritaient ce sort, comme s'ils étaient indignes d'être traités avec égard.

Mais elle se garda de le lui faire remarquer, même si l'impression qu'elle avait du Chef de la Famille de l'Ouest s'en retrouvait confirmée.

Elle ne l'aimait pas.

- Où sont les membres de la Famille du Nord ? Demanda Sergueï en regardant autour de lui.

- Nous les avons évacués à l'infirmerie de votre quartier général. Répondit-il. Beaucoup sont dans un sale état, mais ils vont s'en sortir. Ils ont été secoués. Certains nous ont proposé leur aide, mais on leur a demandé de se reposer. Nathaniel est inconscient, nos infirmiers s'occupent de lui en ce moment même.

- Et Ariane ? Demanda Carmen, inquiète. Une jeune fille blonde...Laurent lui a injecté une forte dose de cytarabine...Comment va-t-elle ?

- Elle a été prise en charge. Mais j'ignore dans quel état elle se trouve actuellement, j'avais d'autres choses à gérer que les blessés...

Dans son dos, des cris retentirent et elle se retourna pour voir ce qu'il se passait ; les vainqueurs de la bataille avaient décidés de déplacer leurs prisonniers. Quelques membres de la Famille du Sud protestèrent mais ils furent vite réduits au silence d'un coup de poing dans l'estomac ou d'un ordre sec. Solidement encadrés, ils formèrent une colonne qui se mit en marche et quitta la place sous les regards hostiles des membres de la Famille de l'Est et de l'Ouest.

- Qu'est-ce que vous allez faire d'eux ? Demanda Carmen en tordant le cou pour mieux apercevoir les prisonniers.

Renzo haussa les épaules, indifférent :

- Pour le moment, rien. Ils vont être enfermés dans les cellules et nous jugerons de leur sort plus tard. Ysia est occupée à partager les tâches et Nathaniel est toujours dans les vapes. On discutera lorsque tout le monde sera là.

- Et Laurent ? Murmura Carmen. Il ne fait pas partie des prisonniers...

Cette fois, Renzo se rembrunit :

- En effet. Il n'a pas été capturé. Ni même tué. Il s'est volatilisé en abandonnant sa Famille. Quel lâche ! Cracha-t-il. Mais nous finirons par le retrouver. Une battue va être organisée dans la ville et ses alentours pour le retrouver. Et une fois que nous lui aurons mis la main dessus, il sera jugé pour ses crimes. Il regrettera amèrement de s'en être pris à nous.

Carmen eu envie de lui rétorquer que, techniquement, la Famille du Sud ne s'en était pas prise à la Famille de l'Est et de l'Ouest, mais une fois de plus, elle se tut. L'heure n'était pas au débat diplomatique et elle n'avait pas la patience et la force de s'en prendre à qui que ce soit, verbalement ou physiquement.

Elle avait envie de prendre une douche et de dormir.

- Est-ce que vous avez eu des nouvelles de Beniamino ? Demanda Sergueï. C'est notre infirmier, nous l'avons laissé à l'infirmerie de la Famille du Sud.

Renzo le dévisagea avec stupeur, les sourcils froncés.

- Qu'est-ce qu'il fiche là-bas ? Demanda-t-il d'un ton soupçonneux.

- Il est en train de confectionner un vaccin contre la maladie de l'Année Noire. Répondit Sergueï.

- Quoi ? S'écria le Chef de la Famille de l'Ouest, ahurit.

- C'est une longue histoire. Soupira Sergueï. Mais dans les grandes lignes...

Il lui relata en quelques mots toute l'histoire. Au fur et à mesure de ses mots, l'expression de Renzo se durcit. Il y eu même un éclat de colère dans ses yeux lorsque Sergueï mentionna que Carmen faisait auparavant partie de la Famille du Sud, mais il n'interrompit pas une seul fois le jeune homme.

- Alors comme ça, tu faisais partie de la Famille du Sud ? Commenta-t-il en se tournant vers Carmen. Et tu es la donneuse saine qui nous sauvera tous ? Voilà qui est ironique, quand on sait que rien de bon ne peut sortir de cette Famille...

- Je n'ai aucun compte à rendre. Rétorqua-t-elle froidement. Et j'ai depuis lors prouvé ma loyauté envers la Famille du Nord. J'ai subi autant d'épreuves que toi, si ce n'est plus. Je n'ai pas de leçon à recevoir de toi.

Renzo ouvrit la bouche pour répliquer, furieux, mais Sergueï intervint avant que le ton ne monte entre eux :

- Nathaniel pourra parler en sa faveur. Elle est des nôtres, Renzo.

- Nathaniel est encore aux mains de mes infirmiers. Rétorqua-t-il d'un ton buté. Et tant que je n'ai pas entendu de sa bouche que ta fiancée fait bien partie de la Famille du Nord, elle restera une menace potentielle. Et elle devra rester sous surveillance.

- Tu ne vas quand même pas l'enfermer ! S'insurgea Sergueï. Tous les membres de la Famille du Sud la considèrent comme une traîtresse ! Si tu l'emprisonne avec eux, ils vont la lyncher !

Renzo le considéra en silence pendant quelques secondes.

- Dans le doute, je vais accepter de l'enfermer dans une cellule à part. Déclara-t-il finalement. Et si ce que vous affirmez est vrai, alors elle ne restera pas longtemps prisonnière.

Il appela deux de ces hommes qui passaient non loin d'eux et leur expliqua rapidement la situation. Ils ne posèrent pas la moindre question et s'activèrent aussitôt :

- Tes mains, je te prie. Ordonna l'un d'eux d'un ton ferme mais poli.

Carmen poussa un soupir résigné et tendit ses poignets pour qu'il puisse les lier solidement avec une corde. Elle croisa le regard de Sergueï et tenta un sourire courageux :

- Ne t'inquiète pas. Murmura-t-elle. Je serai vite sortie...

- A condition que Nathaniel se réveille vite. Contredit-il. Et ça peut prendre des jours !

La jeune fille ne sut que répondre. Elle se laissa entraîner par les deux hommes qui la poussèrent en direction des cellules du quartier général de la Famille du Nord. Elle jeta un dernier coup d'œil en arrière et croisa le regard impuissant de Sergueï. Elle lui sourit à nouveau, comme pour le rassurer, avant de quitter la place.

Ils savaient où ils allaient. Ils la conduisirent directement au sous-sol de la maison, dans le long couloir bordés de cellules closes. Derrières les portes métalliques, Carmen pouvaient entendre des gémissements et des jurons, sans doute les prisonniers de la Famille du Sud.

- Est-ce que vous allez soigner leurs blessés ? Demanda-t-elle.

L'homme à sa droite émit un léger souffle méprisant, visiblement aussi indifférent au sort des prisonniers que Renzo.

Ils la conduisirent jusqu'à la dernière porte, la poussèrent à l'intérieur, lui délièrent les mains et refermèrent le battant derrière elle.

Carmen avait l'impression de retomber dans un mauvais rêve. Elle se revoyait, ouvrant péniblement les yeux, découvrant l'endroit dans lequel les membres de la Famille du Nord l'avaient enfermée après qu'elle se soit fait capturer.

Elle traversa la pièce minuscule et s'assit sur le matelas posé à même le sol.

Elle fixa le mur en face d'elle pendant quelques secondes avant d'ôter délicatement le pansement taché de sang qu'elle avait à l'épaule. La plaie du couteau d'Aydan était rouge vif et boursouflée. De la croute avait commencé à se former par endroits. Elle la tiraillait mais elle n'était plus aussi douloureuse qu'avant.

Elle allait devoir demander à Beniamino de l'ausculter.

Une nouvelle fois.

Elle déchira à nouveau son débardeur pour avoir une bande de tissu qu'elle appliqua soigneusement sur sa blessure. Puis, elle appuya son dos contre le mur derrière elle et regarda le plafond sans le voir.

Son cerveau bouillonnait. Elle était agacée qu'on remette sa parole en doute, qu'on la soupçonne encore, alors qu'elle avait prouvé qu'elle était dans le camp de Nathaniel et qu'elle avait définitivement tourné le dos à Laurent. Et elle espérait que Nathaniel revienne vite à lui pour appuyer ses dires.

Elle n'avait pas envie de croupir dans cette cellule jusqu'à la fin de ses jours.

« De toute manière, si les membres de la Famille de l'Ouest et l'Est décidaient de faire justice eux-mêmes, la fin de mes jours risque d'arriver bien plus vite que je ne le croie. » Songea-t-elle amèrement.

Elle ne doutait pas une seconde qu'ils étaient capables de la tuer d'une manière arbitraire, simplement pour faire un exemple. Et rien ne pourrait les arrêter. Sergueï tenterait de s'interposer, bien sûr. Tout comme Emilio et Beniamino. Mais ce serait au risque de passer eux aussi pour des traîtres. Et Renzo n'allait pas se laisser impressionner.

Elle aurait dû se douter que si Renzo et Ysia s'étaient mêlés à la bataille contre la Famille du Sud, c'était pour régler leurs comptes avec Elle. Ils allaient se déchaîner contre Ses membres, les punir sévèrement. La Famille du Sud allait chèrement payer leur loyauté envers Laurent.

Laurent...

Où était-il, à présent ? Avait-il fuit la ville ? S'était-il caché dans l'une des maisons de la ville ou dans la montagne pour ruminer sa vengeance ? Car Elle le savait, le Chef de la Famille du Sud n'allait pas abandonner la partie comme ça. Même si le sort de ses membres l'indifférait, il allait revenir. Il voulait le vaccin pour guérir. Il en avait besoin.

De l'autre côté du mur, elle entendit faiblement une plainte provenir de la cellule à côté de la sienne. Malgré elle, elle compatissait au sort des autres prisonniers. Même si Carmen ne se sentait plus comme faisant partie de la Famille du Sud, tout comme cette Dernière ne la considérait plus comme faisant partie de l'une de Ses membres. Elle avait trahit Laurent et, par conséquent, tous celles et ceux qui le suivaient. Et les événements se sont enchaînés si rapidement qu'elle n'avait pas pensé à demander à Nathaniel si elle pouvait arborer le tatouage de la Famille du Nord sur sa peau.

Subitement, elle se sentit abandonnée dans un « no man's land », comme perdue sur sa route.

Elle se prit la tête entre les mains. Elle commençait à avoir la migraine. Elle devait arrêter de réfléchir. Elle avait passé une longue journée qui l'avait éprouvée, physiquement et mentalement. Et le matelas semblait si moelleux tout d'un coup...

Elle s'allongea et le sommeil vint la trouver presque aussitôt.


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