Chapitre 78
La détonation retentit et se répercuta dans toute la ruelle. Carmen fut projetée en arrière sous l'effet du recul et elle poussa un cri de douleur sous le choc. Elle avait l'impression que son épaule avait été déboitée. Son dos heurta le mur de la maison derrière elle et elle grimaça.
Sous la force de l'impact, Samaël cambra le dos et poussa un grognement de douleur. Surprit, il relâcha son étreinte et Sergueï en profita pour se dégager et le repousser. Le mercenaire se redressa en titubant, la démarche mal assurée, comme s'il était ivre. La peau de son dos nu était aussi gravement brûlée que son torse. Un filet de sang s'écoulait de l'impact de la balle que Carmen avait logée juste en-dessous de son omoplate, traçant un sillon écarlate sur sa peau calcinée, brunâtre et à vif.
Samaël tourna la tête dans sa direction et son œil valide croisa son regard. Ses lèvres esquissèrent un rictus haineux et il fit un pas vers elle, se désintéressant complètement de Sergueï qui tentait encore de reprendre son souffle, la respiration difficile.
- Tu vises mal, sale petite garce. Cracha-t-il d'une voix sourde. C'est pas dans le dos que tu aurais dû viser...
Carmen sentit son souffle se couper, ses muscles se raidir et un filet de sueur couler le long de sa colonne vertébrale. Elle n'avait jamais eu autant peur de quelqu'un et Samaël offrait l'une des pires visions d'horreur qu'elle eut vu de sa vie.
Elle en aurait des cauchemars jusqu'à sa mort.
Elle rassembla le peu de courage et de force qu'il lui restait et braqua à nouveau le fusil sur lui :
- La prochaine t'atteindra à la tête. Répliqua-t-elle d'une voix tremblante.
Le mercenaire éclata d'un rire froid :
- Ça m'étonnerait ! C'est son arme, non ? Lança-t-il d'un air méprisant en désignant Sergueï d'un signe de tête. J'ai compté les balles. Le chargeur est vide.
Carmen fronça les sourcils, soudain prise d'un doute. Avait-il raison ?
Elle le visa à nouveau et appuya sur la gâchette. Entre ses mains, l'arme n'émit qu'un faible cliquetis métallique, signe qu'il n'y avait effectivement plus de balles dans le chargeur.
Samaël avait bien compté les coups de feu qui avaient été tirés.
Elle était sans défense face à lui.
Le mercenaire émit un ricanement satisfait et malgré sa blessure dans le dos, il bondit sur elle. Instinctivement, elle fit un large mouvement de bras et la crosse du fusil atteignit Samaël à la joue. Il poussa un grognement et porta une main à son visage, tentant de l'agripper avec l'autre. Mais Carmen fit un bond de côté pour lui échapper et son regard se posa sur le fusil de chasse qu'elle avait arraché à Kylian, sur les pavés, à quelques mètres d'elle. Le seul qui possédait encore des balles dans le chargeur. Si elle parvenait à l'atteindre...
Elle courut d'un pas trébuchant vers l'arme. Dans son dos, les pas lourds de Samaël retentirent sur les pavés, lui indiquant qu'il s'était lancé à sa poursuite. Il se rapprochait même dangereusement.
Tout se déroula en quelques secondes : Carmen plongea ventre à terre sur son arme, Samaël fit un bond pour l'atteindre, elle se retourna brusquement sur le dos et tira. Cette fois, le mercenaire fut touché au visage, en plein vol. La balle lui perfora son œil valide, traversa sa boîte crânienne de part en part en explosant son cerveau et termina sa course dans le mur d'une maison proche. Il y eu une gerbe de sang qui éclaboussa Carmen. Samaël s'effondra à quelques centimètres d'elle et ne bougea plus.
Le dernier des deux mercenaires était mort avant même d'avoir touché le sol.
Un lourd silence tomba brusquement dans la ruelle. Carmen n'entendit plus les cris et les coups de feu qui provenaient de la place du quartier général de la Famille du Nord. Elle regarda longuement le corps sans vie de Samaël, le fusil tremblant entre ses mains.
Une ombre la surplomba soudain mais elle ne leva pas la tête. Doucement, Sergueï s'accroupit à sa hauteur :
- Carmen...Appela-t-il de sa voix feutrée.
Elle ne lui jeta qu'un faible regard avant de le reporter à nouveau sur l'homme qu'elle avait abattu.
- C'est fini, ma belle...Poursuivit-il dans un murmure. Tu peux baisser ton arme...
- Je l'ai tué...Murmura-t-elle d'une voix rauque. Bon Dieu...Je l'ai vraiment fait...Samaël est...
Sergueï se pencha sur le corps et posa deux doigts sur sa carotide. Après quelques secondes, il se redressa :
- Oui, il est mort. Confirma-t-il.
Carmen prit une grande inspiration. Elle ne savait pas si elle devait être soulagée ou horrifiée. Elle avait de nouveau tué quelqu'un. C'était un mercenaire, un psychopathe, un chien enragé et assoiffé de sang. Il l'avait torturée, l'avait fait souffrir, comme il avait fait souffrir Beniamino avec l'aide d'Adonis. Il avait failli la prendre de force, il avait failli la tuer, failli tuer Sergueï...Cette fois-ci, elle aurait dû être contente qu'il soit mort. Ce n'était pas comme avec Aydan, où elle avait agis par instinct de survie. Non. Cette fois, elle avait vraiment voulu la mort d'un homme. Et elle avait réussi.
Elle aurait dû ressentir de la joie à la nouvelle que Samaël ne pourra plus jamais la tourmenter. Mais elle sut que ce n'était qu'une illusion ; l'ombre du mercenaire allait la poursuivre dans ses cauchemars jusqu'à la fin de ses jours.
Et l'idée qui tournait en boucle dans sa tête ne l'aidait pas à se réjouir.
Elle était une meurtrière.
- J'ai...les mains couvertes de sang. Murmura-t-elle d'une voix tremblante.
- Il n'y a pas que tes mains qui sont couvertes de sang. Commenta Sergueï.
Sa voix était redevenue moqueuse. Et cela l'aida à retrouver des esprits clairs.
Elle poussa un soupir exaspéré :
- Je dis ça au sens figuré du terme ! S'exaspéra-t-elle.
- Ah, ça ! S'exclama-t-il d'un ton neutre. Tu n'as aucune raison de culpabiliser, tu sais. Samaël était un tueur que la souffrance qu'il infligeait à ses victimes amusait. Tu as fait ce qu'il fallait. Les mercenaires de Laurent ne sont plus. De toute manière, tu n'es pas la seule avoir les mains couvertes de sang. Ajouta-t-il en venant s'assoir à côté d'elle. Nous avons tous tué quelqu'un, aujourd'hui. Ou du moins, nous sommes responsables de la mort d'une personne.
- Oui...sûrement...Marmonna-t-elle, légèrement rassurée. Et toi ? Comment tu te sens ? Demanda-t-elle brusquement, inquiète.
- Oh, tu as eu peur pour ton héros ? Lança-t-il moqueusement.
- Bien sûr que j'ai eu peur ! Répliqua-t-elle, le visage grave. J'ai eu peur pour toi quand Samaël t'as frappé à la nuque ! J'ai eu peur aussi quand il t'a donné un coup de pied dans les côtes ! Et aussi quand...
Sergueï lui plaqua une main sur la bouche pour l'empêcher de parler :
- Si tu ne me laisse pas le temps d'en placer une, je vais pas pouvoir te répondre, ma belle. Répliqua-t-il. Je vais bien. Je crois que j'ai une côte cassée et le poignet foulé mais le reste de ma carcasse ne s'en sort pas trop mal, sans vouloir me vanter ! Ce ne sont que quelques égratignures.
- Tu es sûr ?
- Oui. Affirma-t-il avec patience. Je vais m'en tirer.
Il laissa couler quelques secondes avant de poursuivre :
- Mais je ne te cache pas que ce sera long. Et douloureux. On va devoir penser nos blessures, on va devoir reconstruire la ville, on va devoir pleurer nos morts et soigner nos blessés. On va devoir se réorganiser et rediscuter de la question de la survie des Quatre Famille. On va devoir juger les membres de la Famille du Sud, même si j'estime que nous n'avons aucun droit pour ça. On va devoir assumer nos actes. On va devoir affronter les cauchemars qui nous assailliront toutes les nuits. On va devoir accorder notre confiance à des personnes à qui nous ne souhaitons pas forcément l'accorder. On va devoir se soutenir. Nous venons de poser un pas sur un long chemin sinueux dont nous ne connaissons pas l'issue.
Ce ne sera pas toujours évident. Il y aura peut-être des moments de rire, et également des moments où nous aurons envie de pleurer. Des moments où nous aurons envie d'être seul, et d'autre où nous ressentirons le besoin d'être entouré. Des moments où nous aurons envie de hurler notre colère, et d'autres où nous nous laisserons amadouer par un peu de tendresse.
Carmen resta silencieuse de longues secondes, émue par ses paroles.
- Tu le pense vraiment ? Chuchota-t-elle.
- Tu me fais confiance ? Demanda-t-il en haussant un sourcil d'un air interrogateur.
- Evidemment, idiot ! Répliqua-t-elle.
Il sourit et passa un bras autour de ses épaules pour l'attirer contre son torse. Carmen ferma les yeux et se laissa aller, écoutant le cœur du jeune homme battre d'une manière lente et régulière comme le roulement des vagues. Elle se sentit tout de suite plus apaisée.
- Au fait ; j'ai rêvé ou tu viens de me traiter d'idiot ? S'exclama-t-il soudain d'une voix faussement offensée.
Carmen réprima un éclat de rire :
- Moi ? Fit-elle innocemment. Tu as sûrement mal compris, mon chéri.
- Parce que maintenant je suis « ton » chéri ? Répliqua-t-il en accentuant le mot.
- Tout comme moi je suis bien « ta » belle, non ? L'imita-t-elle.
- Je trouve que notre relation évolue bien trop vite. Commenta-t-il, narquois.
- Tout à fait d'accord. Approuva-t-elle. Il va de soi que je ne suis pas amoureuse de toi.
- Fort heureusement.
Leurs lèvres frémirent et ils ne purent retenir bien longtemps le fou-rire qui les secoua pendant plusieurs minutes.
- Nous sommes bêtes. Constata Carmen.
Il lui sourit avec complicité.
- Tant mieux. Sinon, qu'est-ce qu'on s'emmerderait !
Elle hocha la tête et releva la tête vers le ciel.
- Tu crois que les autres vont bien ? Demanda-t-elle plus sérieusement.
Sergueï redressa la tête et écouta ce qu'il se passait sur la place principale du quartier général de la Famille du Nord. Distraitement, il glissa ses doigts dans les cheveux de la jeune fille.
- Il me semble qu'il y a moins de coups de feu...Mais je ne sais pas si c'est une bonne ou une mauvaise nouvelle.
A présent qu'elle avait à nouveau la tête froide, Carmen se mit à écouter à son tour les bruits qui provenaient de la place. Sergueï avait raison, il lui semblait qu'il y avait moins de coups de feu et moins de cris, bien que le silence ne se soit pas encore totalement installé.
La fin de la bataille était proche.
- On devrait aller voir...Suggéra Carmen en faisant mine de se redresser.
- Ouais...Ou filer le plus vite possible ! Si c'est la Famille du Sud qui a gagné, on est dans la merde ; on n'a plus d'armes pour nous défendre et je me vois mal me battre à mains nues à nouveau !
- Et moi donc ! Soupira-t-elle.
Carmen se dégagea de l'étreinte du jeune homme et scruta son visage dans l'obscurité.
- Tu devrais te faire examiner par Beniamino. Déclara-t-elle. Même dans l'obscurité, tu as une sale tronche !
Sergueï parut offensé :
- J'aimerais bien t'y voir ! S'exclama-t-il, vexé. Tu t'es jamais battu à main nue contre un type enragé qui avait envie de te réduire en miettes !
- En effet, le résultat n'est pas beau à voir.
Elle se remit sur ses pieds en chancelant et scruta au loin, en direction de la place principale.
- J'espère que ce soit nous qui avons gagné. Et qu'Ariane aille bien. Murmura-t-elle, plus pour elle-même que pour Sergueï.
Elle revoyait le corps flasque de son amie, les tremblements qui parcouraient sa peau, la souffrance qu'elle lisait sur son visage, la terreur qui brillait dans ses yeux lorsque Laurent lui administra la cytarabine...
Laurent.
Il avait pris la fuite, bien entendu. Et il n'allait pas se laisser capturer facilement. Il n'allait pas leur faciliter la tâche s'ils tentaient de le retrouver. Même si sa Famille était vaincue, il n'allait pas renoncer au pouvoir. Surtout pas en sachant qu'un vrai vaccin contre la maladie de l'Année Noire allait être créé et le sauver du virus qui rongeait son organisme.
Laurent avait aussi peur de mourir que Carmen.
- Oui, moi aussi, j'espère qu'elle aille bien. Marmonna Sergueï en se levant à son tour. Laurent lui a donné une forte dose de Cytarabine ?
- Toute une seringue... Murmura-t-elle, la voix brisée.
- Merde !
- Oui...Merde...C'est de ma faute. Assena-t-elle en retenant à grande peine ses larmes de couler. J'ai voulu gagner du temps. J'ai voulu bluffer contre Laurent, alors que je n'étais pas de taille. J'ai cru que j'allais pouvoir le berner. J'ai été orgueilleuse. Et Ariane a payé le prix de ma fierté.
- Tu veux bien arrêter de dire des conneries ? Soupira-t-il. Arrête de te rejeter sans cesse la faute. Tu as sauté sur une occasion et tu nous as laissé suffisamment de temps pour qu'on agisse. Et tu as entendu Ben ; quelques jours de traitement, un bon rétablissement, et Ariane sera à nouveau sur pieds pour nous réciter une dissertation sans queue ni tête sur les tenants et aboutissants de la guerre et de la solidarité à laquelle personne ne comprendra rien.
Malgré la culpabilité qu'elle ressentait toujours, Carmen parvint à sourire.
- Tu as sûrement raison. Mais même si je ne la comprendrais pas, j'ai très envie de l'entendre, sa dissertation sans queue ni tête.
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