Chapitre 62

Carmen, qui s'attendait à tout sauf à ça, chancela, stupéfaite.

- Quoi ? Balbutia-t-elle, effarée.

L'infirmière semblait soudain très malheureuse. Carmen ne l'avait jamais vu aussi vulnérable et aussi peu sûre d'elle.

Eileen s'appuya contre le mur et se laissa glisser jusqu'au sol, entourant ses genoux de ses bras.

- Quand tu l'as repoussé, il était fou de rage. Expliqua-t-elle à voix basse, sans la regarder. Il était sûr que toi et lui...vous finiriez ensemble.

Carmen émit un ricanement méprisant :

- Ça ne l'a pas empêché d'aller voir ailleurs !

- Oui...Mais moi, j'étais amoureuse de lui. Sincèrement. Et je pensais que c'était réciproque. Mais même quand on couchait ensemble, c'est à toi qu'il pensait. Je t'avoue que c'était assez humiliant pour moi.

Elle se força à sourire mais ça ressemblait d'avantage à un rictus.

- Il m'a même demandé si je pouvais me teindre les cheveux et mettre des lentilles de couleur. Pour que je te ressemble.

Elle émit un petit ricanement dépourvu d'humour :

- Tu dois me trouver pathétique, n'est-ce pas ?

Carmen s'appuya à son tour contre le mur. Une partie de son cerveau lui ordonnait de partir, de rejoindre Beniamino et de retourner vers le quartier général de la Famille du Nord. Mais l'autre partie refusait de s'en aller sans connaître toute la vérité.

- Tu es bien des choses, Eileen. Murmura-t-elle. Mais certainement pas pathétique. Je trouve ça triste que tu ais accepté. Ça...c'est pas toi. Ajouta-t-elle en la désignant des pieds à la tête.

- Mais je l'ai fait. Pour lui, j'étais prête à faire n'importe quoi du temps qu'il restait avec moi. Et il le savait. C'est pour ça qu'Aydan a imaginé ce plan.

- Poser cette bombe pour me faire exploser ?

- Oui. Il voulait te faire payer le fait de l'avoir repoussé. Alors quand il a su que tu participais à cette mission de reconnaissance avec Kylian et les autres, il s'est rendu là-bas et a placé la bombe dans l'une des maisons. Il connaissait suffisamment de détails sur le plan pour savoir où il devait la déposer.

- Comment a-t-il su ?

- Cooper devrait arrêter de boire. Répliqua-t-elle, amère. Il ne se montre pas aussi vigilant qu'il ne le devrait. Le rôle d'Aydan s'arrêtait là. Ensuite, tu n'avais plus qu'à entrer dans la pièce et la bombe exploserait, te tuant sur le coup. Tu serais morte, Aydan se seraient vengé et une pauvre idiote telle que moi aurait tout fait pour te ressembler, pour lui faire croire qu'il sortait avec toi. D'une certaine manière.

C'était le plan le plus tordu, le plus fou, le plus méprisable que Carmen avait entendu de toute sa vie. C'était à penser qu'Aydan avait demandé conseil à Samaël et Adonis.

- Son plan n'a pas tout à fait réussi, il semblerait. Commenta-t-elle, sarcastique.

- En effet. Mais pour Aydan, que tu meures par une bombe ou par la main d'un membre de la Famille du Nord, c'était du pareil au même. Quand tu es revenue et que tu lui as dit que tu avais des choses à révéler à Laurent, il a pris peur. Il a cru que tu avais tout découvert. Si Laurent avait eu vent de son plan, il aurait été fou de rage car à cause d'Aydan, il aurait perdu sa précieuse décodeuse. Il l'aurait fait massacrer par Adonis et Samaël...Et Aydan aurait fait n'importe quoi pour ne pas repasser entre les mains de ces deux psychopathes.

- C'est pour ça qu'il a hurlé que je vous avais tous trahis ? Pour se protéger et me piéger aux yeux de tous ?

- Oui.

- Tu étais au courant ? Depuis le début ?

Eileen secoua la tête.

- Non. Aydan m'a dit la vérité le soir où tu as fui le quartier général de la Famille du Sud. Il s'est enivré et m'a tout raconté. Tout. Si tu avais vu son sourire...Quand il parlait de toutes ces horreurs...Toi aussi, tu aurais eu peur...

Elle frissonna de tout son corps, dégoûtée.

- C'est pour ça que je t'aide à t'enfuir. Murmura-t-elle d'une voix brisée. Si Aydan est capable de faire ça à la fille qu'il aime, je n'ose pas imaginer ce qu'il peut infliger à quelqu'un qu'il n'aime pas.

Carmen poussa un soupir de frustration. Tout était de la faute d'Aydan. A cause de lui, tout le monde dans la Famille du Nord l'avait prise pour une poseuse de bombe. A cause de lui, elle avait failli se faire tuer par les membres de sa propre Famille. A cause de lui, elle avait perdu la confiance de Laurent. Parce qu'elle l'avait repoussé, parce qu'il avait été touché dans son orgueil, Aydan avait décidé de la faire disparaître.

Elle observa Eileen durant une longue seconde avant de lui tendre la main. L'infirmière hésita et finit par la prendre et se remit debout.

- Viens avec nous. Proposa Carmen en désignant le trou par lequel s'était glissé Beniamino. La Famille du Nord t'accepterait avec plaisir.

- Pourquoi tu me dis ça ? S'étonna-t-elle.

Carmen lui sourit :

- Je ne t'aime pas, Eileen. Mais je ne souhaite pas ta mort non plus. Viens avec nous.

Eileen éclata d'un rire un peu hystérique :

- C'est gentil à toi de me le proposer. Mais je refuse. Je ne peux pas, pas maintenant. J'ai encore des choses à faire ici et il faut que je les achève avant que Samaël et Adonis ne se rende compte que Laurent ne m'ait jamais demandé d'aller les chercher.

- C'est trop dangereux pour toi de rester ici. Objecta Carmen. Laurent te feras tuer quand il apprendra ce que tu as fait.

Eileen haussa les épaules :

- Pour le moment, il a d'autres préoccupations que nous trois. Je m'en tirerais, comme d'habitude. Comme je te l'ai dit, j'ai encore des choses à faire ici avant de filer.

- Et quelles sont ces choses si importantes qui méritent que tu risques ta vie ? S'étonna Carmen.

L'infirmière lui fit son sourire le plus mystérieux :

- Je crois qu'il est temps pour moi de rompre avec Aydan. A ma manière, bien sûr. Ajouta-t-elle en faisant glisser un doigt sur le manche de son couteau. Et maintenant, va-t'en ! Le temps presse !

Carmen s'exécuta sans discuter. Alors qu'elle s'apprêtait à se glisser dans le passage, elle se retourna une dernière fois vers l'infirmière :

- Je crois que des remerciements s'imposent, non ? Suggéra-t-elle.

Eileen sourit :

- Tu es devenue sentimentale, Carmen ? Railla-t-elle.

- Va savoir. Répliqua-t-elle.

Elle fit un geste dans sa direction mais se ravisa. Elle ne pouvait pas la prendre dans ses bras, même si Eileen venait de lui sauver la vie. Il y avait trop de rancœur entre elles pour qu'elles ne deviennent jamais amies. Elle se contenta de lui sourire avant de s'engouffrer dans le trou et de se redresser de l'autre côté du mur. Elle pensait qu'elle devrait courir pour rattraper Beniamino mais ce dernier était toujours près du passage, le dos appuyé contre le mur, les yeux clos et la respiration lente.

- Tu m'as attendu ? S'étonna-t-elle.

Il ouvrit les yeux et la regarda. Il lui fit un sourire douloureux :

- Je te l'ai dit ; je n'abandonnerais pas une amie.

Carmen fut touchée par sa réponse. Et aussi très gênée.

- Malgré ce que tu as entendu sur moi ? Marmonna-t-elle, penaude.

- « Surtout » après ce que j'ai entendu sur toi. Répliqua-t-il en souriant franchement. Tu as été manipulée, c'est tout.

Elle lui sourit en retour, passa le bras du jeune homme par-dessus ses épaules et ils suivirent le sentier que leur avait indiqué Eileen.

- Ça va ? Demanda-t-elle après quelques minutes de silence.

- Ouais. Grogna-t-il. J'ai vu pire.

- Vraiment ? Répliqua-t-elle d'un ton soupçonneux.

Elle se demandait franchement ce qui pouvait être pire que d'être enfermé dans la même pièce que Samaël et Adonis.

Il rit doucement.

- Non, ce n'est pas vrai. Ça me fait un mal de chien.

Elle rit à son tour.

- Je regrette de t'avoir entraîné dans un tel merdier. S'excusa-t-elle.

- Tu n'y peux rien. Répliqua-t-il. Nathaniel nous a confié cette mission à tous les deux. Et au moins ai-je eu l'honneur de rencontrer les membres de ta Famille ! Ajouta-t-il d'une voix sarcastique. Ce type, Aydan...C'était ton copain ? Reprit-il d'un ton plus hésitant.

- Non. Lâcha-t-elle. Il y avait peut-être quelque chose entre nous, je ne sais pas. Je n'ai jamais été douée dans les relations avec les hommes. Mais c'était à une époque qui me paraît bien lointaine tout à coup.

- Je comprends.

- Et je suis désolée pour toi aussi...Pour tout ce que Laurent a dit....

- Je m'en remettrais. Marmonna-t-il. Et toi aussi, tu t'en remettras. Tu es une fille bien.

- Si tu le dis...

- Je suis sérieux, Carmen. Dit-il d'un ton grave. Quand Adonis a commencé à...me torturer, j'ai bien cru que ma dernière heure était venue. Et je t'avoue que j'ai espéré qu'elle vienne très rapidement, tant j'avais mal. Mais tu étais là et tu es intervenue. Je ne pense pas que tu l'aurais fait si tu n'avais pas été une bonne personne.

- Ce n'était rien...Marmonna-t-elle, gênée et touchée par ses paroles.

Ils replongèrent dans le silence. Le sentier était caillouteux et ils devaient prendre garde à éviter les racines. Ils trouvèrent la bifurcation et suivirent un sentier qui descendait en pente douce en direction de la ville.

- Quel est la suite du plan ? Demanda Beniamino.

- Je te ramène au quartier général de la Famille du Nord. Même si Nathaniel est passé à l'offensive, il doit il y avoir quelqu'un qui soit resté là-bas et qui pourra te soigner.

- Et ensuite ?

- Je vais récupérer la liste. Nathaniel nous a confié cette mission, je tiens à la mener à bien.

- Je crois qu'il a d'autres soucis en tête que cette liste. Commenta Beniamino en écoutant l'écho des coups de feu qui leur parvenaient de la ville.

- Peut-être. Mais je tiens à remplir la mission qu'il nous avait confiée.

- C'est très noble de ta part.

Ils regagnèrent les quartiers de la ville. Dans cette partie-là, il n'y avait pas de combats et ils purent se glisser dans les ruelles désertes jusqu'au quartier général de la Famille du Nord. Ils transpiraient sous le soleil accablant et l'effort. Pour Beniamino, chaque pas devait être un supplice. Il soufflait et grinçaient des dents, mais il s'efforçait de maintenir l'allure pour que Carmen, qui le soutenait toujours, ne s'essouffle. Après un dernier effort, ils parvinrent à se traîner jusqu'à l'infirmerie.

Heureusement pour eux, il y avait quelqu'un de présent.

Yvan, l'assistant de Beniamino, n'avait pas pris part aux combats et était en train de faire l'inventaire du matériel médical dans les armoires lorsqu'ils entrèrent. Dès qu'il vit l'état dans lequel se trouvait son collègue, il se précipita vers eux.

- Qu'est-ce qu'il a ? Demanda-t-il avec sérieux.

- De nombreuses plaies au torse, provoquées par un couteau. Répondit aussitôt Carmen. Il a perdu beaucoup de sang.

- Compris.

Il l'aida à transporter Beniamino sur l'un des lits, sortis des gants en plastique d'une armoire ainsi que des bandages et de quoi désinfecter et recoudre les plaies. Pendant qu'il se préparait, Carmen se pencha sur Beniamino :

- Ça va aller ? Demanda Carmen.

Il lui fit un sourire crispé, mais encourageant.

- Bien sûr. Fais ce que tu crois être juste. Mais si tu ne reviens pas vivante, je te jure que je déterre ton corps pour te tuer une deuxième fois !

Elle éclata de rire. Elle lui pressa l'épaule en guise de soutient et le laissa entre les mains expertes d'Yvan. Elle quitta en trombe l'infirmerie. Elle courut dans les ruelles, franchit les grilles d'enceinte du quartier général et descendit en direction de la ville, là d'où lui parvenait les cris et les coups de feu.

Elle devait retourner dans le quartier général de la Famille du Sud et récupérer la liste. C'était nécessaire pour Nathaniel de connaître le nom des traîtres vers qui il pouvait se tourner à cet instant critique.

Elle déboula dans un quartier et se figea brutalement. A dix mètres d'elle, deux hommes étaient en train de se battre. Leurs couteaux et leurs pistolets jonchaient le sol, abandonnés, leurs propriétaires ayant décidés de se battre à mains nues. L'un d'eux repoussa violemment son assaillant contre le mur d'une maison et lui balança son poing dans le visage. Mais l'autre eu le réflexe de se baisser et le poing se fracassa contre le mur. L'homme hurla de douleur sous l'impact qui avait probablement cassé ses jointures tandis que l'autre le repoussait tout aussi violemment.

Carmen les regarda se battre, les yeux ronds. L'un d'eux, elle l'avait reconnu, était un membre de la Famille du Sud. En revanche, le second, elle ne l'avait jamais vu. Il ne faisait pas partie de la Famille de Nathaniel ni de Celle de Laurent. Ça ne voulait donc dire qu'une seule chose :

La Famille de l'Est et la Famille de l'Ouest s'étaient joints à la bataille.


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